2. L’évolution de la langue

2.1. Repères diachroniques

Très peu de documentation relatant l’évolution diachronique de la langue arménienne est disponible en français, c’est pourquoi nous nous appuyons essentiellement sur l’ouvrage de Nichanian (1989) qui retrace globalement toute l’histoire de la langue arménienne.

Le premier état de langue qui intéresse les spécialistes est celui fixé au Ve siècle après J.-C., avec la création de l’alphabet arménien, et que l’on a appelé l’arménien classique (grabar, en arménien). Il sert à représenter aussi bien la langue littéraire que la langue en usage, c’est-à-dire un système qui n’est bien sûr pas artificiel. Mais il semble assez clair, comme le dit Nichanian (1989 : 143), que « cette langue ne coïncidait pas avec la langue telle qu’on la parlait, pas plus que l’arménien moderne qu’on trouve dans la poésie de Daniel Varoujan ou dans le roman de Hagop Ochagan ne correspond à l’arménien moderne tel qu’on le parle ».

Bien que nous ne possédions aucun témoignage écrit pour le prouver, de nombreux linguistes pensent que dès cette époque, quelques dialectes ou parlers existaient, mais qu’ils étaient certainement tous dérivés de la forme classique de l’arménien.

Dès l’origine, un décalage était perceptible entre les différents usages de la langue orale et de la langue écrite, qui elle, illustrait une utilisation particulière, incarnant la langue du pouvoir, la langue liturgique et la langue littéraire. Au fil des siècles, cette différence va s’accentuer.

Entre le VIe et le VIIe siècles, se développe l’Ecole hellénisante qui, selon Calzolari (1989 : 110) est « une période particulière de la littérature ou de l’intellectualité arménienne, qui se caractérise tout d’abord par une entreprise à grande échelle de traductions à partir du grec ».

Tous ces travaux de traduction sont caractérisés par une très forte influence de la langue grecque à tous les niveaux 15 , ce qui rendait les œuvres parfaitement incompréhensibles pour un Arménien profane, ne maîtrisant pas le grec. Mais le fait marquant est que cette période particulière aura permis d’accéder à la prestigieuse civilisation grecque et laissera pour toujours plus que de simples traces grecques dans la langue arménienne, essentiellement dans son vocabulaire 16 . En effet, ce contact a, par exemple, permis de systématiser certains procédés comme celui de la préfixation qui n’existait pas en arménien. Cette langue possédait des prépositions mais pas de préfixes, et leur introduction sous l’influence du grec a alors entraîné de nombreuses créations lexicales.

Après cette période hellénisante, la langue du peuple est toujours présente et l’on commence à en voir apparaître les premières traces dans certains genres littéraires dits nouveaux. Bien entendu rien n’est perceptible dans la théologie, l’historiographie ou encore la philosophie. En revanche, dans des genres discursifs comme les contes, les fables, les récits ou la poésie, on voit transparaître la langue parlée. C’est à partir de ce moment-là que l’homogénéité de la langue écrite se fissure. Peu à peu, même si le procédé est très lent, elle est influencée par la langue parlée. Par ailleurs, la langue parlée par le peuple continue son développement et change aussi bien dans sa grammaire que dans son vocabulaire.

C’est assurément à partir du VIIe siècle que l’on commence à distinguer deux langues. On parle alors, selon Nichanian, d’une langue vernaculaire vs une langue écrite et savante, ou encore d’une langue vulgaire contre une langue noble.

On n’aura d’ailleurs aucune trace écrite 17 de cette langue parlée jusqu’au XIe siècle, si ce n’est des inscriptions murales (sur les murs, dans les églises et les couvents), qui reflètent une langue hybride, avec encore des traces d’arménien classique, mais largement imprégnée de la langue vulgaire.

A cette époque-là, ce sont véritablement trois systèmes qui cohabitent, seuls les deux premiers étant attestés dans les textes :

  • L’arménien savant, largement hellénisé, constitue une catégorie à part, très peu usitée et subsiste uniquement chez certains lettrés et traducteurs.
  • L’arménien classique est essentiellement employé par les historiens, influencé certes par le grec, mais reste parfaitement lisible pour des personnes cultivées 18 .

