2.2.1.2. Des colonies à la diaspora, du provisoire au définitif

C’est avec cet événement majeur que les Arméniens, ayant quitté leurs terres non pas provisoirement mais définitivement, doivent se reconstruire ailleurs et constituer naturellement, c’est-à-dire sans choix possible, une diaspora qui va les rassembler à nouveau, sur une terre étrangère cette fois-ci. Ce ne sont donc pas des migrants volontaires, mais des migrants contraints, des réfugiés politiques.

Quant à la terre d’Arménie, il n’en reste pas grand-chose. Après la création d’une brève république indépendante, centrée autour d’Erevan, l’Arménie se voit soviétisée en 1920, ce qui aura entre autres effets d’isoler pour longtemps ce pays, devenu très petit, de la diaspora fraîchement créée.

Pendant que l’arménien occidental passe du statut de langue minoritaire, bien normée, sur les terres où elle est parlée, au statut de langue de diaspora suite au génocide qui la répand toujours plus loin, l’arménien oriental, lui, après la soviétisation de son pays, obtient dès 1921, le statut de langue d’Etat. Cette première différence majeure éloigne définitivement les deux variantes d’arménien.

D’un côté, l’arménien occidental, selon les pays d’accueil dans lesquels il est transporté, subit des influences linguistiques et n’est donc plus une langue véhiculaire. De plus, il s’agit bien d’une langue de diaspora (vs langue en diaspora) 25 , parce qu’elle n’a pas, à l’inverse de l’arménien oriental, un territoire de référence stable sur lequel s’appuyer pour suivre une norme institutionnelle et ainsi perdurer :

‘Ainsi, la distinction entre langue de diaspora et langue en diaspora est fondée sur le critère de « rupture » vs « continuité » avec une langue de référence liée au territoire, conditionnant la possibilité de reconnaître comme support identitaire une (autre) langue liée au pays de référence. (Donabédian, 2001 : 8).’

D’un autre côté, l’arménien oriental bénéficie d’une véritable politique linguistique, très volontariste et placée sous une importante pression idéologique, afin d’enrichir notamment son vocabulaire et réformer son orthographe. Un Comité Terminologique se forme pour discuter des néologismes : plusieurs choix sont alors adoptés. Comme l’indique Donabédian (1998), lorsque le mot existe bien en arménien, on l’utilise directement et on évite ainsi d’utiliser des termes étrangers. Lorsque le mot n’existe pas en arménien, soit on a recours à l’emprunt au russe, soit on procède à sa création en arménien en s’appuyant sur les bases arméniennes déjà existantes.

Ces deux événements, le génocide et la soviétisation de l’Arménie, sont les éléments fondateurs d’une nouvelle situation linguistique, et c’est à partir de là que les deux variantes vont radicalement et durablement s’écarter l’une de l’autre. Cette différence de statut engendre évidemment des conséquences sur les systèmes linguistiques eux-mêmes : l’arménien occidental a un avenir moins certain que l’arménien oriental protégé de par son statut et sa norme institutionnelle.

‘Les langues de diaspora, du fait de la dispersion d’une part, de l’absence d’instance normalisatrice centrale de l’autre, connaissent un éclatement de la norme, et une multiplicité de variantes au statut incertain, et dont le morcellement peut conduire jusqu’à l’idiolecte. (Donabédian, 2001 : 15)’

En plus de cette différence de statut entre les deux langues, la géographie instable de la diaspora arménienne naissante va encore plus éloigner les deux variantes d’arménien. Au départ, et jusqu’en 1939 environ, comme le précise Ter Minassian (1997), elle est surtout orientale, avec des Arméniens qui se sont installés à Istanbul, dans certains pays du Proche-Orient comme la Syrie, le Liban, l’Irak, la Palestine ou l’Egypte, ou encore en Europe orientale, en Grèce, à Chypre, en Bulgarie et en Roumanie. Mais à partir de 1945, à cause de la pression de certains régimes autoritaires, de guerres, de révolutions et autres crises, la diaspora arménienne se déplace toujours plus vers l’Ouest et va ainsi peu à peu s’occidentaliser. Les Arméniens atteignent alors la France, mais surtout les Etats-Unis et le Canada (45 000 Arméniens) et iront même jusqu’en Australie (25 000 Arméniens). Ces pays sont attirants et offrent une intégration rapide.

