Il nous reste à envisager une dernière différence syntaxique qui existe entre les deux variantes d’arménien et qui porte sur la détermination du nom. Rappelons pour cela le fonctionnement de la détermination. Premièrement, en arménien, quelle que soit la variante, le nom peut être accompagné d’un article qui va marquer la définitude. Il s’agit de l’article défini -n ou -ə suffixé au nom, qui renvoie à un objet du monde spécifique, identifiable par le locuteur et l’interlocuteur, dans une situation donnée. Il est hérité de l’ancien article déictique qui possédait trois degrés de proximité : -s,-d,-n, comme on l’a vu pour les démonstratifs. La troisième forme, avec son allomorphe, a été réemployée en tant qu’article défini, et les deux autres morphèmes, accolés au nom, sont devenus des déterminants possessifs.
La variation allomorphique de l’article défini est purement contextuelle, la première forme -n s’utilisant lorsque le substantif se termine par une voyelle ou lorsqu’il est suivi par un clitique commençant par une voyelle, et la deuxième forme -ə lorsque le substantif se termine par une consonne.
Quant à sa position, ce morphème de détermination apparaît en finale de nom, c’est-à-dire après la marque de pluriel et après l’affixe casuel, quand ils existent.
Note 66. Nous avons d’abord indiqué le morphème GEN/DAT pluriel oriental puis son équivalent occidental.
Note 67. Nous marquons toujours la différence de prononciation consonantique.
Deuxièmement, le nom peut apparaître nu, c’est-à-dire sans aucun article accolé. A ce moment-là, il est par défaut indéfini. Il renvoie alors à un objet du monde non spécifique ou sert à désigner des noms non-dénombrables, en prenant une valeur de partitif.
Note 68. Exemple tiré de Kozintseva (1995 : 17).
Enfin, troisièmement, le nom peut être accompagné d’un article indéfini qui a en fait une origine numérale. C’est très souvent ce qui se produit avec la plupart des langues possédant une marque d’indéfini. La forme du numéral et la forme de l’article indéfini sont d’ailleurs très souvent homonymes, ce qui rend difficile leur distinction.
Voici ce que précise Creissels (2006a : 137) à propos de la création de l’indéfini et de son évolution à partir du numéral :
‘La première étape de l’évolution qui peut créer un article indéfini à partir du numéral un est la généralisation de l’emploi de un pour marquer des constituants nominaux référentiels mais non identifiables qui se réfèrent à un individu unique ; dans une deuxième étape, l’emploi de l’article indéfini tend à s’étendre aux constituants nominaux non référentiels.’Ce qui va nous intéresser en arménien, c’est précisément la forme que va endosser cet article indéfini d’origine numérale. Que l’on soit en oriental ou en occidental, nous aurons deux fonctionnements différents. En effet, en oriental, le numéral classique -mi- a donné d’une part le numéral 64 -mek-~-mi-, d’autre part, la forme d’indéfini -mi- qui peut varier avec -mɛ- (chez les locuteurs en provenance d’Iran), qui apparaîtra en tant que morphème libre, devant le nom auquel il se rapportera. D’ailleurs, si on le supprimait, on garderait le même sémantisme, comme on peut le constater dans l’énoncé suivant.
En revanche, en arménien occidental, le numéral semble s’être plus grammaticalisé. En oriental, on a juste observé un changement ou plutôt une diversification dans le sémantisme du numéral de base, tandis qu’en occidental, en plus de cette modification-là, l’ordre des constituants a été modifié, le morphème a basculé à droite de la base nominale (ou autre), s’y est suffixé (comme l’article défini) et est donc devenu un morphème non autonome 65 . L’article indéfini apparaît donc sous la forme -mə, morphème lié.
En occidental, cet article est invariable et n’est utilisé qu’au singulier pour désigner un référent indeterminé ou un référent indéfini prélevé dans un ensemble d’objets semblables. Il tombe au pluriel et l’on retrouve le morphème zéro qui, comme nous l’avons vu précédemment, sert à indiquer que le nom (dans ce cas pluriel) est indéfini.
Voici donc la différence de traitement de l’article indéfini en arménien oriental et en arménien occidental :
Nous ne discuterons pas ici de la constitution des paradigmes pour ces articles défini et indéfini, qui semble problématique. En effet, même si pendant longtemps la tendance a été de les opposer au sein du même groupe de déterminants articles, il semble clair, comme l’évoque Creissels (2006a), que le défini appartient à la classe des ‘actualisateurs’, tout comme les démonstratifs et les possessifs, et que l’indéfini appartient aux déterminants quantifieurs.
Ce qui nous intéressera ici est la forme que prendra l’article indéfini quand il apparaîtra dans notre corpus, puisque c’est le seul type de déterminant, avec les possessifs, qui peut varier d’un standard à l’autre 66 . Nous regarderons ainsi chez chaque locuteur la forme qui sera employée : utilisera-t-il le morphème appartenant à sa propre variante ou fera-t-il des tentatives d’adaptation en utilisant le morphème de la variante opposée ?
Ce type d’adaptation aussi bien dans un sens que dans l’autre demande a priori un certain effort pour les participants. Si un locuteur OR tente d’employer le morphème d’indéfini de l’occidental, il doit changer la forme qu’il maîtrise et la basculer à droite du substantif. A l’inverse, un locuteur OCC devra également modifier la forme de son morphème habituel et le faire passer à gauche du substantif. Il semble donc que ce type de changement ne soit pas l’un des plus attendus dans les adaptations, car il est relativement compliqué à effectuer.
Après avoir demandé l’avis de nos interlocuteurs, nous constatons qu’apparemment, pour certains locuteurs OR, cette différence semble connue et même utilisée, car elle est assez caractéristique du système occidental.
Comme dans le constat que nous avions effectué à propos de certaines formes verbales très différentes d’une variante à l’autre, et qui se prêteraient a priori peu à adaptation, nous obtenons ici le même type de remarque de la part de certains locuteurs, qui ne paraissent pas ignorants du changement existant. Reste à savoir si ceux qui tentent les adaptations les réussissent, c’est-à-dire s’ils emploient des formes attestées dans la variante opposée, ou bien s’ils font de la sur-adaptation. Quant aux locuteurs OCC, ils semblent moins à l’aise avec cette différence (si ce n’est NZ 67 , une fois n’est pas coutume). Nous étudierons ces phénomènes en détail dans notre corpus.
Il en va de même pour l’occidental.
Même s’il apparaît détaché du nom à l’écrit. Aucun autre élément ne pourrait s’intercaler entre le nom et le suffixe de l’indéfini.
Nous avons déjà parlé des déterminants possessifs (qui prennent la même forme que les pronoms possessifs), dont la forme varie également d’une variante à l’autre.
Le principal locuteur OCC, qui est évêque de l’Eglise arménienne de Lyon.