2.2.3.5. Les pronoms démonstratifs

Nous venons de voir les différentes formes que pouvaient prendre les pronoms personnels et les réfléchis selon la variante d’arménien dans laquelle on se plaçait. Nous observons également de nombreuses variations au sein du système des pronoms démonstratifs.

Voici le tableau des pronoms démonstratifs :

Tout comme les pronoms personnels, les pronoms démonstratifs se déclinent aux mêmes cas. Les formes qu’ils peuvent prendre sont particulièrement nombreuses, ceci est dû au fait qu’ils varient selon trois degrés de proximité liés au cadre énonciatif.

Au cours de son énoncé, le locuteur va ainsi notamment utiliser différents types de déictiques qui sont des unités linguistiques qui prennent et trouvent leur sens et leur référent dans la situation d’énonciation. Nous avons vu précédemment que les pronoms de première et deuxième personne étaient des déictiques, puisqu’ils représentent directement les locuteurs présents dans la situation d’énonciation, mais un autre genre de déictiques existe et va particulièrement nous intéresser : il s’agit des pronoms (et déterminants) démonstratifs. Ceux-ci renvoient souvent, mais pas toujours, à une entité également présente dans la situation. Pour éviter certaines ambiguïtés dans le discours, l’utilisation de démonstratifs sera fréquemment accompagnée d’indices non verbaux, comme par exemple un geste pour désigner l’entité évoquée. Par ailleurs, ces démonstratifs peuvent aussi prendre une valeur anaphorique lorsqu’ils renvoient à un élément déjà cité dans l’énoncé.

Nous observons donc en arménien trois degrés de proximité concernant les démonstratifs, degrés que l’on retrouve aussi bien en oriental qu’en occidental et aussi bien pour les déterminants que pour les pronoms. Le fonctionnement sémantique des démonstratifs va varier de façon parfaitement régulière avec les phonèmes /s/, /d/ et /n/.

/s/ se rapporte à la première personne, autrement dit au locuteur, et représente ce qui est le plus proche de lui. /d/ se rapporte à la deuxième personne, celle à qui le locuteur s’adresse, c'est-à-dire l’allocutaire, et symbolise le niveau de proximité intermédiaire entre les entités contenant le phonème /s/ et celles contenant le phonème /n/. Enfin, /n/ se rapporte à la troisième personne, celle qui ne fait pas partie de la relation d’allocution, celle dont on parle et qui indique donc ce qui est le plus loin de la personne qui parle, i.e. le locuteur. Cette dernière forme va évidemment renvoyer directement aux formes représentant le pronom personnel de troisième personne et voici ce qu’indique Creissels (2006a : 89) à propos de cette distinction entre les pronoms personnels et démonstratifs qui est loin d’être évidente :

‘Un pronom de 3ème personne n’est donc rien d’autre qu’un démonstratif fonctionnant exclusivement comme substitut lexical d’un syntagme démonstratif + nom, et jamais comme substitut discursif d’un tel syntagme, à la différence des pronoms traditionnellement qualifiés de démonstratifs comme celui-ci / celui-là.’

Meillet (1962) propose de rapprocher les démonstratifs arméniens de leurs équivalents latins hic, iste, ille et de leurs dérivés, même si ces derniers ne contiennent pas d’indices de personnes. Par ailleurs, ce que cette richesse de formes démonstratives que possède l’arménien exprimera, sera véhiculé par exemple par le genre grammatical (dont l’arménien est dépourvu) dans d’autres langues indo-européennes.

Meillet souligne également la régularité conservées depuis l’arménien ancien. Voici ce qu’il dit :

‘Même dans cet ensemble, si régulier et symétrique qu’il soit, les démonstratifs attirent l’attention par la rigueur du parallélisme de leurs formes et de leurs significations. Trois éléments radicaux, caractérisés chacun par une seule consonne, s, d ou n, servent à former des séries d’adjectifs, de pronoms et d’adverbes, tous pareils dans chacune des séries et qui ne diffèrent entre eux que juste autant que l’exige la différence de sens de ces trois racines. (Meillet, 1962 : 5)’

Dans notre tableau, nous voyons figurer les différentes formes démonstratives qui apparaissent en arménien oriental et en arménien occidental. Au nominatif, plusieurs formes cohabitent. Les formes communes au singulier en ɑjs/ɑjd/ɑjn représentent à la fois les pronoms démonstratifs et, si elles sont suivies d’un nom, elles prennent le rôle de déterminants démonstratifs. Quant aux formes toujours au nominatif singulier sɑ/dɑ/nɑ, si elles ne peuvent être des déterminants, elles sont en revanche plus spécifiquement des pronoms anaphoriques.

A part ces deux séries de formes au nominatif communes aux deux variantes, le reste des cas aura des pronoms complètement différents d’un standard à l’autre. Comme pour les pronoms personnels, nous retrouvons certains indices des cas, comme le -its qui marque une fois encore l’ablatif aussi bien en oriental qu’en occidental, ou le -ov qui marque l’instrumental. Enfin, là aussi, les démonstratifs occidentaux sont privés du cas locatif.

Voici quelques exemples tirés de notre corpus :

Lorsque nous nous intéresserons au traitement des démonstratifs dans le corpus, nous regrouperons par la même occasion les déterminants démonstratifs, qui auront la même forme que les pronoms démonstratifs au nominatif singulier et qui varieront simplement par le fait qu’ils seront accompagnés d’un nom.

Enfin, ajoutons une remarque concernant la prononciation des locuteurs. Nous avons vu précédemment que les locuteurs d’arménien oriental d’Iran avaient tendance à remplacer la voyelle [ɛ] par un [ɑ]. Il va se produire le phénomène exactement inverse pour les formes démonstratives au nominatif commençant par [ɑ]. Très souvent, ces locuteurs auront tendance à remplacer ce phonème par la voyelle plus fermée. Ainsi, nous obtiendrons le paradigme suivant : ɛs / ɛt’ / ɛn, le changement d’aperture ayant également provoqué une chute de la semi-voyelle.

Si nous observons toutes les formes du tableau, nous nous rendons compte que, mis à part les démonstratifs au nominatif que nous avons évoqués, toutes les autres formes sont complètement différentes en arménien oriental et en arménien occidental. Une des divergences majeures réside d’ailleurs dans la formation de la base, qui en oriental commence directement par les indices de personnes s/d/n, tandis qu’elle est précédée de la voyelle ɑ- en occidental.

Ce qui nous intéressera particulièrement dans les démonstratifs, ce sont non pas les formes communes aux deux variantes mais, comme toujours, celles qui seront différentes. Ainsi, nous regarderons, comme à chaque fois, si le locuteur d’un standard connaît et utilise les morphèmes de l’autre standard et si ses tentatives sont réussies ou non. A priori, nous rencontrerons les mêmes difficultés chez les participants que celles rencontrées pour les pronoms personnels et réfléchis.