2.2.2. Comparaison avec l’arabe

Nous pourrions être tentée de rapprocher le cas de l’arménien d’une autre situation pluridialectale bien connue et extrêmement complexe : celle de l’arabe. La littérature en dialectologie arabe est dense et décrit la norme, dans les pays arabophones et chez chaque locuteur, comme étant la cohabitation de plusieurs variétés d’arabe. Les premières traces de la langue arabe remontent aux environs du IVe siècle de l’ère chrétienne, utilisées par quelques tribus nomades de la Péninsule Arabique. A partir de l’avènement de l’Islam, au VIIe siècle, la langue s’est répandue de plus en plus loin. Aujourd’hui, plusieurs variétés d’arabe sont utilisées de façon complémentaire ou simultanée.

D’après Barkat (2000), qui consacre un chapitre entier de sa thèse à dépouiller ces différentes variétés :

‘Au sommet, se trouve une variété dite ‘classique’, ‘littérale’ ou encore ‘littéraire’ ; à la base, des dialectes, variétés régionales aux caractéristiques singulières. Entre ces deux formes, apparaît une variété intermédiaire, écrite et parlée, commune à l’ensemble du Monde Arabe, désignée sous le terme ‘d’arabe moderne’, ‘vivant’ ou encore [...] ‘d’arabe standard contemporain’.’

Certains auteurs proposent de définir ces différentes variétés linguistiques comme étant des registres d’une même langue, puisqu’ils correspondent bien aux différentes façons d’utiliser un même code, en fonction des circonstances. Le problème est que certains de ces registres linguistiques, comme l’arabe dialectal ou parler « régional », ne sont pas partagés par l’ensemble de la population arabophone, ces idiomes étant spécifiques aux pays et régions d’origine, et l’intercompréhension étant ainsi rendue difficile. Il paraît alors délicat d’employer le terme de registre dans ces cas-là. Dichy (1994) propose une terminologie qui regroupe les notions de standard, de dialecte et de registre, et met en avant une compétence de communication qui est dite pluriglossique (et non plus simplement diglossique), où le locuteur se sert de plusieurs glosses , selon les circonstances.

Selon lui, un locuteur arabe scolarisé potentiel a ainsi plusieurs glosses à son actif :

  • l’arabe littéraire classique, qui apparaît dans les textes anciens : il n’est pas utilisé par les locuteurs, mais peut être reconnu et, dans de rares cas, compris ;
  • l’arabe littéraire moderne, qui est également appelé l’arabe standard moderne : il correspond à l’état actuel de l’arabe classique, et représente la glosse la plus répandue dans le monde arabophone. Les spécialistes la caractérisent comme étant très conservatrice de la version classique. C’est surtout son lexique qui a évolué, avec l’apparition de nouvelles significations. C’est elle qui bénéficie d’une norme linguistique, qui est enseignée et utilisée dans les médias, l’administration, la littérature, les domaines scientifiques et techniques, etc. Dans une situation pluriglossique, elle est la variété dominante (vs parler « régional »). C’est aussi cette glosse qui est utilisée pour que deux locuteurs scolarisés, dialectalement opposés, puissent se comprendre un minimum ;
  • l’arabe moyen de type 1 et l’arabe moyen de type 2 : la glosse précédente étant enseignée et utilisée abondamment dans les médias, elle est devenue langue parlée. La radio et la télévision « ont en effet permis à la grande majorité des arabophones, toutes classes sociales confondues, de se familiariser avec cette forme linguistique, même si elles n’en font pas, à l’instar des ‘lettrés’, un usage quotidien » (Barkat, 2000 : 25). Mais la particularité de cette glosse parlée, est le fait qu’elle a petit à petit pris les caractéristiques dialectales des locuteurs et est devenue une glosse intermédiaire entre l’arabe standard et l’arabe dialectal. Pour cette raison, elle est qualifiée d’arabe moyen. La différence entre les deux types d’arabe moyen repose sur la glosse dominante : l’arabe moyen de type 1 est une glosse mixte composée essentiellement d’arabe littéraire moderne, au sein duquel s’insèrent des traits caractéristiques du parler « régional » de la zone du monde arabe du locuteur concerné, tandis que l’arabe moyen de type 2 est une glosse mixte basée surtout sur le parler « régional » du locuteur, dans lequel s’insèrent des traits d’arabe littéraire moderne. Le premier arabe moyen est donc plus formel mais plus accessible à un interlocuteur dialectalement différent, tandis que le second arabe moyen est plus pédagogique pour des membres appartenant à une même communauté linguistique, mais moins compréhensible pour un intervenant exogroupe ;
  • le parler « régional », qu’on appelle également arabe dialectal, est la glosse de référence d’une zone en particulier du monde arabe, qu’il s’agisse d’un pays ou d’une région. Cette glosse, dans une situation pluriglossique, correspond à la variété dominée (vs arabe standard moderne) la plus prestigieuse parmi les choix dialectaux possibles, qui est utilisée dans la vie quotidienne locale. C’est la langue vernaculaire des locuteurs, dans une zone donnée. Les dialectes arabes peuvent être extrêmement différents d’une région du monde arabe à une autre, et il est très courant que les locuteurs, d’une part, ne se comprennent pas mutuellement et, d’autre part, condamnent fermement, sous l’influence des normativistes-traditionalistes, ces variétés dialectales ;
  • le parler local correspond à un dialecte bien moins répandu que le précédent, puisqu’il s’agit, pour un locuteur donné, de la glosse de sa ville ou de son village ;
  • les autres parlers régionaux : il s’agit, ici, des glosses de référence, autrement dit les variétés dominées, en usage dans d’autres pays, d’autres zones du monde arabe, que le locuteur, non issu de ces zones, ne maîtrise pas forcément, mais auxquelles il peut avoir accès.