Voici ce qu’en dit Aydenian, repris par Nichanian (1989 : 185) :

‘[...] la langue classique, coupée de la langue parlée, devient peu à peu une langue artificielle, purement apprise, figée dans ses propres canons, qui ne se renouvelle donc pas et qui tente même de rester sur ses positions du Ve siècle.’

Cette langue ne devient alors plus qu’une langue écrite et savante.

L’arménien vulgaire, qui a toujours existé, n’a cessé d’évoluer et a perdu désormais tout contact avec la langue classique. C’est cette langue vulgaire, parlée non seulement par le peuple, mais aussi par la cour royale, l’administration et la plupart des lettrés, qui accédera à l’écrit (à côté du grabar) et deviendra donc langue littéraire à partir du XIIe siècle, chose qui ne s’était jamais produite jusque-là.

On parle alors, à partir de là, de l’arménien moyen, langue littéraire de Cilicie 19 . La langue classique et cette nouvelle 20 langue littéraire cohabitent ; elles ont chacune leur domaine d’application, plus liturgique et prestigieuse pour la première, plus quotidienne pour la seconde.

‘L’arménien moyen ne supplante pas l’arménien classique. Celui-ci continue à être utilisé imperturbablement dans les écrits de haute volée, c’est-à-dire essentiellement dans les écrits ecclésiastiques, lettres pastorales, correspondances, écrits théologiques, et même chez les historiens [...]. En fait, l’arménien moyen ne s’impose comme langue « littéraire » que pour un usage réservé aux tâches pratiques, « temporelles ». Il est simplement faux de dire que l’arménien classique était devenu une langue « morte » au XIIe ou au XIIIe siècle. (Nichanian, 1989 : 214-5) ’

Cette nouvelle langue littéraire prend ainsi en considération un nouveau public, composé de lecteurs laïcs, et lui donne accès à l’enseignement. C’est cette langue qui plus tard donnera naissance à l’arménien occidental moderne.

On sait par ailleurs qu’à cette époque, il existait sans conteste un certain nombre de dialectes. Mais la langue littéraire moyenne reprenait la langue parlée essentiellement en Cilicie. Nichanian (1989 : 227) ajoute :

‘[...] le fait est que même les auteurs originaires de l’Arménie Majeure utilisent à peu de chose près la langue de Cilicie. Il s’agit en effet de la langue de la cour, et c’est en Cilicie qu’est unifiée et concentrée la vie intellectuelle et politique dans son ensemble.’

Les différences par rapport au grabar (arménien classique) se situent :

  • au niveau phonétique : transformation de certains sons, monophtongaison, échange des consonnes sourdes et sonores...
  • au niveau morphosyntaxique : transformation du système verbal, modification du système de conjugaison...

Enfin, ajoutons une dernière remarque : il semblerait que les familles dialectales commencaient à se distinguer à cette époque.

On l’aura compris : l’arménien vernaculaire de Cilicie appartient au groupe occidental, constitué d’autres dialectes ne possédant que des différences minimes avec la langue « dominante ». Quant au groupe oriental, il semble se former en Arménie Majeure, mais n’étant pour le moment pas représenté littérairement, on ne peut encore confirmer sa réelle existence. Toujours est-il que certains auteurs ont relevé, dès le XIIIe siècle, quelques divergences entre les deux groupes, qui apparaissent infimes à l’époque, mais qui s’accentueront au cours des siècles suivants.

La langue littéraire moyenne, inspirée de la langue parlée en Cilicie, disparaît au XVe siècle, avec la destruction du royaume cilicien 21 , en laissant tout de même des caractéristiques reprises dans les dialectes du groupe occidental, et que l’on retrouvera jusqu’en arménien moderne (occidental).

Les dialectes vont à partir de là évoluer de façon autonome. Mais ces changements seront en réalité notés dès le XIe siècle : on observe plusieurs vagues de migrations arméniennes, notamment dues à l’arrivée des Turcs, qui vont provoquer un émiettement des dialectes d’une part, et une pénétration du turc à différents degrés d’autre part. Cette cohabitation durera près de 900 ans et laissera plus que des traces dans la langue arménienne.

