2.3. La variation (socio)linguistique

Toutes les langues du monde sont soumises à variation, c’est-à-dire qu’elles ne possèdent pas un ensemble unique et stable de règles. Ces dernières varient selon différents critères. Les locuteurs appartenant à une même communauté linguistique n’ont pas forcément tous ni toujours les mêmes usages linguistiques. Nous distinguons généralement quatre grands types de variations les concernant. La première (variation diachronique) 87 a été introduite par Saussure (1968) et ne relève pas directement de la sociolinguistique, les deux suivantes (diatopique, diastratique) ont été amenées par Flydal (1951) repris par Coseriu, qui a notamment ajouté la quatrième variation (diaphasique, 1966, 1973, 1988) :

a) La variation diatopique :

Que l’on appelle aussi variation régionale. Nous nous situons sur un axe géographique, et la langue se répartit selon les différents usages qui en sont fait d’une région à une autre, autrement dit les régionalismes qui sont faits au sein d’une même langue. Gadet (1997) propose quelques exemples de régionalismes pour le cas du français. On obtient ainsi ce que l’on appelle des dialectes, des régiolectes ou des topolectes.

b) La variation diastratique :

Nous sommes ici sur un axe social, c’est-à-dire que nous observons les différences entre les usages que font les locuteurs, selon les classes sociales auxquelles ils appartiennent. Il est alors question de sociolectes. Il est à noter que la terminologie anglaise est légèrement différente de la française puisqu’elle englobe sous le terme de dialecte à la fois les dialectes régionaux et les sociolectes, alors que la terminologie française n’utilise la notion de dialecte qu’avec un point de vue géographique (et non social).

c) La variation diaphasique :

Que l’on appelle également variation situationnelle. Ici, ce n’est pas la société qui est divisée mais le locuteur qui, selon les situations de communication dans lesquelles il se trouvera, emploiera divers styles ou registres de la même langue.

Il existe bien d’autres types de variations selon les critères qui nous intéressent.

‘D’autres variables encore peuvent se révéler pertinentes pour rendre compte de la diversité à l’intérieur d’une langue : ainsi, l’âge, le sexe, l’ethnie, la religion, la profession, le groupe et, de manière plus générale, toute variable sur laquelle les individus fondent leur identité (orientation sexuelle, appartenance à une congrégation religieuse, etc.). (Moreau, 1997 : 284)’

Nous allons nous servir de la méthodologie établie par Labov pour voir si les changements de variantes qui sont tentés par les locuteurs peuvent être appliqués à des profils sociaux particuliers, c’est-à-dire si la variation linguistique peut être expliquée en partie par un ou plusieurs critères sociaux caractérisant le locuteur qui le produit et la situation dans laquelle il se trouve. Il est important dans ce cadre-là de distinguer les études sociolinguistiques, comme celles de Labov, qui se font du point de vue du système et qui s’intéressent aux différentes variétés d’une même langue, de celles qui, comme celles de Gumperz, se font du point de vue du fonctionnement dans l’interaction (sociolinguistique interactionnelle).

Labov part du principe qu’on ne peut isoler plus longtemps les systèmes linguistiques de leurs utilisateurs. De fait, la « linguistique de bureau » est critiquée, ne rendant pas compte des variations et des phénomènes langagiers qui prennent place dans la société, en faveur de la « linguistique de terrain » qui remplit bien cette tâche. Labov (1976 : 37) ne peut imaginer un instant « une théorie ou une pratique linguistiques fructueuses qui ne seraient pas sociales », et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a eu du mal à accepter le terme de « sociolinguistique » puisque son travail fait partie intégrante de la linguistique.

‘La condition de cette nouvelle pratique de la linguistique est une méthodologie d’observation qui lui permette de lire avec précision l’incidence des interactions sociales sur la structure de la langue. L’objectif n’est pas tant d’apporter à la linguistique une nouvelle théorie mais une méthode. C’est pourquoi les données recueillies doivent constituer autant d’arguments empiriques susceptibles de valider ou d’invalider l’élaboration théorique. (Boyer et Prieur, 1996 : 36)’

Ce lien entre les phénomènes langagiers et les facteurs sociaux qui intéresse désormais les linguistes est le fondement de la linguistique variationniste. C’est ainsi que Labov a mené plusieurs enquêtes visant à observer au sein d’une société particulière les variations ou les changements portant sur un phénomène linguistique spécifique. Il s’est tout d’abord intéressé en 1961-1962 à l’utilisation des diphtongues sur l’île de Martha’s Vineyard, en intitulant son étude : « les motivations sociales d’un changement phonétique », île au fonctionnement relativement particulier puisque les locuteurs natifs ont tendance à centraliser certaines diphtongues de l’anglais. Labov cherche donc à étudier la distribution des diphtongues centralisées au sein de la communauté en prenant en compte les facteurs sociaux : âge, localisation, profession, appartenance ethnique... Il apparaît que le trait de centralisation est une sorte de marqueur d’appartenance à la communauté de l’île.

‘Les variantes en cause (formes centralisées et non centralisées des deux diphtongues) définissent donc les identités conflictuelles, insulaire et continentale, opposant les habitants de l’île et se répartissant dans les différents sous-groupes. (Boyer, Prieur, 1996 : 42)’

A travers cet exemple, nous souhaitions uniquement montrer la méthodologie employée par Labov que nous appliquerons partiellement à notre étude. Notre première tâche a consisté à exposer les deux systèmes linguistiques arméniens, en indiquant leurs points communs ainsi que leurs divergences, qui elles, sont les points de variation potentiels, c’est-à-dire là où des adaptations peuvent être constatées. Nous essayerons ensuite de savoir qui sont, parmi les locuteurs de notre corpus, ceux qui font des tentatives d’adaptation à la variante opposée, c’est‑à‑dire ceux qui apportent de la variation dans leur discours, puisqu’au lieu de parler leur dialecte d’origine, par moments, ils vont parler celui de leur interlocuteur. Notre but est donc de combiner l’étude de la variation diaphasique avec les variations diatopiques et diastratiques.

Il nous paraît important de retenir dans ce développement l’importance des rôles de locuteur et d’interlocuteur. Toutes les notions que nous avons tenté de définir ou tout du moins d’éclaircir ne sont pertinentes qu’en prenant en compte le rôle indispensable des participants ainsi que leurs compétences de départ à travers la maîtrise de telle(s) ou telle(s) variante(s) d’arménien. C’est uniquement à travers eux et pour eux que ces notions prendront du sens. Elles ne seront valables avec les définitions établies que dans les situations de communication que nous aurons clairement décrites auparavant.

Après cette première clarification de la situation confrontant différents types de codes linguistiques, nous allons tenter de comprendre quels liens ces codes entretiennent entre eux. Notre objet de recherche portant avant tout sur la langue arménienne, nous développerons essentiellement le lien qui existe entre les deux variantes d’arménien, et nous n’évoquerons que brièvement le cas du français. Ces différents codes n’apparaissant pas de façon isolée, mais cohabitant les uns avec les autres au sein de nos conversations, nous font dire que notre étude reflète une situation plurilingue de codes en contact.

Notes
87.

La variation diachronique : nous nous plaçons sur un axe temporel, puisqu’il s’agit ici du changement de la langue selon les époques qu’elle traverse. Toutes les langues évoluent et voient naître de façon brutale ou imperceptible certains changements qu’ils soient phonétiques, morphosyntaxiques, lexicaux ou sémantiques par exemple.