2.2. Variantes, dialectes, registres

2.2.1. Classification des dialectes arméniens

Nous avons choisi d’employer les termes de variante orientale vs variante occidentale lorsque nous voulions opposer globalement les deux systèmes linguistiques arméniens dominants, représentant une quantité plus ou moins importante de dialectes qui, par rapport à leurs variantes de base, possèdent chacun leurs propres spécificités.

Le tableau ci-dessous se charge de regrouper, sous chacune des deux variantes, uniquement les dialectes qui sont présents dans le corpus, selon les pays d’origine des locuteurs :

Chacun de ces dialectes possède ses propres spécificités qu’elles soient phonétiques, grammaticales ou lexicales, mais ils appartiennent tous, malgré tout, à une même famille de base, à une même variante.

En dialectologie arménienne, la notion de dialecte est floue et selon les chercheurs, on considère qu’il existe entre 2 et 120 dialectes arméniens : 2 si l’on s’arrête au niveau des variantes, jusqu’à 120 pour les auteurs qui distinguent d’autres codes, selon les critères qu’ils prennent en considération. Selon Vaux (1998 : 6) :

‘Armenian is not a simple homogeneous language, but rather a vast continuum of related dialects and idiolects. The idea that Armenian consists solely of the literary languages – Classical, Middle, Standard Eastern and Standard Western – is an illusion perpetuated by prescriptive grammarians and individuals who have not worked closely with speakers of the language.’

Ces chiffres varient, une fois de plus, selon la définition que l’on décide de donner au terme dialecte. Nous suivons l’idée de Djahukian (1972) et Vaux (1998), selon laquelle il est possible de répartir les différents dialectes arméniens en deux principaux groupes, correspondant aux portions est/ouest de la zone linguistique arménienne. La séparation de cette zone est globalement basée sur la frontière arméno-turque, les dialectes du côté turc étant les dialectes dits occidentaux et ceux du côté arménien étant les dialectes orientaux. Ces deux groupes sont basés sur les deux langues littéraires modernes, appelées SWA (Standard Western Armenian) et SEA (Standard Eastern Armenian), la première ayant vu le jour à Constantinople, la seconde à Tiflis.

Cette dichotomie dialectale repose sur un certain nombre de variations linguistiques, dont les deux plus importantes sont la formation du présent, avec l’utilisation de la particule ku uniquement pour les dialectes occidentaux, et la présence du cas locatif seulement dans les dialectes orientaux. En procédant ainsi pour le cas de l’arménien, les dialectologues ont établi une géographie des dialectes : ils ont étudié la distribution géographique de certains items linguistiques et ont dressé une carte avec des isoglosses répartissant des aires linguistiques et dialectales, chaque aire délimitée présentant le même traitement linguistique.

En considérant qu’il existe plus de deux dialectes arméniens qui sont répartis sous deux pôles, la notion de continuum dialectal se révèle indispensable. Certains seront donc intercompréhensibles, mais comme le dit Vaux (1998 : 7) :

‘Many of [them] are mutually unintelligible, such as the Agulis dialect spoken in eastern Nakhichevan […] or the Svedia dialect spoken in Syria.’

L’intercompréhension entre les différents dialectes d’une langue est rendue possible par l’intermédiaire des locuteurs, elle est donc subjective, c’est-à-dire propre à chaque participant qui se retrouve dans une situation de codes (qu’il s’agisse de langues ou de dialectes) en contact. Sans adopter le point de vue extrême de Hudson (1980) qui tend à dire qu’il n’y a pas de façon de délimiter les variétés et qui suggère même que ces dernières n’existent pas, il est difficile de dire, dans l’absolu, que deux dialectes ne sont pas intercompréhensibles. Ce sont les locuteurs qui ont les capacités de se rendre compréhensibles ou non et de comprendre ou non ce qu’ils entendent. Ces capacités sont issues de l’histoire personnelle de chaque locuteur. Autrement dit, elles sont constituées de facteurs externes qui sont géographiques et sociaux, ainsi que de facteurs personnels qui portent sur la connaissance de son propre système linguistique et sur l’expérience du système linguistique de l’autre ainsi que sur la motivation.

Notre étude est à même d’illustrer ce phénomène d’intercompréhension subjective. Lors de la description des deux variantes de l’arménien, nous avons mis en avant les points de divergence entre les systèmes linguistiques et nous avons établi des degrés d’éloignement entre les deux. Nous avons ainsi obtenu d’un bout à l’autre de notre classification des formes identiques, des formes partiellement identiques, des formes identiques à usages différents ou encore des formes complètement différentes. Si nous nous appuyons sur la langue, c’est-à-dire sur la constitution du système linguistique, nous pouvons dire que les formes complètement différentes, c’est-à-dire inexistantes dans la variante de l’autre, ne peuvent a priori pas être compréhensibles pour le locuteur qui ne les possède pas dans son propre système. Or, nous verrons qu’en réalité, c’est‑à‑dire en discours, dans les usages langagiers des participants, ces différences extrêmes ne semblent pas aussi incompréhensibles que prévues.

Cette dialectologie régionale, qui est certes un indice important pour comprendre la répartition de la langue, n’est pas suffisante en soi et requiert le recours à une autre forme d’étude qui porte cette fois-ci sur les dialectes sociaux. Selon Hudson (1980), les dialectes ne sont pas seulement distribués géographiquement, notamment parce que la notion de mobilité géographique existe, c’est-à-dire que pour diverses raisons qu’elles soient d’ordre géopolitique, familiale ou autre, les locuteurs quittent un endroit en emportant avec eux leur(s) dialecte(s), mais ils sont également distribués socialement. Autrement dit, en plus de voir où ces codes sont parlés, nous regardons quels genres de personnes les parlent. Les critères sociaux, qui sont alors les plus exploités, sont par exemple ceux de la classe sociale, de l’âge ou du sexe des locuteurs, longuement développés dans le second volume de l’ouvrage de Labov, Principles of linguistic changes (2001).

A propos du possible déplacement géographique des locuteurs, selon le pays d’accueil, leur dialecte se verra teinté d’une influence plus ou moins forte de la nouvelle langue qu’ils auront à leur disposition 85 . Là encore, la seule réalité s’avère être l’idiolecte propre à chaque individu. Par exemple, pour la langue arménienne, tous les locuteurs en présence dans notre corpus ont été en contact plus ou moins intense avec le français, et dans les conversations enregistrées, nous comptons de nombreuses occurrences dans cette langue.

En complétant par des variables sociales la dialectologie géographique, nous voyons apparaître des explications de certains phénomènes qui pouvaient paraître jusque-là obscurs. C’est ainsi que, par exemple, un groupe peut avoir plus de points communs avec un autre groupe du même milieu social dans une région différente, qu’avec un groupe socialement différent dans la même région.

Pour nos conversations en arménien, les variables géographiques vont donner une première tendance quant à la variante attendue parlée par les uns et par les autres, c’est-à-dire que nous savons dès le départ quel locuteur parle quel dialecte, selon son pays d’origine. Ensuite, il faudra étudier si, dans les données récoltées, il parle effectivement le dialecte attendu ou pas. Le choix qu’il effectuera pourra être expliqué tantôt par les critères sociaux mis en avant, tantôt par des facteurs internes à la langue. Tous ces facteurs seront indispensables et complémentaires dans notre travail d’analyse pour éclairer les phénomènes d’adaptation qui se produisent.

Notes
85.

Sans parler de l’influence de la langue du pays d’origine, comme par exemple, le turc, l’arabe ou l’iranien qui, dans notre cas, ont déjà pénétré les dialectes des locuteurs arméniens.