Plus la diaspora de la première vague de migrations s’occidentalise, plus le lien avec l’Arménie soviétisée se défait. Entre 1920 et 1988, les deux communautés n’entretiennent que de très rares contacts et se sentent bien différentes l’une de l’autre. Tout d’abord, la situation politique est radicalement opposée, ensuite, le fossé culturel se creuse de plus en plus entre les Arméniens soviétiques et les diasporiques qui ne voient plus en l’Arménie sans cesse réduite, tiraillée de toute part et dominée par le communisme, leur terre d’accueil originelle. La plupart des Arméniens vit en dehors de ce qui reste officiellement de ce territoire :
‘L’Arménie est perçue par ses habitants et par les Arméniens de la diaspora comme le « territoire amputé de la patrie », comme un « réduit national » menacé, sans profondeur stratégique, aux dotations pauvres et, de surcroît, soumise à des risques naturels. (Ter Minassian, 1995 : 34) 27 ’Les mentalités ainsi que les cultures divergent. Du côté des langues, la différence de statut éloigne encore plus les deux peuples : l’opposition de la langue d’Etat et de la langue de diaspora accroît le décalage. Du côté occidental, la multiculturalité se développe accompagnée d’un nouveau bilinguisme, en fonction du pays d’accueil, tandis que du côté soviétique, une culture beaucoup plus fermée et une forte russification s’installent. Les deux variantes ont définitivement pris des chemins opposés et ont ainsi des influences radicalement éloignées, l’une étant en contact avec les langues des pays de la diaspora, l’autre étant uniquement en contact permanent avec le russe.
En regardant plus en détail le fonctionnement de la diaspora, il apparaît que selon les générations qui la constituent, le rapport à la langue est totalement différent, ce qui est encore un autre point qui distingue cette communauté de la communauté d’origine qui, elle, n’a pas de risque de perte de la langue, étant toujours immergée dans le pays.
Ainsi, la première génération de diasporiques issus de la première vague, qui date des années 1920, vient directement du pays d’origine, y est née et a subi le génocide. Elle commence sa vie à l’étranger dans des conditions extrêmement difficiles. Ces premiers réfugiés doivent se contenter de travaux pénibles, dangereux, mal payés, dans les mines, les industries textiles, sidérurgiques ou chimiques, et ils s’entassent dans des camps de réfugiés, des bidonvilles. Ils vivent dans des conditions précaires et insalubres.
Concernant la langue, ils parlent différents dialectes arméniens ou turcs, selon leurs régions de provenance, et sont venus avec toutes les coutumes existant dans l’Empire ottoman. Ils sont complètement déracinés, ne peuvent se préoccuper que de leur survie au quotidien, et ne maîtrisent donc pas du tout ou très peu la langue du pays d’accueil. Comme l’illustre bien Ter Minassian (1997 : 33), ces « Arméniens de la première génération restèrent jusqu’à leur mort des “hôtes provisoires” vivant à “l’étranger” », puisque leur rêve était de rentrer chez eux.
La deuxième génération de la diaspora est celle des enfants d’immigrés ou bien des orphelins du génocide ou encore des enfants nés dans les différents camps. Autodidactes, ils travaillent énormément, s’attellent à tous les métiers et font en sorte d’améliorer considérablement leurs conditions de vie et ce, même s’ils sont encore peu nombreux à être scolarisés.
En ce qui concerne la langue, ils en possèdent désormais deux : leur langue maternelle, celle de la famille, de leurs aînés et du quotidien, et la langue du pays d’accueil, qu’il s’agisse du français, de l’arabe, de l’anglais ou de l’espagnol, qui est notamment parlée sur le lieu de travail. Certains alimentent leur mémoire et leur identité par les récits de vie et de massacres transmis par leurs aïeux, pendant que d’autres auront tendance à rejeter complètement leur langue maternelle qui représente pour eux un obstacle à l’intégration. Toujours est-il que, comme l’indique Ter Minassian (1997 : 33), « les hommes et les femmes de cette deuxième génération que ne menaçait pas l’assimilation même après leur “naturalisation”, firent vivre les diverses institutions de la diaspora et assurèrent la transmission de la mémoire ».
Quant aux troisième et quatrième générations, ce sont les véritables générations nées de la diaspora. C’est à partir d’elles qu’on peut réellement parler de diaspora, d’un peuple qui s’est installé tant bien que mal ailleurs et qui considère son pays d’accueil comme son deuxième pays d’origine, cessant de penser à un retour hypothétique et irréaliste qui a tant fait souffrir les aînés par le passé. Ils sont nés dans le nouveau pays, sont de mieux en mieux installés et bénéficient des efforts incessants des générations précédentes. Cette fois-ci, ils sont bien souvent diplômés et en tout cas totalement intégrés dans la société et ce, à tous points de vue : catégories socio-professionnelles, rapport à la famille (union libre, âge du mariage, rôle de la femme) et bien d’autres aspects encore.