Selon Nichanian (1989), les Arméniens ont migré au Nord, vers le Caucase, la Crimée, la Transylvanie, l’Ukraine et la Pologne, et au Sud, vers l’Egypte, l’Ethiopie, le cœur de l’Iran et l’Inde.

Voici ce qu’il dit, en s’inspirant d’un bilan établi au cours du XIXe siècle sur l’état de la langue arménienne :

‘[...] tous les Arméniens se sont trouvés pendant ces siècles de dispersion soit en contact avec des populations de langue turque comme en Arménie ou en Crimée, soit sous domination turque pure et simple, comme pour les Arméniens de l’Empire Ottoman. Il n’y a pas un seul des lieux d’émigrations précités où le turc n’ait pas eu, d’une façon ou d’une autre, une influence, même en Pologne. (Nichanian, 1989 : 243)’

Ainsi, selon l’influence plus ou moins forte du turc, on note l’existence de plusieurs situations :

  • Des Arméniens entièrement turcophones qui n’ont de contact avec l’arménien, qui plus est classique, que lors de cérémonies religieuses. Ce sont, selon Adjarian (1951), les Arméniens de toute l’Asie Mineure occidentale, une partie de la Cilicie et presque toute la Turquie (à l’exception des grandes villes telles que Constantinople ou Smyrne).
  • Des Arméniens parlant une langue plus ou moins teintée de turc, au niveau lexical, comme les dialectes de Constantinople, de Smyrne ou ceux de Crimée.
  • Des Arméniens parlant des dialectes peu pénétrés par le turc, comme les dialectes de Erevan, du Karabagh ou ceux des Arméniens d’Iran.

On se rend déjà bien compte des tendances dialectales qui commencent à se dégager. Aydenian (1866) va également s’y intéresser, mais cette fois-ci, en adoptant un point de vue non pas linguistique, mais purement spatial. Il propose de répartir les dialectes arméniens dans quatre groupes distincts, selon leurs proximités géographiques. Les voici :

  • Premier groupe, le groupe central, situé au cœur de l’Arménie : c’est un groupe très vaste, sans unité dialectale justement et qui n’aura pas accès à l’écrit.
  • Deuxième groupe, les dialectes d’Asie Mineure et de Constantinople : ce groupe aura le plus d’importance jusqu’en 1850, puisque c’est de lui que provient, à partir du XVIIe siècle, la langue écrite.
  • Troisième groupe, les dialectes occidentaux des Arméniens de Pologne : ce que Nichanian appelle « langue fossile », qui existe depuis le XIe siècle et n’est plus utilisée au XIXe siècle.
  • Quatrième groupe, le groupe oriental, s’étalant du Caucase jusqu’en Inde : ce groupe correspond aux dialectes orientaux qui, uniformisés, donneront plus tard naissance à la langue littéraire orientale. Comme nous l’indique Nichanian (1989), ce groupe-là se différencie des autres notamment parce qu’il a arménisé les mots turcs entrés dans la langue, qui sont alors devenus méconnaissables 22 , et parce que d’autre part, il est le seul qui a conservé la distinction ternaire des consonnes : voisées, non voisées, non voisées aspirées.

En s’inspirant de ce travail, Adjarian propose à son tour, en 1909, une classification des dialectes arméniens, mais une classification cette fois-ci non plus géographique, mais à nouveau linguistique, et basée sur des critères morphologiques concernant le système verbal.

En s’appuyant sur la formation du présent de l’indicatif pour chaque dialecte, Adjarian arrive à distinguer trois branches dialectales : la branche en gǝ, la branche en –um, la branche en –ɛl.

  • Pour la première branche, nous obtenons la forme :

gǝ+ BV + aux. être PRES 23 – marque de l’action en train de se dérouler.

Voici ce que dit Nichanian (1989 : 250) à propos de cette forme :

‘Le ge initial peut se modifier légèrement de dialecte en dialecte, mais la marque finale peut prendre des formes très différentes : gor dans le dialecte de Constantinople, généralisé aujourd’hui à l’ensemble de l’arménien occidental sous sa forme vernaculaire, mais dans d’autres dialectes : dar, dé, gouni, hayé, ene, ior...’

