Les diverses lectures entreprises nous ont permis de confirmer notre point de vue initial : notre recherche se situe dans le domaine de la sociolinguistique, dont l’objet est l’étude de la langue en relation avec la société. Il s’agit d’une discipline relativement récente apparue à la fin des années soixante, bien que, comme l’indique Hudson (1980), des études reliant la langue et la société avaient déjà précédemment été menées. Il existe une longue tradition portant d’une part sur la dialectologie et, d’autre part, sur l’étude des relations existant entre le sens des mots et la culture. La nouveauté de l’époque, aux yeux de Hudson (1980 : 1), est :
‘the widespread interest in sociolinguistics and the realisation that it can throw much light both on the nature of language and on the nature of society.’De nombreux projets ont été mis en place, de nombreuses données empiriques ont été récoltées et des études aussi bien sur des communautés peu connues que sur des communautés beaucoup plus connues et cotoyées au quotidien ont attiré toute l’attention des chercheurs. C’est ainsi qu’a commencé à se développer la sociolinguistique.
La différence fondamentale que cette discipline entretient avec la linguistique purement structuraliste apparaît d’emblée dans la définition donnée ci-dessus. La sociolinguistique met explicitement en relation la langue et la société, alors que la linguistique structuraliste privilégie, dans son ensemble, l’étude de la langue en tant que système, et place au second plan les contextes sociaux dans lesquels elle est apprise et utilisée. Bien que Saussure considère la langue en tant que réalité sociale, il ne la traite pas comme telle. En introduisant les notions de langue et parole, il se focalise sur la langue en tant que système indépendant et non sur l’utilisation qui est réellement faite de ce système en parole (language system vs language use).
‘La parole se réfère aux énoncés du discours effectivement produits par un individu en des circonstances données, qui ne sont jamais tout-à-fait les mêmes selon les situations. La langue, d’autre part, est le système sous-jacent qui reflète la partie stable d’énoncés particuliers. (Gumperz, 1982 : 10)’Les structuralistes s’appuient sur des données empiriques, mais celles-ci ne sont qu’un moyen – passage obligé – intéressant à exploiter pour parvenir à une description grammaticale des systèmes étudiés. Ce qui les intéresse avant tout est d’établir une grammaire de la langue, constituée de catégories abstraites, qui sera le plus possible commune à la population des locuteurs concernés. Toute variation manifestée en parole par ces mêmes locuteurs et qui n’entre pas dans le système décrit, est considérée par ces linguistes comme une forme dérivée apportée par le locuteur lui-même, ne faisant donc pas partie de la langue et n’étant donc pas prise en compte.
‘Les déviations dans la structure qui apparaissaient naturellement dans l’étude du comportement quotidien étaient considérées comme n’appartenant pas, par nature, au système. On pensait qu’elles reflètent des préférences momentanées, une idiosyncrasie personnelle. Ou qu’elles manifestent des tendances émotives ou expressives, qui reposent sur des mécanismes de signalement universels. (Gumperz, 1982 : 11)’Tout ce qui ne fait pas partie du système linguistique et qui pourrait être dû à des critères externes n’a pas sa place dans le structuralisme au sens strict.
Nous allons, pour notre part, nous intéresser certes aux systèmes linguistiques, qu’il s’agisse de celui de l’arménien ou, de façon moins approfondie, de celui du français, et nous allons largement développer les caractéristiques internes de la langue (arménienne), ce qui nous permet d’exposer une première approche abstraite du fonctionnement attendu de celle-ci. Mais ce qui nous importe réellement, c’est de comprendre comment fonctionne concrètement la langue, autrement dit comment elle se comporte, comment elle est employée lorsqu’elle est mise en discours, lorsqu’elle est utilisée par ses locuteurs, au sein d’une interaction verbale.
En choisissant une telle approche de travail, nous ne pouvons évidemment plus isoler la langue en tant que simple système linguistique ; nous nous devons d’observer son comportement en pleine utilisation, en tant que langue « vivante », c’est-à-dire langue qui vit, grâce aux emplois qu’en font les uns et les autres. Nous étudions donc la langue dans la société, autrement dit après avoir décrit les emplois attendus et attestés de la langue, nous observons les usages réels qui sont faits en discours. Ces derniers sont complètement dépendants des locuteurs et de toute une série de facteurs les concernant directement et qui sont externes à la langue.
Dans notre étude, ces deux approches linguistique et sociolinguistique sont parfaitement complémentaires et la première est indispensable à la seconde. En quelque sorte, on pourrait dire que la sociolinguistique fait partie de la linguistique et sa particularité est qu’elle se refuse à séparer la langue de ses conditions d’utilisation.
