3. Le bi-/plurilinguisme

3.1. Société monolingue, société plurilingue : de la norme à la réalité

Durant de nombreuses années, l’idéologie des pays centralisateurs à politique monolingue considérait qu’une société monolingue et uniculturelle constituait la norme et que tout individu bilingue ou plurilingue, c’est-à-dire en possession de plus d’un code, était une personne à part, qui s’écartait et était exclue de la norme. Jusqu’au début du XXe siècle, le fait de connaître plus d’une langue était perçu négativement, et pouvait même être source de danger ou révéler un handicap. Au fil des siècles, cette peur de ne pas se comprendre persiste et donne suite à des comportements très radicaux et unilatéraux :

‘Antonio de Nebrija, grammairien et lexicographe espagnol de la fin du XVe siècle, préconisait la diffusion du castillan en Espagne selon le dicton : une nation, un roi, une langue. La Révolution française cimenta cette attitude :
Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C’est un fédéralisme que la variété des dialectes : elle fut un des ressorts de la tyrannie, il faut la briser entièrement... (Circulaire du Comité de salut public, présidé par Robespierre, du 28 prairial, an II).
(Lüdi et Py, 1986 : 11)’

Ou bien, cette même peur aboutit à des attitudes plus conciliantes et plus ouvertes. Par exemple, la quête d’une langue universelle, qui pourrait être comprise sans réels efforts par tous, a occupé les esprits durant de longues années. Lazare Louis Zamenhof fut un des pionniers de ce mouvement et fut ainsi à l’origine de la création de l’esperanto à la fin du XIXe siècle, langue de communication artificielle, qui suite à un rapide apprentissage, pouvait être utilisée par tous 88 .

Au cours d’une grande partie du XXe siècle, dans toutes les institutions et particulièrement à l’école, le monolinguisme est la règle et tout ce qui en sort est mesestimé et condamné. Mais petit à petit, la réalité fait surface et on ne peut plus ignorer l’importance du plurilinguisme qui se trouve être le mode d’expression de plus de la moitié de l’humanité. On s’est aperçu que ce phénomène existait au sein même d’un pays et qu’il n’était pas obligatoire de changer de pays pour entrer en contact avec des personnes parlant une autre langue. Lüdi et Py (1986) donnent l’exemple d’un plurilinguisme historique sur le territoire français où cohabitent le français, l’occitan, le basque, le catalan, le corse, l’alsacien, le flamand, le breton.

Une autre forme de plurilinguisme plus récente, en plus de ce plurilinguisme historique, s’est instaurée avec les nombreuses vagues de migration qui ont apporté dans les pays de nouvelles langues comme l’espagnol, l’arabe ou l’arménien, pour citer l’exemple de la France. Cerquiglini (2003) s’est intéressé aux langues régionales et langues minoritaires existant en France et a proposé au Ministère de l’Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie ainsi qu’au Ministère de la Culture et de la Communication d’appliquer la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires 89 au cas de la France, en 1999. L’arménien, mais uniquement dans sa variante occidentale, est ainsi reconnu comme étant une des langues minoritaires de la France, et fait partie comme quatre autres (le berbère, l'arabe dialectal, le yiddish et le romani chib) de langues qui ont la particularité d’être dépourvues d’un Etat 90 . Les populations arméniennes ont en effet commencé à s’installer en France après le génocide de 1915.

En dehors de l’Europe, le plurilinguisme est un phénomène encore plus répandu et plus varié, notamment dans les pays d’Afrique ou d’Asie dans lesquels la norme indique que les individus sont multilingues.

Un territoire peut donc être plurilingue, c’est-à-dire posséder plusieurs langues, mais un individu peut également être ou non plurilingue. Tous les habitants d’un état plurilingue ne sont pas forcément eux-mêmes plurilingues. Il faut donc faire la distinction entre plurilinguisme territorial ou institutionnel et plurilinguisme individuel. Ajoutons à cela le plurilinguisme situationnel, à savoir que des locuteurs qui ne sont pas forcément plurilingues peuvent se retrouver dans une situation de communication où plusieurs langues sont en contact. Et c’est ici que se situe le point de départ de notre étude : mettre dans une situation de communication plurilingue, composée de trois codes différents, des locuteurs qui sont ou non plurilingues, c’est-à-dire des individus qui maîtrisent un ou plusieurs de ces codes. En plus de la constatation initiale de Weinreich (1953) dont notre travail va largement s’inspirer, qui consiste à dire que « l’endroit où les langues entrent en contact n’est pas un lieu géographique mais bien l’individu bilingue » (in Lüdi et Py, 1986 : 15), nous ajoutons la situation de communication qui va déterminer l’utilisation que le locuteur plurilingue va faire des codes qu’il a en sa possession. Il a à son actif plusieurs langues ou variétés de langues, mais ce n’est qu’en entrant en contact avec des locuteurs qu’il va les utiliser et, selon les personnes qu’il aura face à lui, les comportements langagiers seront bien différents. Par exemple, un locuteur bilingue français/arménien face à un locuteur francophone ne va pas employer l’arménien dans la conversation, ne pouvant que créer des tensions, des malentendus et de l’incompréhension. La première stratégie du locuteur est avant tout de s’adapter à la situation de communication, c’est-à-dire d’être attentif aux codes qui sont présents et qui peuvent donc être utilisés.

Nous allons tout d’abord nous demander si les différents individus présents dans nos interactions sont plurilingues ou non. Pour ce faire, si nous partons d’une définition suffisamment large du plurilinguisme, qui consisterait à dire qu’on peut considérer un locuteur comme étant plurilingue à partir du moment où il utilise, dans la vie courante, au minimum deux codes différents, alors a priori tous les locuteurs de notre corpus sont plurilingues (et au minimum bilingues). Afin de pouvoir déterminer le lien qu’entretiennent les locuteurs avec les différents codes qu’ils ont à leur disposition, il nous paraît utile de traiter avant tout la notion de diglossie, phénomène sociétal, qui peut influencer les usages individuels et personnels des locuteurs.

Notes
88.

Voici un extrait de son témoignage qui révélait sa volonté de pouvoir communiquer (Extrait de http://users.skynet.be/maevrard/esperanto.htm ) :

« Si je n'avais pas été un Juif du ghetto, écrit-il, l'idée d'unir l'humanité ne m'aurait pas obsédé pendant toute ma vie... Personne ne peut ressentir la nécessité d'une langue neutre aussi fort qu'un Juif, qui est obligé de prier Dieu dans une langue morte depuis longtemps, qui reçoit son éducation dans la langue d'un peuple qui le rejette, et qui a des compagnons de souffrance sur toute la terre avec lesquels il ne peut se comprendre ».

89.

Extrait de la Charte européenne ( http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/lang-reg/rapport_cerquiglini/langues-france.html ). Article 1 – Définitions. Au sens de la présente Charte :a) par l'expression "langues régionales ou minoritaires", on entend les langues : i. pratiquées traditionnellement sur un territoire d'un État par les ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l'État ; et ii. différentes de la (les) langue(s) officielle(s) de cet État ; elles n'incluent ni les dialectes de la (les) langue(s) officielle(s) de l'État ni les langues des migrants.

90.

Ce qui n’est pas le cas pour l’arménien oriental qui a le statut de langue d’Etat en Arménie.