2.2.5. L’ordre des mots

Pour clore cette description portant sur les différences morpho-syntaxiques entre l’arménien oriental et l’arménien occidental, il nous reste à aborder un phénomène sémantico-syntaxique important : l’ordre des mots.

Rappelons ce que nous avons présenté précédemment :

Dans ces dernières structures, nous allons nous intéresser à l’élément qui occupera la position préverbale. Nous ne prendrons pas en compte les éléments centraux classiques que l’on peut retrouver à cet endroit, comme le sujet de verbes intransitifs, l’objet de verbes transitifs ou certains compléments obliques. Par contre, nous nous attarderons sur le phénomène particulier de focalisation, attesté essentiellement en arménien oriental : lorsque l’ordre SOV n’est pas respecté, c’est parce qu’on peut trouver un élément focalisé en position préverbale. C’est ici que se trouve le dernier type de variation morpho-syntaxique entre les deux standards auquel on s’intéressera dans le cadre de notre travail et qui a été étudié par Comrie depuis 1984.

Développons avant tout la description de ce phénomène : le focus est une unité linguistique qui est particulièrement chargée d’une valeur informative et qui va, pour cette raison, être mis en relief dans le discours. Le procédé de focalisation permettra cette mise en relief. Celui-ci, selon Creissels (2006b : 112) « consiste à signaler explicitement un constituant qui joue le rôle discursif de focus ». Selon les langues du monde, il existe plusieurs procédés de focalisation et plusieurs types de constructions qui ne seront pas utilisés avec la même fréquence.

Toujours selon Creissels (2004), il existe trois grands types de stratégies de focalisation, dans les langues du monde :

En ce qui concerne l’arménien, la deuxième stratégie de marquage intonatif est le procédé commun aux deux variantes. La différence résidera en revanche au niveau d’une spécificité propre à l’arménien oriental, qui assortira dans certains cas ce marquage intonatif d’un terme focalisé dans une position spéciale (troisième stratégie). Cette variante possèdera ainsi un focus dit préverbal, c’est-à-dire un focus qui se placera systématiquement à gauche du verbe ou plus précisément à gauche de la forme finie du verbe.

Selon Comrie (1984), cette position préverbale est observée dans de nombreuses autres langues (comme le hongrois ou le basque par exemple), dont certaines appartiennent à la même aire géographique que l’arménien. C’est le cas du géorgien ou du turc.

Par ailleurs, il est utile de distinguer en arménien oriental trois types de focus, le focus étant « the essential new information that is presented or asked in the sentence » (Comrie, 1994 : 1) :

Bien entendu, ces trois types de focus ne coïncident pas nécessairement. Nous essayerons dans notre corpus de voir où se situe le focus en arménien oriental et surtout quel est le procédé de focalisation que les locuteurs de l’autre variante utilisent.

Enfin, Comrie expose le fait qu’en arménien oriental, le placement, c’est-à-dire la position de focus préverbal, est essentiellement contraint pour les pronoms interrogatifs en position de sujet ou d’objet ainsi que pour les interrogations totales, où le terme sur lequel porte l’interrogation est placé avant la forme verbale finie.

Ce placement sera en revanche beaucoup moins contraint pour les autres termes focalisés.

Voici quelques exemples directement tirés de notre corpus :

Voici à présent des exemples 70 qui illustrent l’utilisation de la position de focus préverbal chez les locuteurs OR :

Pour réellement comprendre où se situe la différence entre les deux variantes d’arménien, nous devons apporter une information supplémentaire.

Nous savons que la focalisation fonctionnera à l’identique en oriental et en occidental pour le cas des questions. Pour les autres structures, nous savons qu’à l’occidental il n’y a qu’un simple marquage intonatif du focus, là où en oriental ce marquage peut être accompagné d’une position syntaxique particulière. Ceci est vrai en oriental, particulièrement avec les formes verbales analytiques, où le focus se placera avant la forme finie, autrement dit, avant l’auxiliaire en arménien, qui aura inversé sa place avec le participe. Le reste du temps, c’est-à-dire avec des formes verbales synthétiques, la contrainte d’ordre sera beaucoup moins suivie. C’est donc à ce niveau-là que nous focaliserons notre travail : la focalisation avec des formes verbales analytiques.