Cette branche correspond bien aux dialectes occidentaux actuels.

  • Les dialectes orientaux, eux, sont réunis dans le groupe en –um. En effet, dès le XIIIe siècle, nous retrouvons cette forme, à l’origine un morphème de locatif, provenant de l’Arménie Majeure, qui s’impose au fil des siècles et creuse ainsi la différence de structure verbale avec son équivalent occidental. Ainsi, nous avons la forme :

BV + um - aux. être PRES.

  • Enfin, la dernière branche reprend une forme attestée dès le VIIe siècle :

V à l’infinitif (BV + ɛl) - aux. être PRES.

Nous avons vu qu’entre le XIIe et le XVe siècles, l’arménien moyen, qui a accédé au statut de langue écrite, cohabite avec l’arménien classique, qui n’a jamais cessé d’exister. Entre le XVe et le XVIIe, la chute du royaume de Cilicie et les guerres turco-persanes ont provoqué un grand vide et une longue période de pause pour la culture arménienne.

A partir du XVIIe siècle, l’arménien classique est de nouveau enseigné, la littérature et l’enseignement sont de retour. La langue classique cohabite désormais avec les différents dialectes existants, selon les régions. Le problème est que cette langue écrite, considérée injustement par certains comme étant la seule qui soit, n’est toujours pas rendue plus accessible au peuple. C’est la langue de l’Eglise et des lettrés, et elle garde ce statut isolé encore très longtemps.

Au cours du XIXe siècle, les savants et lettrés dotent la culture arménienne d’un riche fonds littéraire, en traduisant de nombreuses œuvres classiques européennes, comme s’ils avaient oublié que le peuple ne comprenait pas cette langue. Ils envisageaient un retour au grabar comme langue unique et commune à toute la nation. Ils semblaient par ailleurs complètement ignorer l’existence de l’arménien moderne, qui accédait au même moment au statut de langue littéraire.

Entre le XVIIe et le XIXe siècles, le décalage entre le peuple et l’Eglise et les lettrés est donc immense. Dans le même temps, un autre mouvement apparaît, porté par une nouvelle génération d’intellectuels arméniens, sensibles aux idées des Lumières et qui ont fait leurs études en Occident. Ils souhaitaient créer un système scolaire basé sur la langue moderne. D’autres lettrés ont également tenté de donner un statut un peu plus officiel à la langue vulgaire parlée durant cette période, en la pourvoyant d’une grammaire de l’écrit, et pour rendre cette dernière la plus abordable possible, les explications y sont données en turc (écrit avec les caractères arméniens). Ainsi, de nombreux ouvrages destinés à l’enseignement scolaire, des dictionnaires, d’autres livres et même certains journaux paraissent sous cette forme-là, durant tout le XVIIIe siècle et le début du XIXe.

‘Cet usage du turc est un exemple du « grand écart » qu’étaient obligés de faire les lettrés lorsqu’ils voulaient s’adresser aux gens du peuple. Mais il est aussi l’indice du besoin de s’adresser au peuple, dans une langue qui lui soit compréhensible. (Nichanian, 1989 : 267)’

Cette langue, appelée « vulgaire », correspond en fait au dialecte de Constantinople. Ses avantages sont que, d’une part, il a de grandes ressemblances avec les autres dialectes d’Asie Mineure et que, d’autre part, Constantinople étant la capitale, celle-ci est un pôle particulièrement attractif pour les intellectuels, mais aussi pour les travailleurs qui y trouvaient un emploi plus facilement qu’en province.

Ce n’est pas pour autant la langue vulgaire qui va servir de base à ce qui vient par la suite et qui sera l’arménien littéraire moderne. Il s’agit encore d’un autre état de langue que l’on trouve, en même temps que la langue vulgaire, entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, et que l’on appelle « l’arménien civil » ou « lingua civilis ». C’est une variante qui est, semble-t-il, le fruit de la fusion de l’arménien classique et de l’arménien vulgaire.