Le point de départ de la sociolinguistique est une critique d’une certaine conception immanentiste du structuralisme. Labov, qui fut l’étudiant de Weinreich, s’oppose à la linguistique structuraliste de Saussure qui ne décrit les faits linguistiques qu’en relation avec d’autres faits linguistiques, alors que lui, comme Meillet (pourtant structuraliste), propose de s’aider de données extérieures, tirées du comportement social, pour expliquer certains de ces faits linguistiques 75 .
Dès la fin des années 60, Labov ainsi que d’autres chercheurs nord-américains, européens et particulièrement français, remettent en question le structuralisme de Saussure qui, comme l’indique Boyer (2001 : 15), d’une part, efface complètement le sujet (parlant/écrivant) du champ de l’analyse linguistique et, d’autre part, met notamment entre parenthèses « des relations complexes certes mais déterminantes entre langue (langage) et société ».
Hudson (1980 : 3) résume bien les deux approches :
‘The task of linguistics [...] is to work out ‘the rules of language X’, after which sociolinguists may enter the scene and study any points at which these rules make contact with society – such as where alternative ways of expressing the same thing are chosen by different social groups.’La linguistique structuraliste a fait de la langue un objet beaucoup trop abstrait. Labov propose d’étudier des langues en société, c’est-à-dire des langues qui sont utilisées, ajustées, constamment adaptées par des locuteurs selon leur propre besoin.
Une discipline portant un nom légèrement différent de celui de « sociolinguistique » cohabite avec elle et étudie les mêmes phénomènes : il s’agit de la sociologie du langage. La sociolinguistique, comme la définissait Hudson, étudie le langage au travers de la société. La sociologie du langage, elle, en reprenant les mêmes éléments, décrypte la société par la langue. La nuance paraît mince mais révèle deux approches méthodologiques différentes, en fonction de ce qui constitue l’objet de recherche de base : la langue vs la société. Dans le premier cas, en sociolinguistique (qui fait partie du domaine de la linguistique), l’objet de recherche est avant tout la langue, et l’on s’aide d’indices apportés par la société pour expliquer certains phénomènes apparaissant dans la langue. Dans le second cas, en sociologie du langage (qui fait partie du domaine de la sociologie), on s’intéresse à un état de la société, et l’on s’aide des informations que peut apporter la langue pour expliquer cet état. La différence se situe donc au niveau des éléments sur lesquels la recherche se focalise.
Il est donc inutile de chercher à distinguer à tout prix ces deux disciplines qui se chevauchent en grande partie puisqu’elles s’intéressent toutes deux aux relations entre la langue et la société, même si c’est à des fins diverses. D’un point de vue méthodologique, la sociologie du langage opte pour une approche macro observant globalement ce qui se passe pour une société plurilingue, c’est-à-dire une société dans laquelle cohabitent plusieurs langues, enrichissant ainsi différents domaines sociologiques.
‘This is an important area of research from the point of view of sociology (and politics), since it raises issues such as the effects of multilingualism on economic development, and the possible language policies a government may adopt […]. However, such ‘macro’ studies generally throw less light on the nature of language than the more ‘micro’ ones […], because the notion of ‘language X’ is usually left unanalysed. (Hudson, 1980 : 5).’Au sein de la sociolinguistique, en revanche, les deux approches méthodologiques micro et macro sont possibles. En effet, ces approches dépendent essentiellement de la taille de la communauté linguistique et sociale étudiée. Plus la langue représentée par une communauté sera importante, autrement dit plus la langue étudiée possèdera de locuteurs et aura un statut dominant dans une société en particulier, plus l’analyse qui en sera faite sera macro, c’est-à-dire que les conclusions qui pourront être tirées de l’étude seront générales et applicables à une grande partie de la société, parce que suffisamment représentatives.
Et plus la langue et la communauté linguistique étudiées possèderont des caractéristiques particulières et seront peu représentées dans une société, plus l’analyse faite sera micro, c’est-à-dire ne sera applicable qu’à cette partie focalisée de la société. Plus l’objet de recherche sera sélectionné, trié avec des critères précis, plus l’analyse qui en sera faite sera microsociolinguistique. C’est exactement ce qui se passe dans notre cas. Nous l’exposerons plus tard en détail, mais notre objet de recherche est très fin, il n’apparaît que dans certaines situations de communication particulières, et ne concerne qu’une partie d’une société, puisque nous étudions les variantes d’une langue qui entrent en contact lors de conversations spontanées, dans un pays d’accueil dont la langue ne correspond en rien à la langue étudiée principalement. Malgré la particularité de notre objet de recherche, son analyse débouche sur la découverte de mécanismes discursifs et interactionnels généraux.
Tout est ainsi parti de l’ouvrage de Weinreich Languages in contact (1953), publié il y a plus de cinquante ans, le contact des langues étant un des thèmes phares de la sociolinguistique. Calvet (2003) en raconte l’histoire, basée sur trois générations de linguistes : Martinet le préfacier structuraliste du livre, Weinreich son ancien thésard, et Labov à son tour étudiant de Weinreich.