2.2.2. Le système nominal

L’arménien classique a hérité de l’indo-européen son système des déclinaisons pour le nom. Sur les huit cas originels, l’arménien classique a été une des langues les plus conservatrices, puisqu’elle avait à sa disposition sept cas, avec certains syncrétismes différents selon les classes flexionnelles, qui étaient : le nominatif, l’accusatif, le génitif, le datif, le locatif, l’ablatif et l’instrumental. Seul le vocatif avait disparu. En arménien moderne, ce système s’est un peu plus simplifié et on ne compte, après regroupements, plus que quatre ou cinq cas 50 pour décliner le nom : le cas direct (qui regroupe le nominatif et l’accusatif), le génitif/datif, l’ablatif et l’instrumental. Il faudra ajouter pour l’arménien oriental le locatif, qui n’existe pas en occidental.

Une fois de plus, nous ne présenterons pas tous les types de déclinaisons possibles ainsi que les irrégularités qu’elles comportent, mais nous évoquerons le système nominal le plus fréquent et surtout les différences qu’il contient lorsque l’on passe d’une variante à l’autre.

Les diverses déclinaisons marquent leurs variations au niveau du génitif. La déclinaison la plus fréquente, tout du moins pour l’arménien occidental, est la première, avec le génitif en -i. Voici ce que dit Feydit (1969 : 58) à son propos, dans son manuel d’arménien occidental moderne :

‘C’est la plus riche de toutes, à tel point que les autres pourraient presque, maintenant, être considérées comme des exceptions. De plus, il y a une tendance très forte à unifier les déclinaisons et à les ramener toutes à un seul type : celui de la première.’

Apparemment, l’arménien oriental ne suit pas la même tendance d’unification ; il conserve les irrégularités, nombreuses, telles quelles. Malgré tout, la déclinaison du premier type semble également la plus courante. Le schéma du syntagme nominal est le suivant :

Morphologie agglutinante  : N+ pl + cas + DEF 51 (postp 52 )

Concernant le premier modèle que nous présentons, les différences qui vont nous intéresser porterons sur trois cas : le génitif/datif, dans sa forme au pluriel, l’ablatif et le locatif. Nous allons exposer tous les cas et détailler davantage ceux qui nous intéressent.

Voici le tableau récapitulatif de cette première déclinaison :

Le premier cas, dans lequel sont regroupés à la fois le nominatif et l’accusatif, est également appelé « cas direct », direct parce qu’il désigne un argument direct du verbe en opposition aux cas obliques qui désignent des satellites du verbe.

Il n’est par ailleurs pas porteur d’affixe casuel. Sa caractéristique est qu’il s’agit de la forme absolue du nom, c’est-à-dire une forme syntaxiquement non marquée qui, comme le précise Creissels (2006a), utilisée en isolation, a une fonction de désignation. Cette forme absolue coïncide par ailleurs avec la base nominale nue, ce qui n’est évidemment pas systématique dans les langues du monde. Donc dans les deux variantes d’arménien, le cas direct est dépourvu de désinence et correspond à la base nue. Il sert essentiellement à designer le sujet de l’énoncé ou l’objet, et peut parfois également marquer des compléments non essentiels de temps (durée...) ou de lieu (distance ou lieu vers lequel on se dirige) par exemple.

Voici quelques exemples tirés de notre corpus 53  :

Tous les autres cas seront selon Creissels (2006a) des cas dits intégratifs, c’est-à-dire que les formes portant ces cas-là ne peuvent exister que validées par un contexte syntaxique particulier.

Le deuxième cas réunit le génitif et le datif (GEN/DAT). Voici les définitions générales qu’en propose Creissels (2006a : 53) :

‘- cas datif : forme intégrative utilisée lorsque le nom représente le destinataire de verbes tels que donner ;
- cas génitif : forme intégrative utilisée dans le rôle de dépendant d’un autre nom.’

Dans le cas spécifique de l’arménien, nous ajouterons que le datif sert également à exprimer des valeurs spatio-temporelles ; quant au génitif, il peut aussi servir à la rection des postpositions nominalisables 54 .

L’affixe casuel -i qui représente ces formes-là est identique au singulier, en arménien oriental et en arménien occidental, par contre, il diffère dans les formes nominales au pluriel : du côté oriental, on conservera la marque -i et du côté occidental, on aura la marque -u pour le pluriel des noms réguliers.

Voici quelques exemples toujours tirés du corpus :

Voici à présent un exemple de cet affixe casuel accolé à un nom au pluriel, en arménien oriental :

On garde la même forme en -i.

En revanche, en arménien occidental, nous avons :

On remarque bien le changement de forme.

Note 55.  Dachnak : parti politique traditionnel arménien.

La première différence entre les deux variantes d’arménien, concernant la déclinaison du système nominal, se situe donc au niveau du pluriel du cas génitif/datif. Ainsi, nous regarderons dans le corpus si certains locuteurs tentent d’adopter l’affixe casuel pluriel de la variante opposée ou non. Et s’ils le font, l’utilisent-ils dans les contextes attendus ?