A l’inverse de ce dernier, l’arménien civil n’est pas basé sur un dialecte en particulier, et par ailleurs, il ne s’appuie pas seulement sur le grabar, puisque le but de cette langue est d’être comprise par le plus grand nombre.

Nous sommes donc bien en présence de ce que Nichanian (1989) appelle une « langue intra-dialectale unitaire », en d’autres termes, ce que l’on appelle en sociolinguistique une koïnê. Son usage est beaucoup plus large que ceux des deux autres langues, puisqu’il concerne directement la vie du peuple : enseignement, administration, commerce. Ces différents emplois étaient représentés par l’arménien moyen, mais après la destruction du royaume de Cilicie et toutes ses conséquences, il a fallu attendre pratiquement deux siècles pour que les Arméniens possèdent à nouveau une langue véhiculaire.

Cette langue civile comporte à peu de choses près autant de caractéristiques orientales qu’occidentales. Mais petit à petit, à partir du début du XVIIIe siècle, on se rend compte que deux tendances commencent naturellement à se distinguer chez les auteurs.

‘Cet arménien civil est parlé et écrit à Venise, à Constantinople, à Smyrne, diffusé en Asie Mineure, pour la version occidentale qui se détache au cours du XVIIIe siècle de la version orientale. Celle-ci est écrite à Tiflis, à Agoulis, à Moscou, à Calcutta, à Nor-Djoulfa. (Nichanian, 1989 : 278)’

A force d’être employée, la langue civile se rapproche de plus en plus de la/des langue(s) parlée(s) et prend, selon les régions, certains traits dialectaux. Il paraît toutefois clair que le pan occidental de cette langue est beaucoup plus développé, répandu et employé.

Finalement, à partir du XIXe siècle, les deux variantes de la langue civile accèderont chacune de leur côté au rang de langue littéraire orientale vs langue littéraire occidentale.

Du côté occidental, on sait que la langue civile se rapproche en de nombreux points du dialecte de Constantinople. La volonté des lettrés va être, dès 1830, d’épurer au maximum cette langue, en l’uniformisant par rapport aux autres dialectes et en la débarrassant de son vocabulaire turc, pour la faire accéder au statut prestigieux de langue littéraire écrite. Que ce soit pour une variante ou pour l’autre, l’uniformisation et la mise en place d’un système d’écriture sont deux critères importants pour lutter contre ce que Nichanian (1989) appelle « l’émiettement linguistique ».

Sur le versant occidental, entre 1830 et 1870, les tentatives sont nombreuses pour diffuser ce qui, peu à peu, devient l’arménien littéraire occidental moderne : enseignement à l’école, création d’une grammaire, traductions, diffusion par la presse et la littérature... Mais le chemin est long et la langue occidentale moderne est considérée encore pendant longtemps comme une langue civile-vulgaire par rapport au grabar qui est toujours présent et ce, bien qu’elle apparaisse petit à petit dans la littérature.

A partir de 1850, la diffusion en langue civile est de plus en plus importante. C’est cet effet de masse qui va finalement faire basculer la tendance et faire que la langue civile moderne va, cette fois-ci, supplanter le grabar.

Il faudra attendre entre 1880 et 1890 pour voir l’arménien occidental moderne, dans sa forme standard, fixée à Constantinople, ne subir presque plus de changements.

Pour ce qui est de la variante orientale, la diffusion est beaucoup plus timide. Les ouvrages sont encore rares, et c’est seulement à partir de 1858 qu’on va constater l’accession de la langue civile orientale au statut de langue littéraire. Dès 1865, elle prendra ses caractéristiques de langue moderne orientale.

Voyons à présent une des raisons qui explique la différence dans l’organisation et l’évolution des deux langues modernes. La variante occidentale est représentée par les villes de Smyrne et Constantinople. La variante orientale, elle, est représentée par les villes de Tiflis, Moscou et Erevan.

