2.2.3.2. L’emploi particulier des formes réfléchies

Parmi les pronoms personnels, la troisième personne dispose de formes spécifiques pour représenter un emploi réfléchi. Dans le cas d’un discours rapporté en style direct, qui nous intéressera particulièrement dans nos conversations, le locuteur peut désigner directement par ink 60 (et ses dérivés) une tierce personne qu’il connaît bien et dont il est particulièrement proche, en opposition à nrɑ/ɑn qui serviront à marquer une personne autre, non familière 61 .

Voici ce que précise Sigler (2001 : 29) à ce sujet, n’évoquant que le cas de l’arménien occidental :

‘So, for example, those who want to indicate subtly that they know a particular famous person can do so by using ink to refer to that person; using an on the other hand implies that there is no special connection between the speaker(s) and the person in question.’

Nous pouvons employer exactement le même principe avec l’opposition ink/nrɑ de l’arménien oriental.

Voici quelques exemples :

Ici, le pronom employé par Martin renvoie à sa fille Julie qui est présente dans la situation d’énonciation.

Ici, le curé ne semble pas particulièrement connaître les personnes dont il parle. Le pronom sert plus classiquement à représenter ses antécédents dans le discours.

Chez les locuteurs d’arménien oriental, la différence entre les deux types de pronoms ne semble pas évidente. Le réfléchi (ink) sera moins employé que le non-réfléchi (nrɑ) parce que, selon eux, son usage leur paraît plus familier, donc à éviter. Ils privilégient alors dans leur propre discours l’utilisation du non-réfléchi, dans les cas où l’on pourrait avoir les deux possibilités. Ce pronom prendrait d’ailleurs à l’oral une forme légèrement différente de celle attestée dans la langue standard : nɑ est essentiellement prononcé ɛn, qui ressemble curieusement à l’équivalent occidental ɑn.

Le tableau suivant recense toutes ces formes réfléchies, de troisième personne :

Il est intéressant de constater que ce système particulier est tout aussi riche que le système plus global des pronoms personnels. Tous les cas ont leurs formes correspondantes. Nous voyons d’ailleurs là encore apparaître les formes accusatives en z- avec leurs équivalents oraux.

A propos de ces pronoms réfléchis, il faut toutefois noter une variation de prononciation qui semble caractéristique des locuteurs d’arménien oriental d’Iran. Ils ont tendance à remplacer le [ɛ] par un [ɑ], un son plus ouvert et plus d’arrière que le premier. C’est une disposition qui s’étend à d’autres formes que ces pronoms. Nous n’avons pas inclus cette différence purement phonétique dans notre tableau, pour ne pas alourdir la présentation. Ainsi, nous pourrions entendre de la part des locuteurs OR d’Iran : irɑnits ~ irɛnits ; irɑnk ~ irɛnk...

Apportons une dernière information concernant ces emplois réfléchis. Avec le tableau qui suit, nous constatons que les pronoms réfléchis au nominatif seulement, peuvent endosser un autre rôle, purement emphatique, et ce, manifestement à toutes les personnes, sauf à celles du pluriel pour l’arménien occidental 62  :

Emphatiques et pronoms personnels réfléchis en arménien
Emphatiques et pronoms personnels réfléchis en arménien

Pour comprendre l’emploi du pronom réfléchi, nous nous proposons de reprendre l’exemple utilisé plus haut portant sur le phénomène de focalisation. Nous nous rendons compte qu’également dans ce cas, le phénomène fonctionne bien.

Nous voyons bien la différence entre le simple pronom personnel emphatique sujet, et son correspondant réfléchi. Il serait possible d’étoffer cet énoncé par exemple comme suit : « c’est moi-même qui écris et non toi qui me fais écrire ».

Les trois personnes au singulier ont des formes communes en arménien oriental et en arménien occidental. Les équivalents pluriels n’existent qu’en oriental. Ces pronoms sont formés avec l’ajout de l’article déictique (-s,-t/-d) aux deux premières personnes, ce qui n’a rien de très surprenant, puisqu’il s’agit des deux personnes présentes dans la situation d’énonciation.

Voici un exemple tiré du corpus pour illustrer ce type de pronom :

Nous constatons que le système pronominal de l’arménien est très riche et possède autant de formes différentes que de personnes, de nombres et de cas.

Le but de notre travail étant de nous concentrer sur les points de divergence entre les deux variantes d’arménien, et non de détailler tous les usages possibles de chaque forme de chaque variante, nous allons présenter, dans le tableau qui suit, les différents degrés de similitude qu’il peut y avoir au niveau du système pronominal entre l’arménien oriental et l’arménien occidental.

Ressemblances, dissemblances, croisements entre les deux familles dialectales
Ressemblances, dissemblances, croisements entre les deux familles dialectales

Pour faire ce classement, qui nous servira à évaluer l’attitude des locuteurs face à l’utilisation des pronoms de l’arménien, nous avons repris la même stratégie et la même terminologie que celles utilisées pour les verbes. Nous obtenons ainsi cinq degrés différents qui représenteront les difficultés de plus en plus importantes, à mesure que le chiffre croit, que pourra rencontrer le locuteur qui tentera de s’adapter à la variante de son interlocuteur.