‘Elles [les troisième et quatrième générations] sont [...] totalement intégrées aux classes moyennes urbaines et au secteur tertiaire des sociétés d’accueil et si elles occupent encore une place importante dans l’artisanat et le commerce, elles ont fait une entrée massive dans l’enseignement, la recherche, les professions libérales, les métiers d’ingénieurs, ceux du spectacle, des medias, de l’art et de la littérature. (Ter Minassian, 1997 : 33)’Le Moyen-Orient constitue, pour le maintien de la langue, un cas à part. Il est considéré comme le « conservatoire » de l’arménien occidental parce que la langue est valorisée, dotée d’un statut particulier et d’une certaine norme et qu’elle est ainsi protégée de la disparition. Dans les autres régions du monde, la plupart des diasporiques ne sont, en revanche, pas nécessairement arménophones. L’arménien ne constitue plus une langue véhiculaire ou même vernaculaire. Elle ne possède pas d’instance normalisatrice et n’est désormais plus la langue de communication la plus efficace, ainsi ses zones d’usage se restreignent. Dans certains pays, au fil des générations, la seconde culture prend parfois le dessus sur la culture d’origine et l’on peut aboutir à des mariages mixtes, occasionnant un début d’assimilation et de perte partielle de la langue, si la compréhension est maintenue, voire totale, dans le cas où l’expression et la compréhension ont toutes deux disparu.
Après avoir vu l’évolution de l’arménien occidental au gré des générations, il nous reste à parler du dernier point qui sépare les deux peuples, celui de la diaspora de celui de l’Arménie, et qui est l’image que l’Arménie soviétique a de l’arménien occidental. Dans les années 1946-1947, suite à une vague de rapatriement en Arménie des Arméniens de la diaspora, ceux-ci quittent leur pays d’accueil et retournent s’installer en masse dans ce pays, qui n’est d’ailleurs pas forcément leur pays d’origine, bercés d’illusions et d’espoir.
‘Poussés par la nostalgie de la patrie et l’espérance d’une vie meilleure, encouragés par la propagande communiste, 100 000 Arméniens, soit un dixième de la population estimée de la diaspora à cette date, partent pour l’Arménie [...].(Ter Minassian, 1995 : 30)’Ce sont ainsi les seuls à parler arménien occidental dans un pays qui parle arménien oriental (et russe). Ils se retrouvent par là-même isolés, vivent, comme le reste de la population, dans des conditions extrêmement difficiles étant donné qu’y règnent la famine et la terreur stalinienne, et leur langue, qui n’est pas la langue de cette « nouvelle » terre qui les accueille, véhicule, comme l’indique Donabédian (1994 : 65) « l’image d’un patois sans prestige aucun ». Mais au fil des années et des générations, sous la forte influence de l’arménien oriental, tous les locuteurs d’arménien occidental « s’orientalisent » et l’on ne perçoit bientôt plus que de rares traces de leurs dialectes d’origine dans leurs conversations.
Nous venons de voir de multiples facteurs qui éloignaient les locuteurs d’arménien occidental des locuteurs d’arménien oriental 28 . Mais à partir de 1988, suite à de nouveaux événements qui vont toucher l’Arménie et sa population, les mentalités changent radicalement. Tout d’abord, le pogrom des Arméniens de Soumgaït, près de Bakou, puis en février 1988, le début du conflit du Haut-Karabagh 29 sont de premières manifestations violentes à leur égard. Par ailleurs, à seulement quelques mois d’intervalle, le tremblement de terre qui a eu lieu le 7 décembre 1988, ravageant un tiers du pays et laissant derrière lui 50 000 morts, bouleverse vivement les Arméniens de la diaspora qui sentent alors au plus profond de leur âme une attirance pour la « mère patrie ». Un grand élan de solidarité avec une importante aide humanitaire se mettent rapidement et naturellement en place et le lien entre les deux communautés se rétablit instinctivement. Les Arméniens occidentaux reprennent donc le contact avec ce qui reste du pays d’origine, notamment en s’y rendant, et de l’autre côté, en Arménie, un grand travail d’ouverture vers la diaspora est mené, engendré par la disparition de l’URSS et l’indépendance des républiques fédérées et donc de l’Arménie. A partir de ce moment-là, tout ce qui vient de l’Occident est prestigieux et on se détache progressivement de l’influence du russe, par exemple en réduisant considérablement le nombre de russismes dans la langue orientale, ou en convertissant les écoles russes en écoles arméniennes.
Grâce à ces quelques éléments historiques, nous comprenons mieux les chemins bien différents qu’ont empruntés les deux variantes d’arménien. Il nous reste à voir les points communs qu’elles ont conservés au niveau de leur système linguistique.
Il est tout de même à noter que depuis une dizaine d’années, les Arméniens de la diaspora ont multiplié les voyages touristiques en Arménie, créant de nouveaux liens entre les deux communautés.
Locuteurs d’arménien oriental et d’arménien occidental que nous appelerons par la suite respectivement locuteurs OR et locuteurs OCC.
Les Arméniens de la région autonome du Haut-Karabagh demandent leur rattachement à l’Arménie.