L’évolution de ces variantes est entre les mains des intellectuels laïcisés et non plus des ecclésiastiques. Ainsi, du côté occidental, l’intelligentsia est exclusivement aisée et citadine et est d’ailleurs installée dans la capitale, à Constantinople. Elle n’entretient pratiquement aucun rapport avec les provinces, qui ne représentent à ses yeux qu’un lien avec l’immigration et des lieux dangereux et néfastes.

Elle ne prend ainsi en considération que la langue civile « citadine » constituée essentiellement du dialecte de Constantinople et d’autres dialectes d’Asie Mineure très proches, et semble ignorer les dialectes trop provinciaux. D’où une diffusion de la langue intra-muros et conventionnelle très abondante.

L’intelligentsia arménienne orientale, quant à elle, bien qu’elle réside et écrive dans les grandes villes telles que Tiflis ou Moscou, provient pour la majorité des provinces. Ces intellectuels ont donc bien conscience de l’existence des divers dialectes, que la plupart maîtrise même très bien, selon leurs régions d’origine. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à rédiger certains de leurs ouvrages dans leurs propres dialectes, alors qu’il faudra attendre un demi-siècle pour que la littérature arménienne occidentale accueille des œuvres dialectales.

Ce contact permanent montre bien que la langue civile orientale n’est pas une entité figée et conventionnelle qui rejetterait tout autre dialecte. Voici ce que conclut Nichanian (1989 : 306-7) à ce sujet :

‘Voici donc une formulation claire de ce qui oppose les deux versants : à Constantinople, la proximité de la langue civile et de la langue effectivement parlée par le peuple n’exige des intellectuels qu’un travail de purification lexicale ; l’éloignement géographique des autres dialectes les laisse dans l’ignorance de ces altérités. Du côté oriental au contraire, ces altérités sont constamment présentes, et les intellectuels ont une conscience très nette de la différence de la langue civile par rapport aux parlers populaires, conscience totalement inexistante dans la capitale ottomane.’

Finalement, chaque pan de l’arménien semble avoir trouvé une langue uniforme, utilisée par le peuple (vs le grabar) et épurée d’éléments étrangers. Chaque versant possède également ses représentants qui, selon leurs projets de faire vivre la langue, écrivent de nombreux ouvrages et dotent chaque variante d’une grammaire propre, signe fort et concret de l’existence d’une langue prête à être enseignée et capable désormais de remplacer l’arménien classique. Après l’important travail d’épuration lexicale des langues vulgaires, on se rend compte qu’on se rapproche beaucoup, surtout du côté occidental, du lexique de l’arménien classique. Ce travail d’épuration lexicale opéré au XIXe siècle a conduit à puiser dans les ressources lexicales de l’arménien classique et, dans une moindre mesure, dans les dialectes.

Notes
15.

Traduction mot à mot, avec des constructions souvent inexistantes en arménien.

16.

Notamment des termes techniques portant sur les domaines de la philosophie et plus globalement des sciences humaines.

17.

Mis à part les quelques traces que nous venons d’évoquer dans une partie de la littérature.

18.

Aydenian (1866), repris par Nichanian, va même jusqu’à la comparer au latin - le processus d’évolution est identique -, et la qualifie de langue morte ; état de langue qui est bien entendu prématuré.

19.

Un Etat arménien de Cilicie prend naissance dans les années 1070, au commencement de l’ère des Croisades, et dure jusqu’en 1375 environ. Durant cette période, beaucoup d’Arméniens ont quitté (sous l’impulsion de l’empire byzantin) la Grande Arménie et sont allés s’installer dans l’ancienne Arménie mineure, créant par là-même un autre royaume hors d’Arménie. La Cilicie est à l’origine une province romaine située dans la moitié orientale du sud de l’Asie mineure en Turquie.

20.

Il s’agit d’une langue nouvelle dans le sens où c’est une langue vulgaire/vernaculaire, déjà existante, qui accède au rang de langue écrite.

21.

L’arménien classique cesse également d’être transmis durant cette période, à cause de la destruction massive des lieux de culture tels que les monastères, les églises et les écoles.

22.

Dans la langue littéraire occidentale au contraire, il y a eu une épuration du système et l’on a tenté de bannir tous les mots turcs qui avaient pénétré la langue.

23.

PRES : Présent de l’indicatif.