1.3. Données typologiques

Il nous reste à voir quelles étaient les caractéristiques typologiques de l’arménien classique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux de Feydit et Donabédian (2007), et Donabédian (2000a, 2000b). Globalement, nous pouvons dire d’emblée que c’est une langue accusative, flexionnelle, qui possède quelques traces d’agglutination, qui d’une part a gardé une partie de l’héritage direct du proto indo-européen, et qui d’autre part, a subi l’influence de différentes langues indo-européennes ou non, telles que l’ourartéen 10 , l’iranien ou le grec 11 avec lesquelles il a été en contact tout au long de son histoire. La première lui a essentiellement laissé des caractéristiques de langue agglutinante, la deuxième, des traces lexicales et la dernière, des traces sur la structure même de la langue.

En regardant plus en détail le système linguistique de l’arménien classique, tout d’abord, sur le plan phonétique, on observe par rapport à l’indo-européen, d’une part une mutation profonde des consonnes explosives, identique à celle que l’on retrouve en germanique, et d’autre part, une accentuation systématique sur l’avant-dernière syllabe des mots.

‘[...] les sonores aspirées indo-européennes sont devenues des sonores simples, les sonores simples des sourdes simples et les sourdes simples des sourdes aspirées, susceptibles d’aboutir ultérieurement à des spirantes. Lamberterie (1994 : 151)’

D’un point de vue morpho-syntaxique, les modifications sont plus importantes.

A propos du système nominal, l’arménien classique a été une des langues les plus conservatrices de l’héritage indo-européen, puisqu’en ce qui concerne les déclinaisons, elle a su maintenir sept cas sur les huit originels (perte du vocatif). L’arménien classique présente tout de même une particularité dans son système qui est le traitement atypique réservé à l’objet, sans doute dû au contact avec l’ourartéen. Voici ce que dit Donabédian (2000b : 5) à ce propos :

‘[...] l’objet indéterminé non pluriel, semi-incorporé au verbe (awar- Ø arnel « faire butin », « piller »), est identique au nominatif, en revanche, s’il est référentiel (« le butin fait », ou « faire un énorme butin »), il porte la préposition z- (z-awar-Ø), dite nota accusativi, bien que caractéristique, de par sa nature, d’une valeur oblique, ce qui est atypique pour une langue indo-européenne accusative.’

L’arménien classique a également conservé l’accord en nombre et en cas de l’adjectif avec le substantif. Il a en revanche définitivement perdu le duel de l’indo-européen, ainsi que le genre grammatical 12 , phénomène qui est très rare, voire unique, dans les langues de cette époque 13 . On peut faire l’hypothèse que cette disparition serait due à l’influence qu’aurait eu l’ourartéen, langue ergative et agglutinante, typologiquement très différente, qui a été en contact durant plusieurs siècles avec l’arménien. En effet, comme l’a suggéré Donabédian lors d’une communication personnelle (2006), il semble probable que le genre indo-européen ait subsisté jusqu’au proto-arménien puis ait disparu en arménien du fait du substrat ourartéen. Si l’on postule un phénomène du type de celui décrit par Thomason & Kaufman (1988) d’« interférence du substrat », on peut penser que les Ourartéens n’auraient ainsi jamais acquis ce trait qui ne faisait pas partie de leur système initial. Et étant donné qu’ils étaient plus nombreux que les arménophones qui amenaient la langue, leur parler est devenu petit à petit la norme et le genre a été complètement abandonné en arménien classique.

La cohabitation de ces deux langues a par ailleurs laissé à l’arménien classique encore d’autres traces d’agglutination sur le système nominal, comme par exemple le fait qu’il soit possible d’analyser certaines désinences plurielles à partir de leurs équivalents singuliers. Enfin, concernant l’ordre des constituants dans le syntagme nominal, l’arménien classique a opté pour la séquence non rigide déterminé-déterminant, qui sera plus tard inversée en séquence déterminant-déterminé rigide.

Quant au système verbal, l’héritage de l’indo-européen est certes présent mais parfois difficile à reconstruire, l’arménien étant allé vers une simplification des structures (Donabédian, 1994). Toujours est-il que pour les flexions verbales, l’arménien classique possède cinq temps à l’indicatif qui sont le présent, l’imparfait, l’aoriste, le parfait et le plus-que-parfait ; deux temps pour le subjonctif, le présent et le futur (futur qui a la même forme à l’indicatif et au subjonctif) ; deux temps pour l’impératif (présent et futur), un temps à l’infinitif (présent) et enfin deux types de participes (passé et futur). La langue est également pourvue d’une voix passive et d’une voix causative.

Enfin, d’un point de vue purement syntaxique, l’arménien classique connaît des tours participiaux au parfait (étudiés par Benveniste, 1966), mais leur usage est minoritaire par rapport aux propositions relatives, qu’elles soient circonstancielles ou pronominales. Petit à petit, au contact avec le turc notamment, les participiales sont de plus en plus employées en arménien, et entrent en concurrence avec les relatives. Quant à l’ordre des constituants, il existe un ordre dominant non rigide SVO 14 , qui deviendra SOV à l’époque moderne.

Après avoir déterminé la place de la langue arménienne au sein de sa famille linguistique et présenté sa structure globale à l’époque classique, il reste à détailler les différentes étapes de son évolution et à observer les changements linguistiques qui se sont opérés tout au long de son histoire.

Notes
10.

Langue non indo-européenne.

11.

Langues indo-européennes.

12.

Qui est supprimé aussi du système pronominal.

13.

Nous pouvons prendre l’exemple de l’anglais qui n’a certes plus de genre grammatical aujourd’hui dans sa version moderne, mais qui en avait bien un en vieil anglais.

14.

SVO : Sujet-Verbe-Objet.