Un locuteur arabophone qui veut entrer en communication a donc trois types de glosses à sa disposition :

  • les glosses de référence, qui sont l’arabe littéraire moderne (et éventuellement classique), son parler régional et son parler local ;
  • les glosses mixtes, qui sont l’arabe moyen de type 1 ou 2 ;
  • et enfin, les glosses étrangères, qui ne font pas vraiment partie de son système mais pour lesquelles il peut avoir quelques connaissances.

Avec un interlocuteur endogroupe, il n’a besoin que des deux premiers types de glosses pour communiquer. En revanche, avec un interlocuteur exogroupe, il aura besoin des trois types de glosses. Son choix, à tout moment, est guidé par ce que Dichy (1994) appelle la pression sociopragmatique, c’est-à-dire que le locuteur sélectionne ses glosses en fonction de :

1) la situation de communication dans laquelle il se trouve, chaque situation étant initialement précodée, i.e. les locuteurs savent quel code il est attendu qu’ils utilisent dans quelle situation (précodage situationnel),

2) la position qu’il veut occuper dans l’interaction (position haute ou basse) par rapport à son interlocuteur. S’il veut, par exemple, endosser une position haute et mettre de la distance avec son interlocuteur, le locuteur utilisera majoritairement l’arabe standard ou l’arabe moyen de type1, et évitera au maximum l’arabe moyen de type2 et l’arabe dialectal (ou local).

Avec un interlocuteur qui ne possède pas le même dialecte que lui, il aura tout intérêt à faire de même, à savoir, employer au maximum le standard, glosse la plus répandue, et éviter les glosses régionales, qui peuvent freiner la compréhension, sauf si l’interlocuteur, en face, possède quelques connaissances des systèmes dialectaux en question.

Cette situation rejoint, sur certains points, celle de l’arménien. Si nous reprenons la terminologie utilisée dans le cas de l’arabe et que nous l’appliquons à la situation arménienne, voici les différents codes obtenus :

  • L’arménien classique (grabar) serait l’équivalent de l’arabe classique, à ceci près qu’il est encore moins répandu, puisqu’il est employé uniquement dans les textes sacrés et n’est pas compris des locuteurs.
  • Là où l’arabe a établi un standard moderne, l’arménien possède, et il s’agit de la première différence majeure, deux standards modernes, qui sont deux variantes représentant, en partie, l’état actuel de l’arménien classique ainsi qu’un certain nombre de dialectes. Il existe donc deux systèmes de référence, mais chaque locuteur, selon son pays d’origine, n’en possède qu’un. C’est à ce niveau-là que les deux langues divergent : l’arabe a un standard commun à tous ses locuteurs, alors que l’arménien a deux standards distincts (oriental / occidental), séparant ses locuteurs en deux groupes. Ces standards, comme nous l’avons évoqué dans le cadre historique, sont eux-mêmes issus de dialectes auxquels les spécialistes ont ôté tous les traits qui étaient saillants. Les deux standards arméniens (l’un issu notamment du dialecte de Tiflis, l’autre du dialecte de Constantinople) sont donc deux véritables koïnês, c’est-à-dire deux codes intermédiaires et véhiculaires dans lesquels se sont fondus et se sont centralisés un certain nombre de dialectes et de parlers locaux.
‘A l’origine au moins, une koïnê est une création en partie artificielle et n’est la langue maternelle de personne, mais les forces d’intégration peuvent amener les locuteurs à transmettre à leurs enfants cette koïnê plutôt que leur dialecte originel. (Launey, 2003 : 14)’
  • Comme pour l’arabe, on pourrait parler d’« arménien moyen », c’est-à-dire dans ce cas précis, de deux arméniens moyens de type 1 (et non de type 2), constitués majoritairement du standard arménien correspondant (oriental ou occidental), accompagné du parler « régional » du locuteur. Il s’agit, comme pour l’arabe, d’une glosse mixte, mais il en existe deux sortes, fondées sur les bases d’arménien différentes. Selon les régions arménophones, il semble toutefois probable de retrouver également un arménien moyen de type 2, le dialecte prenant le dessus sur le standard. Mais dans les exemples que nous étudions, le standard est toujours dominant sur les particularités dialectales. Ces deux types de glosses, selon la variante d’appartenance, sont des glosses mixtes de référence pour les locuteurs.
  • Comme l’arabe, l’arménien possède encore de nos jours quelques parlers « régionaux » ou locaux, c’est-à-dire des dialectes qui sont, apparemment, indépendants des langues modernes. Ceux-ci sont de plus en plus rares, la plupart des dialectes arméniens étant rattachés à un des deux standards, et partageant avec eux une grande partie du système linguistique.

