Nous pourrions être tentée de rapprocher le cas de l’arménien d’une autre situation pluridialectale bien connue et extrêmement complexe : celle de l’arabe. La littérature en dialectologie arabe est dense et décrit la norme, dans les pays arabophones et chez chaque locuteur, comme étant la cohabitation de plusieurs variétés d’arabe. Les premières traces de la langue arabe remontent aux environs du IVe siècle de l’ère chrétienne, utilisées par quelques tribus nomades de la Péninsule Arabique. A partir de l’avènement de l’Islam, au VIIe siècle, la langue s’est répandue de plus en plus loin. Aujourd’hui, plusieurs variétés d’arabe sont utilisées de façon complémentaire ou simultanée.
D’après Barkat (2000), qui consacre un chapitre entier de sa thèse à dépouiller ces différentes variétés :
‘Au sommet, se trouve une variété dite ‘classique’, ‘littérale’ ou encore ‘littéraire’ ; à la base, des dialectes, variétés régionales aux caractéristiques singulières. Entre ces deux formes, apparaît une variété intermédiaire, écrite et parlée, commune à l’ensemble du Monde Arabe, désignée sous le terme ‘d’arabe moderne’, ‘vivant’ ou encore [...] ‘d’arabe standard contemporain’.’Certains auteurs proposent de définir ces différentes variétés linguistiques comme étant des registres d’une même langue, puisqu’ils correspondent bien aux différentes façons d’utiliser un même code, en fonction des circonstances. Le problème est que certains de ces registres linguistiques, comme l’arabe dialectal ou parler « régional », ne sont pas partagés par l’ensemble de la population arabophone, ces idiomes étant spécifiques aux pays et régions d’origine, et l’intercompréhension étant ainsi rendue difficile. Il paraît alors délicat d’employer le terme de registre dans ces cas-là. Dichy (1994) propose une terminologie qui regroupe les notions de standard, de dialecte et de registre, et met en avant une compétence de communication qui est dite pluriglossique (et non plus simplement diglossique), où le locuteur se sert de plusieurs glosses , selon les circonstances.
Selon lui, un locuteur arabe scolarisé potentiel a ainsi plusieurs glosses à son actif :
Un locuteur arabophone qui veut entrer en communication a donc trois types de glosses à sa disposition :
Avec un interlocuteur endogroupe, il n’a besoin que des deux premiers types de glosses pour communiquer. En revanche, avec un interlocuteur exogroupe, il aura besoin des trois types de glosses. Son choix, à tout moment, est guidé par ce que Dichy (1994) appelle la pression sociopragmatique, c’est-à-dire que le locuteur sélectionne ses glosses en fonction de :
1) la situation de communication dans laquelle il se trouve, chaque situation étant initialement précodée, i.e. les locuteurs savent quel code il est attendu qu’ils utilisent dans quelle situation (précodage situationnel),
2) la position qu’il veut occuper dans l’interaction (position haute ou basse) par rapport à son interlocuteur. S’il veut, par exemple, endosser une position haute et mettre de la distance avec son interlocuteur, le locuteur utilisera majoritairement l’arabe standard ou l’arabe moyen de type1, et évitera au maximum l’arabe moyen de type2 et l’arabe dialectal (ou local).
Avec un interlocuteur qui ne possède pas le même dialecte que lui, il aura tout intérêt à faire de même, à savoir, employer au maximum le standard, glosse la plus répandue, et éviter les glosses régionales, qui peuvent freiner la compréhension, sauf si l’interlocuteur, en face, possède quelques connaissances des systèmes dialectaux en question.
Cette situation rejoint, sur certains points, celle de l’arménien. Si nous reprenons la terminologie utilisée dans le cas de l’arabe et que nous l’appliquons à la situation arménienne, voici les différents codes obtenus :
Trois parlers régionaux arméniens sont bien connus. Deux d’entre eux sont territorialisés et n’ont pas de contact avec un des standards, alors que le troisième a fini par subir l’influence d’un des standards. Le premier est le dialecte de Hemshin, dialecte occidental. Les Arméniens de cette région ont été islamisés depuis plus d’un siècle et ont perdu leur identité arménienne. Ils s’estiment Turcs et non Arméniens mais leur dialecte est bien arménien, bien qu’ils ne le rapprochent pas du standard occidental. Ils sont par ailleurs en diglossie avec le turc.
Le deuxième dialecte est celui de Sukhumi, dialecte occidental originaire de la même région. La différence avec le précédent, c’est que les locuteurs de cette région ont certes été coupés de l’Arménie, mais ils possèdent quelques écoles où l’enseignement se fait en arménien standard.
Enfin, le troisième dialecte est celui du Karabagh, dialecte oriental cette fois-ci. Malgré l’existence d’écoles arméniennes, très peu d’enfants les fréquentaient et le dialecte n’était ainsi guère influencé par le standard oriental. Puis, après la guerre d’indépendance destinée à rattacher le Karabagh à l’Arménie (et non plus à l’Azerbaïdjan), le code standard du Karabagh devient l’arménien oriental et petit à petit, les traits dialectaux tendent à s’effacer.
Un locuteur arménien possède donc, au minimum, un dialecte selon son origine, basé plus ou moins fortement sur un des deux standards. Les différences entre le standard arménien et ses dialectes portent essentiellement sur le lexique, et parfois sur des constructions morphologiques, alors qu’en arabe, elles semblent plus porter sur la prononciation et le lexique.
Les locuteurs arméniens, dans leur pays d’origine, se servaient exclusivement d’un dialecte arménien particulier (en plus de la langue du pays), et c’est ce dialecte, dans sa totalité, qu’ils ont importé avec eux et qu’ils continuent de parler en situation de diaspora. Une dichotomie ferme ainsi qu’une diglossie entre le standard et son dialecte n’ont jamais été établies pour l’arménien, le second étant presque entièrement formé à partir du premier (qui lui-même est à la base construit à partir de dialectes). La différence entre l’arménien et l’arabe réside dans le fait que ce que nous appelons dialecte, et que nous pourrions ponctuellement être tentée d’appeler semi-dialecte, pour l’arménien correspond en fait à l’arabe moyen. Dans les deux cas, nous sommes en présence de glosses mixtes, ce qui n’est plus le cas, en revanche, quand on bascule dans les parlers « régionaux » de l’arabe (arabe dialectal).
Nous partons de l’hypothèse que le locuteur arménien parlant son dialecte a une glosse de référence mixte, alors qu’un interlocuteur adaptant aurait pour glosse de référence le standard opposé (glosse homogène) et non l’équivalent dialectal (glosse mixte), ce qui est encore différent de l’arabe, puisque Dichy a montré qu’un locuteur adaptant peut avoir des connaissances dans un autre parler « régional », c’est-à-dire une glosse homogène (vs mixte) ne faisant pas partie de son système d’origine.
Reprenons la comparaison entre ces deux systèmes linguistiques dans un tableau :
La notion de glosse, pour désigner aussi bien un des deux standards arméniens qu’un dialecte particulier, peut être retenue, en spécifiant à chaque fois si nous sommes dans un cas de glosse homogène, constituée uniquement d’un des deux standards, ou dans un cas de glosse mixte, composée d’un standard accompagné de spécificités dialectales.