Le troisième cas existant en arménien est l’ablatif (ABL). Voici la définition générale qu’en donne Creissels (2006a : 53) :

‘Forme intégrative caractéristique de noms dans un rôle syntaxique oblique dont le référent est désigné comme origine d’un déplacement.’

En plus de l’origine, en arménien, ce cas peut servir à exprimer la matière ou encore accompagner certaines postpositions ou se trouver dans le complément du comparatif. Cet affixe sera marqué de façon bien différente d’une famille dialectale à l’autre. En arménien oriental, il sera noté en -its tandis qu’en arménien occidental, il sera noté en -ɛn. Voici quelques exemples, dans chacune des variantes :

Note 56. Exemple intéressant à analyser étant donné que le nom qui porte la marque casuelle de l’instrumental est un emprunt au français (qui l’a lui-même emprunté à l’anglais).

Comme nous l’avons dit précédemment, il sera intéressant de relever, non pas les formes propres à la variante d’un locuteur en particulier, mais celles qui ne seront justement pas attendues et qui montreront au moins une volonté d’adaptation (même si celle-ci n’est pas réussie) au dialecte opposé. Donc nous regarderons dans le corpus, pour le cas de l’ablatif, si cet affixe apparaît sous sa forme occidentale chez des locuteurs OR et inversement, sous sa forme orientale chez des locuteurs OCC.

Le quatrième cas présent dans le système nominal de l’arménien est l’instrumental (INSTR). Voici ce que propose Creissels (2006a : 53) pour le définir :

‘Forme intégrative caractéristique de noms dans un rôle syntaxique oblique qui représentent l’instrument à l’aide duquel un agent effectue son action.’

Pour l’arménien, ajoutons des emplois plus spécifiques de l’instrumental : par exemple, il peut servir à marquer le moyen, le lieu de passage, une époque historique ou une durée longue et indéfinie.

Cette langue possède une seule et même forme pour représenter ce cas-là, il s’agit de l’affixe ‑ov. Donc tout comme les deux premiers cas, nous ne nous attarderons guère sur celui-ci étant donné que de par sa forme unique, il ne porte pas à adaptation.

Voici quelques exemples pour illustrer son utilisation, identique, dans les deux variantes :

Enfin, le cinquième et dernier cas n’est marqué qu’en arménien oriental et n’existe pas en occidental. Il s’agit du locatif (LOC), qui prendra la forme en -um, trace que l’on retrouve également pour cette variante orientale, dans le système verbal, servant à noter le présent progressif.

Selon Creissels (2006a : 53), voici la définition globale du locatif (ou « essif ») :

‘Forme intégrative caractéristique de noms dans un rôle syntaxique oblique dont le référent sert de repère relativement auquel on situe une autre entité ou un événement.’

Dans certaines grammaires occidentales, notamment chez Feydit (1969), son existence est évoquée, mais étant donné qu’il prend la même forme que le cas NOM/ACC, autrement dit le morphème zéro, chez d’autres, il n’est pas recensé. Même si le nom apparaît sous sa forme nue, son sémantisme et sa place dans l’énoncé suffiront à révéler son rôle syntaxique. Ainsi, en arménien occidental, aucun paradigme ne distingue une forme casuelle spécifique pour le locatif. Nous retenons qu’il ne s’agit finalement pas du morphème zéro, mais de la non existence du cas locatif, donc la case reste vide en occidental.

Feydit remarque toutefois que l’on peut distinguer le locatif occidental de l’accusatif (de direction) par le fait que le premier a toujours l’article défini qui lui est suffixé.

Voici un exemple tiré du manuel de Feydit (1969 : 185) :

siranuʃ 55 bardezn e (Siranouche est au jardin)

bardez-Ø-n : jardin-Ø-DEF

Si nous revenons à présent à l’arménien oriental, il sera intéressant de relever les cas où les locuteurs OCC tentent d’utiliser le locatif oriental en -um, ce qui montrera explicitement un effort d’adaptation à la variante opposée, étant donné que ce morphème n’est pas attesté en occidental, où il n’a pas non plus d’équivalent fonctionnel marqué univoquement.

Voici des exemples de l’utilisation de cet affixe casuel, par des locuteurs OR (forme attestée) :

Rappelons que nous n’avons présenté que les déclinaisons les plus courantes dans chaque famille dialectale. Toute explication complémentaire, nécessaire à propos d’exceptions ne faisant pas partie de ces modèles-là, figurera directement dans l’analyse du corpus.

Notes
50.

D’une part, selon la variante dans laquelle on se situe, et d’autre part, surtout selon le système dans lequel on se trouve : système nominal (qui a moins de cas) vs pronominal (qui a plus de cas).

51.

DEF : morphème du défini.

52.

Postp : postposition.

53.

Pour chaque exemple tiré du corpus, la première ligne correspond à l’énoncé originel, la deuxième ligne à la traduction française et les troisième et quatrième lignes au découpage morphologique et à la glose.

54.

De nombreuses postpositions qui accompagnent les noms, en position de compléments, appellent le cas génitif/datif.

55.

Dans la norme littéraire, les noms propres ne prennent pas d’articles.