2.2.3.1. Les pronoms personnels

En arménien, les indices portant sur la personne et/ou le nombre font directement partie des terminaisons verbales, tout comme le temps, l’aspect ou le mode. Ainsi, par exemple, les pronoms personnels sujets ne sont pas indispensables dans les constructions simples, et n’auront qu’une fonction redondante ou emphatique. On retrouve ce fonctionnement avec d’autres pronoms, et notamment ceux qui ont des référents animés.

L’arménien fait ainsi partie des langues pro-drop, c’est-à-dire ces langues qui peuvent se passer de pronoms explicites.

Voici une définition générale de ce type de langues proposée par Sigler (2001 : 31) :

‘[...] in clauses containing tensed verbs it is always possible to omit the subject and determine the person and number of the missing subject from the verb’s ending.’

Elles peuvent être « partiellement pro-drop », c’est le cas pour celles qui peuvent uniquement se passer du pronom sujet dans l’énoncé, puisqu’il est déjà représenté dans la base verbale, ou bien elles peuvent être « totalement pro-drop », et c’est ce qui se passe pour les langues qui n’ont besoin de pronoms ni pour exprimer le sujet ni pour exprimer d’autres rôles syntaxiques. Le japonais est un exemple de langue totalement pro-drop. Quant aux langues romanes telles que l’espagnol, l’italien, le catalan ou le portugais, elles le sont partiellement et l’arménien les rejoint sur ce point-là.

Voici le même exemple dans trois langues différentes, en arménien, en espagnol et en français.

On voit bien que l’arménien et l’espagnol ont le même fonctionnement, c’est-à-dire que toutes les indications portant sur la personne figurent dans la forme verbale, tandis que le français, en plus de la forme verbale, a obligatoirement besoin de la présence du pronom personnel clitique pour donner le même genre d’informations.

Si l’on fait apparaître maintenant les pronoms personnels dans les deux premières langues, voici ce que l’on obtient :

Autrement dit, la présence de ces pronoms, habituellement non obligatoire, peut être inévitable dans certains types de constructions pour permettre de mettre en valeur la personne désignée. Ainsi, si nous regardons le procédé particulier de focalisation, en tout cas en arménien oriental, voici ce que nous obtenons :

La focalisation porte sur l’élément qui se place juste avant la forme verbale. Cela est tout particulièrement vrai pour l’arménien oriental, et a été étudié par Comrie (1984). Ici, nous voyons donc bien qu’elle porte sur le pronom personnel sujet de première personne, et que l’idée véhiculée est quelque chose de l’ordre de : « c’est moi qui écris, non pas lui (quelqu’un d’autre) ». On comprend alors bien que le pronom soit indispensable dans ce type de construction.

Pour les constructions qui nécessiteront l’emploi de pronoms personnels, nous allons présenter en détail leurs formes et montrer les différences que l’on peut observer d’une variante à l’autre. Mais tout d’abord, évoquons leur point commun : elles ont hérité, tout comme le nom, du système de déclinaison de l’arménien classique.

L’arménien oriental et l’arménien occidental possèdent tous les deux six cas dans la déclinaison des pronoms personnels. Par rapport aux formes initiales de l’arménien classique, le premier a perdu l’accusatif qui s’est amalgamé cette fois-ci non pas avec le nominatif, comme ce qui se produisait pour le système nominal, mais avec le datif. Le deuxième a, quant à lui, perdu le locatif 58 , comme dans la déclinaison nominale, mais a gardé une forme à l’accusatif (ex : zis 59 ) qui est bien attestée dans la norme littéraire, mais qui sera considérée comme un usage précieux à l’oral, donc très peu usitée.

Enfin, apportons une information à propos du génitif. En arménien, les pronoms personnels mis au génitif équivalent à des déterminants possessifs. Ce phénomène est particulièrement fréquent et attesté dans les langues du monde et n’a donc rien d’exceptionnel.

Voici ce que dit Creissels (2006a : 144) à ce sujet :

‘Là où certaines langues utilisent des possessifs, d’autres ont simplement recours à des constructions dans lesquelles un pronom personnel est traité exactement comme n’importe quelle expression nominale dans le rôle de dépendant génitival.’

Prenons un exemple directement tiré de notre corpus :

Ici, les deux pronoms personnels sont à la première personne du pluriel. Le premier est au nominatif et sert à mettre en valeur le sujet, tandis que le second est au génitif et va remplir le rôle de déterminant possessif, placé avant le nom qu’il détermine.

En reprenant la deuxième partie de la glose, nous obtenons mot à mot ceci : « (nous changeons) le dialecte de nous », qui équivaut exactement au syntagme nominal « (nous changeons) notre dialecte ». Nous voyons bien comment naturellement le ‘nous’ au génitif assume une valeur de ‘notre’, possessif.

Voici à présent la présentation de toutes les formes pronominales recensées en oriental et en occidental, par personne, par nombre et par cas :

Pronoms personnels en arménien oriental et en arménien occidental
Pronoms personnels en arménien oriental et en arménien occidental

Nous voyons dans ce tableau que les deux variantes d’arménien ont chacune leurs propres systèmes et que, dans de rares cas, soit les formes seront identiques, soit elles n’auront pas d’équivalents dans la variante opposée. Celles qui sont communes apparaissent dans une seule et même case, sous une forme unique si la prononciation est uniforme, et sous les deux attestations possibles si les prononciations sont voisines. C’est ce qui se passe au nominatif et génitif de la deuxième personne du pluriel où l’on retrouve la différence habituelle de voisement. Toujours est-il que nous considérons, malgré cette variation, qu’elles ne constituent qu’une seule forme (il s’agit d’allomorphes). Bien entendu, pour celles-ci, lors de l’exploitation du corpus, nous regarderons si les locuteurs sont fidèles à la prononciation attendue dans leur variante ou s’ils adoptent celle de la variante opposée, puisque ce n’est qu’à ce niveau-là que se fera la différence.

Lorsqu’une variante ne possède par ailleurs pas l’équivalent de la forme présente dans l’autre système, nous représentons, dans notre tableau, cette absence par une case barrée. C’est le cas du locatif qui n’existe pas en arménien occidental. Par contre, pour ce qui est de l’arménien oriental ne possédant pas d’accusatif, la case n’est pas barrée, mais renvoie à un autre cas, qui est le datif, ce qui signifie, qu’il n’y a qu’une forme unique pour exprimer deux cas.

Enfin, parmi les pronoms qui ont une forme distincte d’un arménien à l’autre, il nous reste à faire une remarque sur les formes accusatives de la variante occidentale qui ne sont pour ainsi dire pas utilisées à l’oral. Nous avons fait figurer dans le tableau, dans la même case, la forme littéraire et précieuse ainsi que la forme véritablement utilisée à l’oral. Pour éviter ces formes avec un z- que l’on retrouve à la première personne du singulier (zis) et aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel (zɑjn, zɑnonk), les locuteurs auront plus simplement recours au datif, tout comme les locuteurs OR, ou à une forme qui lui est proche (sans le -i final pour la première personne). D’autre part, on se rend compte que ces formes sont construites sur le même modèle que celles existant par ailleurs à l’accusatif, aux deuxièmes personnes du singulier et du pluriel (mɛz, tsɛz). Nous voyons donc que ces formes en z- sont résiduelles et que le système est en train de les éliminer.

Notes
58.

Le locatif des pronoms personnels est par ailleurs très peu employé et très peu courant en arménien oriental.

59.

Le z- était un ancien préfixe d’accusatif et servait à différencier ce cas-là du nominatif.