Voici ce qui peut se passer : en occidental, nous aurons le focus marqué intonativement qui se placera avant le participe suivi de son auxiliaire (y compris dans les constructions interrogatives), tandis qu’en oriental, ce même focus se placera juste devant l’auxiliaire qui aura inversé sa place avec celle du participe.

En voici les schèmes avec les exemples correspondants (toujours tirés du corpus) :

Nous proposerons de restreindre l’analyse du focus uniquement avec ces formes-là dans notre corpus, étant donné qu’avec les autres formes, son utilisation sera beaucoup moins contrainte et régulière. Ainsi, d’une part, nous pourrons regarder si les locuteurs OR utilisent réellement cette contrainte syntaxique et d’autre part, nous pourrons également relever si les locuteurs OCC ont conscience de cette particularité de construction en arménien oriental et s’ils tentent de l’employer.

Cependant, après avoir interrogé nos interlocuteurs, nous constatons qu’ils ne semblent guère maîtriser cette subtilité syntaxique et qu’ils n’ont ni conscience ni connaissance de la formation et de l’utilisation du focus. Après avoir effectué quelques tests chez les locuteurs OR en leur proposant de reconstituer des énoncés arméniens à partir d’exemples français, les différences de construction ne leur paraissaient que trop rarement et aléatoirement pertinentes. Des exemples du type : « Pierre mange une pomme » ; « c’est Pierre qui mange une pomme (et non Marie) » ; « c’est une pomme que mange Pierre (et non une poire) », peuvent, pour eux, avoir la même structure syntaxique avec l’élément focalisé qui ne porte qu’une marque intonative. Bien que nous leur proposions, dans un second temps, les énoncés portant le marquage syntaxique du focus, ils ne semblaient pas pour autant complètement convaincus, en évoquant que l’on pouvait, selon eux, dire les deux.

Ainsi, cette différence de construction est certes présente et décrite dans le système de la langue, mais son application est loin d’être évidente, et finalement son analyse ne sera peut-être pas des plus pertinentes. Nous relèverons donc dans notre corpus les énoncés qui contiennent un focus et ont une forme verbale composée aussi bien chez les locuteurs d’arménien oriental que chez les locuteurs d’arménien occidental, et nous essayerons de voir les régularités d’emploi. Mais ce qui sera réellement intéressant, c’est de relever les formes verbales analytiques qui sont adaptées par le locuteur, c’est-à-dire qui appartiennent à la variante opposée, et de voir où se place le focus dans ces énoncés, quand il y en a un. Par exemple, si un locuteur OCC utilise la forme de présent de l’oriental, qui n’existe pas dans sa variante, on pourra regarder où se situe le focus à savoir s’il est situé avant l’auxiliaire, comme ce qui est attendu en oriental, ou bien s’il est situé devant le participe, comme ce qui existe en occidental. A l’inverse, chez un locuteur OR qui emploie une forme verbale typiquement occidentale, on regardera où il aura tendance à placer son focus.

Voici deux exemples construits pour illustrer notre propos, l’élément souligné étant le focus. Nous remarquons bien l’inversion de l’auxiliaire avec son participe en oriental et non en occidental :

Il nous reste en fait à voir si cette différence existant dans le système est réellement marquée et employée par les utilisateurs ou non.

Nous ne poserons ainsi pas d’hypothèses de départ parce que ce phénomène semble complexe et peu prévisible.

Notes
68.

Remarque : l’arménien d’Arménie aurait tendance à modifier cet ordre des mots à cause notamment de l’influence du russe, et suivrait donc un ordre SVO.

69.

Comme le précise Creissels (2004 : ??), « ce dernier type de stratégie n’est possible que dans les langues où le rangement linéaire des constituants n’est pas définitoire des rôles syntaxiques [...] ».

70.

Ce sont des exemples où le focus syntaxique et le focus d’intonation correspondent.