2.2.1.1. Modèles flexionnels verbaux

Avant de regarder en détail les tiroirs verbaux, commençons par présenter la première différence d’ordre morphologique qui distingue l’arménien oriental de l’arménien occidental.

1) Tout d’abord, ces deux variantes possèdent deux types flexionnels, c’est-à-dire des modèles de conjugaison, communs. Mais la différence réside dans le fait que l’arménien occidental possède un modèle flexionnel supplémentaire qui n’existe pas en arménien oriental. Voici tout d’abord les paradigmes flexionnels qu’ils partagent à l’identique :

  • formes verbales en - ɛl, - ɛl étant la marque de l’infinitif. Le présent de l’indicatif occidental qui correspond au futur 2e forme de l’oriental (comme nous le verrons plus loin) se forme en - ɛm 36 et le passé narratif en -ɛtsi ;

Ex : écrire : (OCC) kr-ɛl ;j’écris : gə kr-ɛm ; j’ai écrit : kr-ɛts-i

(OR) gr-ɛl ; j’écris : k’əgr-ɛm ; j’ai écrit : gr-ɛts-i 37

  • formes verbales en -ɑl, avec un présent (ou futur 2e forme) en -ɑm et un passé narratif en ‑ɑtsi.

Ex : lire : (OCC) gɑrt-ɑl ; je lis : gə gɑrt-ɑm ; j’ai lu : gɑrt-ɑts-i

(OR) k’ɑrt-ɑl ; je lis : k’ək’ɑrt-ɑm ; j’ai lu : k’ɑrt-ɑts-i

Le troisième paradigme flexionnel, uniquement présent en arménien occidental, se construit en -il, avec un présent en -im et un passé narratif spécifique en - ɛ ts ɑ. Il y a de nombreux verbes formés sur ce modèle-là, alors que les mêmes verbes en oriental appartiennent la plupart du temps au premier modèle, puisque cette variante est dépourvue de cette dernière possibilité.

Ex : parler : (OCC) χos-il ⇒gə χos-im / χos-ɛts-ɑ

(OR) χos- ɛl ⇒k’ə χos-ɛm / χos-ɛts-ɑ

Nous remarquons bien que dans ces différents modèles, la variation est marquée sur la voyelle qui, accolée à la base verbale, permet la création des différents tiroirs verbaux 38 . Ainsi, dans notre corpus, nous pourrons relever ces paradigmes flexionnels qui peuvent varier d’un locuteur à un autre, et surtout voir si un participant oriental connaît et utilise le troisième paradigme existant en arménien occidental.

2) Une deuxième différence morphologique, et non des moindres, porte sur la formation de la négation sur les formes verbales. Le morphème qui marque la négation comporte deux allomorphes qui varient selon qu’ils s’ajoutent à une forme simple du verbe ou à une forme composée. Le premier est un morphème libre alors que le second est un morphème lié, qui s’accole à l’auxiliaire, le faisant ainsi basculer à gauche de la base verbale.

Ainsi, pour une forme verbale simple, nous aurons :

La différence que nous observons entre les deux standards se situe justement au niveau du traitement de deux formes composées au présent et à l’imparfait. Les formes verbales assertives présentent déjà des divergences, et en ajoutant la négation, il se produit encore un changement, au niveau de la terminaison de la base verbale. En voici les illustrations :

Nous regarderons donc si cette différence est connue et respectée par les différents locuteurs qui tentent des adaptations à la variante opposée.

3) Une troisième différence morphologique portant sur les modèles flexionnels réside précisément dans la formation de la base ‘passé’ des causatifs. Nous avons expliqué dans notre présentation générale de la langue en quoi consistait la voix causative en arménien ainsi que sa formation, avec une base ‘présent’ commune aux deux variantes. Ici, ce qui nous intéresse, c’est justement la construction de son équivalent ‘passé’ qui va être différent d’un standard à l’autre.

Le morphème du causatif est -tsnaccolé et ajouté à la base verbale et suivi de la marque de l’infinitif ou des flexions verbales.

Nous avons donc deux allomorphes pour le causatif passé. En occidental, le -n du présent est remplacé par -ts au passé, ce qui est le cas aussi bien pour représenter le causatif que les verbes inchoatifs, tandis que l’oriental traite ce même formant -n selon la même alternance que le verbe faire -ɑnɛl-, qui donne -ɑri- au passé. On retrouve donc la trace ‘passé’ du -r- dans le causatif oriental.

Cette nuance ne semble pas vraiment connue des locuteurs en général et encore moins des locuteurs OCC. Toutefois, nous regarderons de près dans notre corpus l’apparition de formes verbales contenant une base telle que celles-ci. Ainsi, nous pourrons peut-être nous rendre compte si ces différences sont utilisées et courantes, ou bien si elles sont neutralisées d’une façon ou d’une autre à l’oral.