Nous rappelons juste que nous conservons dans la même case, donc nous considérons qu’il s’agit de morphèmes uniques, les formes qui auraient une différence de prononciation bien connue d’une variante à l’autre, portant sur le voisement des occlusives.

Ce premier degré ne sera pas intéressant dans l’étude de notre corpus puisque les formes pronominales en faisant partie sont identiques dans les deux arméniens. Ainsi nous ne les recenserons pas lors de notre analyse puisqu’elles ne seront pas considérées comme distinctives.

Toujours est-il que pour le nominatif et le génitif, la différence semble d’un point de vue auditif et articulatoire bien perceptible ; nous relèverons donc dans le corpus quel morphème est employé par quel type de participants. En ce qui concerne les formes au datif, nous devons être prudente quant à leur différence qui ne semble pas être réellement pertinente. En effet, nous avons constaté qu’à l’oral, il était fréquent que les locuteurs OCC fassent tomber le -i final de leurs pronoms, ce qui ferait que finalement, nous aboutirions aux mêmes morphèmes qu’en oriental.

Voici l’explication sous forme de formule :

si Acc OR = Dat OR,

si Dat OR = Acc OCC,

alors Acc OR = Acc OCC.

Nous venons également de voir que pour ces mêmes personnes, parfois à l’oral, le datif occidental pouvait prendre la même forme que le datif oriental.

Pour toutes ces raisons, nous ne considérerons pas ces formes de première et deuxième personnes comme distinctives aux cas datif et accusatif.

Pour les autres personnes (première et deuxième), même si la base est commune, les affixes casuels seront toujours différents lorsque l’on se retrouvera à l’ablatif (-nits vs -mɛ) ou à l’instrumental (-nov vs -mov). On établit facilement le lien avec les affixes employés pour les noms, puisqu’on en trouve des traces directement dans les affixes pronominaux : le -its de l’ablatif oriental, le -ov de l’instrumental, et un reste plus lointain du -ɛn de l’ablatif occidental (on retrouve la voyelle ouverte).

Toujours est-il que ce qui distingue ces marques-là, c’est la présence d’un -n- en oriental et d’un -m- en occidental. On en a bien l’illustration pour l’instrumental. Pour les noms, nous avons exactement le même morphème d’une variante à l’autre, mais pour les pronoms, un -n- ou un -m- viennent s’intercaler entre la base et l’affixe casuel, selon qu’on s’exprime en oriental ou en occidental, et font qu’on obtient des formes finalement distinctes.

Dernière remarque à ce sujet : les pronoms à l’instrumental ne sont pas d’un usage des plus courants. Nous verrons donc si dans notre corpus, nous avons des exemples d’utilisation de ces cas-là. C’est d’ailleurs à partir de ce niveau que l’étude deviendra intéressante, puisque nous pourrons voir si les locuteurs prennent le risque d’employer des formes qui n’existent pas dans leur variante et qui sont même peu usitées par les locuteurs dialectalement opposés, dans le but de montrer un effort considérable d’adaptation dans la variante voisine.

Là encore il faut savoir que les pronoms au locatif ne sont que très peu usités à l’oral et nous ne pensons même pas trouver d’attestations de la part des locuteurs OR dans notre corpus. En revanche, il est possible que certains participants utilisent les autres types de formes spécifiques à leur variante, mais ce qui sera par-dessus tout le plus intéressant à étudier, c’est de voir si les locuteurs qui ne possèdent pas ces formes dans leur système ont conscience de leur existence par ailleurs et arrivent malgré tout à les employer.

Nous venons de présenter les cinq types de nuances qui peuvent exister au sein du système pronominal entre les deux variantes d’arménien. Ainsi, si nous les plaçons, tout comme pour le système verbal, sur une échelle, nous passerons d’un extrême représenté par des formes et des sens uniques dans les deux variantes (degré 1), à un autre extrême avec des formes spécifiques, c’est-à-dire dépourvues d’équivalents dans l’autre variante (degré 5). Entre les deux, nous aurons au choix des formes similaires ou parfaitement identiques pour des sens identiques (degré 2) ou radicalement opposés (degré 3) et enfin des formes différentes pour représenter une notion unique (degré 4). Nous regarderons comment se manifestent ces différents degrés dans notre corpus.

Notes
60.

La présence d’antécédent ne sera pas nécessaire.

61.

Une autre différence entre ink et nrɑ réside dans le fait que le premier apparaît exclusivement pour représenter des animés tandis que le second peut être utilisé avec des animés et des non-animés.

62.

Qui aura recours à une construction analytique pour exprimer cette idée au pluriel.

63.

Notons que cette forme possède deux graphies différentes pour la finale [dz] : elle s’écrira ինձ en arménien oriental et ինծen arménien occidental, et aura la même prononciation.