Trois parlers régionaux arméniens sont bien connus. Deux d’entre eux sont territorialisés et n’ont pas de contact avec un des standards, alors que le troisième a fini par subir l’influence d’un des standards. Le premier est le dialecte de Hemshin, dialecte occidental. Les Arméniens de cette région ont été islamisés depuis plus d’un siècle et ont perdu leur identité arménienne. Ils s’estiment Turcs et non Arméniens mais leur dialecte est bien arménien, bien qu’ils ne le rapprochent pas du standard occidental. Ils sont par ailleurs en diglossie avec le turc.

Le deuxième dialecte est celui de Sukhumi, dialecte occidental originaire de la même région. La différence avec le précédent, c’est que les locuteurs de cette région ont certes été coupés de l’Arménie, mais ils possèdent quelques écoles où l’enseignement se fait en arménien standard.

Enfin, le troisième dialecte est celui du Karabagh, dialecte oriental cette fois-ci. Malgré l’existence d’écoles arméniennes, très peu d’enfants les fréquentaient et le dialecte n’était ainsi guère influencé par le standard oriental. Puis, après la guerre d’indépendance destinée à rattacher le Karabagh à l’Arménie (et non plus à l’Azerbaïdjan), le code standard du Karabagh devient l’arménien oriental et petit à petit, les traits dialectaux tendent à s’effacer.

Un locuteur arménien possède donc, au minimum, un dialecte selon son origine, basé plus ou moins fortement sur un des deux standards. Les différences entre le standard arménien et ses dialectes portent essentiellement sur le lexique, et parfois sur des constructions morphologiques, alors qu’en arabe, elles semblent plus porter sur la prononciation et le lexique.

Les locuteurs arméniens, dans leur pays d’origine, se servaient exclusivement d’un dialecte arménien particulier (en plus de la langue du pays), et c’est ce dialecte, dans sa totalité, qu’ils ont importé avec eux et qu’ils continuent de parler en situation de diaspora. Une dichotomie ferme ainsi qu’une diglossie entre le standard et son dialecte n’ont jamais été établies pour l’arménien, le second étant presque entièrement formé à partir du premier (qui lui-même est à la base construit à partir de dialectes). La différence entre l’arménien et l’arabe réside dans le fait que ce que nous appelons dialecte, et que nous pourrions ponctuellement être tentée d’appeler semi-dialecte, pour l’arménien correspond en fait à l’arabe moyen. Dans les deux cas, nous sommes en présence de glosses mixtes, ce qui n’est plus le cas, en revanche, quand on bascule dans les parlers « régionaux » de l’arabe (arabe dialectal).

Nous partons de l’hypothèse que le locuteur arménien parlant son dialecte a une glosse de référence mixte, alors qu’un interlocuteur adaptant aurait pour glosse de référence le standard opposé (glosse homogène) et non l’équivalent dialectal (glosse mixte), ce qui est encore différent de l’arabe, puisque Dichy a montré qu’un locuteur adaptant peut avoir des connaissances dans un autre parler « régional », c’est-à-dire une glosse homogène (vs mixte) ne faisant pas partie de son système d’origine.

Reprenons la comparaison entre ces deux systèmes linguistiques dans un tableau :

La notion de glosse, pour désigner aussi bien un des deux standards arméniens qu’un dialecte particulier, peut être retenue, en spécifiant à chaque fois si nous sommes dans un cas de glosse homogène, constituée uniquement d’un des deux standards, ou dans un cas de glosse mixte, composée d’un standard accompagné de spécificités dialectales.