4) Quant au quatrième point de divergence morphologique entre les deux systèmes, il concerne la formation régulière de l’impératif singulier et apparaît bien dans nos tableaux de conjugaison (Annexe II). En effet, pour les formes verbales en -ɛl, nous avons deux structures possibles : la marque de l’impératif singulier en pour l’arménien occidental vs en -ir pour l’arménien oriental.

Ex : chanter : jɛrk-ɛl ; chante ! : (OCC) jɛrk-ɛ/ (OR)jɛrk-ir

Cette distinction est neutralisée au pluriel et nous n’avons plus qu’une forme unique pour les deux variantes. Nous regarderons l’utilisation de ces impératifs singuliers dans le corpus, pour savoir si cette différence est bien maintenue par les locuteurs, en fonction de leur dialecte de base.

5) Enfin, il nous reste à aborder un dernier point ici qui concerne les modèles flexionnels irréguliers. Certains verbes se conjuguent de façon irrégulière, mais ne comptent pas de changement d’une variante à l’autre. D’autres, en revanche, particulièrement en ce qui concerne la formation de la base ‘passé’, auront des constructions qui divergent d’un standard à l’autre. Ainsi, nous aurons deux bases de passé possibles pour certains verbes irréguliers, conjugués à la troisième personne du singulier, tels que zɑrgɛl ~ zɑrk’ɛl (frapper) ou dɑl ~ t’ɑl (donner). Voici pour ces exemples les deux bases d’aoriste possibles :

Ex : zɑrgɛl ~ zɑrk’ɛl :frapper ; il a frappé : (OCC) zɑrg-ɑv/ (OR) zɑrk’-ɛts

Ex : dɑl ~ t’ɑl : donner ; il a donné : (OCC) dv-ɑv/ (OR) t’v-ɛts 39

Cette tendance ne semble pas réellement respectée dans notre groupe de locuteurs d’arménien en provenance d’Iran, puisqu’ils emploient beaucoup plus couramment la forme en -ɑv, identifiée initialement en occidental. Ce constat nous amène donc à expliquer en détail, chez ces locuteurs OR, l’usage de ces deux allomorphes qui semble dépendre du niveau de langue. En effet, la première forme en -ɑv est la forme standard en arménien occidental et correspond à un usage populaire en arménien oriental. Les locuteurs d’Iran auront tendance, tout du moins entre eux, à utiliser essentiellement cette forme. Quant à la seconde à leur disposition, en -ɛts, elle correspond à un usage standard en oriental, mais ceux qui ont recours à la forme populaire n’emploieront cette seconde que dans un discours plus soutenu, ou justement s’ils s’adressent à des locuteurs OCC. La forme orientale standard est donc une forme adaptée par les propres locuteurs de la variante orientale. A partir du moment où ils l’utilisent, c’est qu’ils font un effort à l’égard de leur interlocuteur, probablement parce qu’ils pensent que cette forme est celle attestée en arménien occidental. Nous observerons de cette manière toutes ces formes dans le corpus.

Après ces quelques remarques préliminaires, le tableau ci-après récapitule les diverses formes qui vont nous intéresser et que nous allons retrouver dans le corpus. Bien entendu, là non plus, il ne s’agit pas d’exposer et de développer la totalité du système verbal de l’arménien, avec toutes les nuances portées par les temps, les aspects et les modes, mais uniquement de nous focaliser sur les structures qui apparaissent le plus fréquemment dans le discours oral. De même, pour chaque tiroir verbal, nous n’exploiterons pas tous les rôles sémantiques possibles, mais nous nous bornerons à présenter les plus attestés et les plus répandus. Ainsi nous n’entrerons pas dans les subtilités et les exceptions du système verbal arménien, sauf lorsque leur mention est indispensable pour éclairer les contrastes qui existent entre les deux variantes.

Voici d’ailleurs ce qu’indique Creissels (2006a : 182) à ce propos :

‘L’étiquetage traditionnel des tiroirs verbaux ne rend pas compte de manière directe et immédiate de l’ensemble des valeurs temporelles et modales que chacune de ces formes peut prendre dans les divers types de contextes où elle est susceptible de figurer. On notera en particulier [...] qu’un même tiroir peut contribuer à l’expression de significations de type modal dans certains contextes, et de type temporel dans d’autres.’

Notes
36.

Les grammaires donnent toujours la forme de la première personne du singulier.

37.

Nous distinguons les deux variantes dans ces quelques exemples uniquement du point de vue de la prononciation.

38.

Sauf pour la formation du passé du troisième modèle qui utilise le -ɛ-, tout comme le premier modèle.

39.

Il en ira de même concernant ces verbes pour la formation du passif au passé (-v- étant le morphème du passif) :

Ex : aimer : sirɛl ; il a été aimé : (OCC) sir-v-ɛts-ɑv/ (OR) sir-v-ɛts