Dans les années vingt et trente, on parle toujours de colonies arméniennes, les pays d’accueil étant considérés par les réfugiés comme des lieux de passage, des lieux de résidence provisoire, et le retour au pays (quel qu’il soit) étant l’unique et obsessionnel objectif. Mais à la suite de l’extension de ces colonies à travers le monde, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne voyant aucun retour possible, on se résout finalement à parler de diaspora, situation qui semble destinée à durer.

Parallèlement à ces deux tendances historiques et dialectales, il nous reste un phénomène très intéressant à décrire : le cas des Arméniens d’Iran, que l’on a souvent tendance à oublier de par leur faible nombre (par rapport aux autres populations arméniennes) mais qui vient perturber cette simple bipolarisation. Ils font justement la jonction entre les deux pôles opposés, puisque les Arméniens d’Iran parlent l’arménien oriental mais en situation de diaspora.

Leur existence en Iran remonte à la fin du XVIe et début du XVIIe siècles. A cette époque, environ 25 000 Arméniens ont été déportés d’Arménie sous les ordres du Chah Abbas, souverain safavide 26 , en lutte avec l’Empire ottoman et ce, entre autres pour « utiliser leurs talents d’artisans, et assurer la prospérité de sa capitale » (Nahapétian, 2006). Mais :

‘La réalité historique est entachée de plus de violence. Après la mise à sac de la ville arménienne de Djolfa et la déportation de ses habitants à Isfahan, le quartier de Nor Djolfa fut fondé au sud du Zayenderoud (la rivière qui coule à Isfahan). D’autres transferts de population amenèrent des Arméniens à Téhéran, où ils se sont spécialisés dans le travail des métaux et des peaux. (Nahapétian, 2006)’

Qu’ils aient été déportés avec plus ou moins de violence d’Arménie, ils l’ont été pour leur expérience et leurs capacités, le souverain comptant sur eux pour enrichir l’architecture et les constructions de son empire.

Une seconde vague de migration d’Arméniens en Iran date cette fois-ci du XXe siècle, tout d’abord au moment du génocide, en 1915, où les Arméniens se réfugient en Iran pour fuir les massacres de Turquie, mais également après la soviétisation de l’Arménie, en 1921, pour fuir le communisme.

Il y a environ 300 000 Arméniens au total jusqu’en 1979, formant une véritable diaspora en Iran ; ils entretiennent un mode de vie communautaire et bénéficient des faveurs du Chah. Après cette date, leur nombre a diminué, ce qui peut être en partie expliqué par la révolution islamique renversant la monarchie et attribuant le pouvoir aux religieux chiites. On estime aujourd’hui qu’il reste à peu près 110 000 Arméniens en Iran.

Concernant la langue, tous les Arméniens d’Iran parlent l’arménien oriental, avec certaines spécificités dialectales pouvant notamment être expliquées par le contact avec le persan. Nous les exposerons plus tard, notamment au sein de l’analyse (Chapitre 5), étant donné que tous les locuteurs d’arménien oriental qui font partie de notre corpus proviennent (plus ou moins directement) d’Iran.

Notes
25.

Sur quatre langues étudiées, Varol (2001) propose de qualifier le judéo-espagnol et le yiddish de langues de diaspora vs l’arménien occidental et le grec de langues en diaspora. Nous suivons l’opinion de Donabédian (2001) qui souligne le fait que les locuteurs d’arménien occidental de la diaspora ne peuvent considérer que l’Arménie et sa langue officielle (orientale) sont un pays et une langue de référence pour eux. Nous estimons donc que l’arménien occidental est bien une langue de diaspora et que « mis à part le grec, toutes ces langues [judéo-espagnol, yiddish, arménien occidental] n’ont aucune norme institutionnalisée et territorialisée en synchronie, ce qui, plus que l’histoire, permet de prédire un comportement vis-à-vis du contact » (Donabédian, 2001 : 9).

26.

Les Safavides constituent la première dynastie iranienne indépendante (depuis environ 1000 ans) qui régna sur l’Iran de 1501 à 1732 environ. A l’origine, ils sont membres d’un ordre religieux chiite basé sur le soufisme (doctrine et pratique mystique de l’islam).