3.2.1. La diglossie selon la sociolinguistique nord‑américaine

Dans le courant de la sociolinguistique nord-américaine, ce même concept va apparaître aux Etats-Unis, en 1959, tout d’abord emprunté et développé par Ferguson. Il y a eu recours pour décrire ce qui se passait par exemple en Grèce, dans le monde arabisant, en Suisse alémanique ou sur l’île d’Haïti. Le dénominateur commun à toutes ces sociétés est le fait qu’elles possèdent deux variétés, qu’un non-spécialiste pourrait appeler deux langues distinctes, l’une étant utilisée dans des situations formelles et publiques, l’autre étant employée par tous, en toutes circonstances, au quotidien.

Ferguson reprend donc l’idée que la diglossie met en avant deux variétés d’une même langue qui ont certes des fonctions socioculturelles divergentes mais qui, selon lui, sont tout à fait complémentaires. C’est ainsi qu’apparaissent les notions de variété « haute » (high), c’est-à-dire valorisée, autrement dit une variété qui possède un certain prestige, une image, un statut et est très souvent la variété écrite et enseignée, en opposition à la variété « basse » (low) qui est employée dans les conversations ordinaires, dans la vie quotidienne et à l’oral.

Voici alors la définition de la diglossie que propose Ferguson (1959 : 336) :

‘Diglossia is a relatively stable language situation in which, in addition to the primary dialects of the language (which may include a standard or regional standards), there is a very divergent, highly codified (often grammatically more complex) superposed variety, the vehicle of a large and respected body of written literature, either of an earlier period or in another speech community, which is learned largely by formal education and is used for most written and formal spoken purposes but is not used by any sector of the community for ordinary conversation.’

Cette dichotomie est adoptée par la communauté nord-américaine. Hudson (1980) illustre ceci en rapportant l’exemple de Ferguson sur la communauté diglossique arabe (situation différente de celle des « glosses » proposée par Dichy et présentée p.125-126). Il explique que la variété dominée est la langue acquise en premier et employée à la maison, c’est un vernaculaire local d’arabe, et que la variété dominante, apprise dans un deuxième temps à l’école, comme le seraient les langues étrangères dans d’autres pays, est l’arabe standard. Même si c’est l’enseignement de la langue standard qui est privilégié, celle-ci n’est employée que dans certaines situations formelles, ainsi, les personnes n’ayant pas accès à l’éducation peuvent malgré tout communiquer sans aucun problème au quotidien.

La spécificité qu’apporte Ferguson en décrivant la notion de diglossie, c’est que pour lui, la variété dominante et la variété dominée doivent appartenir à la même langue. Les exemples typiques de cas de diglossie qui ont longtemps été exploités sont les suivants :

  • en Suisse alémanique, avec l’allemand en tant que variété dominante et le suisse-allemand en tant que variété dominée ;
  • en Alsace, avec le français (high) et l’alsacien (low) ;
  • en Italie, avec l’italien (high) et les dialectes régionaux (low) ;
  • en Galice, avec l’espagnol (high) et le galicien (low).

Toujours dans le même courant de la sociolinguistique nord-américaine, un peu plus tard, Fishman (1971) reprend ce phénomène de diglossie et étend sa définition en l’appliquant non seulement à deux variétés d’une même langue, mais désormais il considère qu’il est possible de l’appliquer à deux langues différentes qui sont en distribution complémentaire quant à leurs fonctions. Il prend pour exemple la situation sociolinguistique du Paraguay avant 1992, c’est-à-dire avant la mise en place d’une politique linguistique, au moment où cohabitaient l’espagnol, langue de prestige, et le guarani, langue indienne et variété dominée. Mais il va encore plus loin en qualifiant de diglossiques les sociétés qui possèdent deux ou plusieurs variétés de langues utilisées avec une répartition fonctionnelle différente, ou même pour le cas de l’utilisation de registres différents. A notre avis, cet usage est bien trop étendu puisqu’il établirait que toutes les sociétés ou presque sont di- ou pluriglossiques, ce qui évidemment est très loin d’être le cas !

Ferguson en choisissant les termes de High et Low, pour désigner les différentes variétés en contact, a donc délibérément établi un rapport de pouvoir, une hiérarchie entre elles.

‘Employer la variété H signifie occuper une position de force ; choisir L connote un manque de prestige, une position socialement inférieure. Par conséquent, la relation entre H et L est étroitement liée à des conflits sociaux éventuels. (Lüdi et Py, 1986 : 21)’

Les locuteurs qui sont dans ces situations-là ont des réactions différentes : certains se dirigent vers l’abandon de la variété dominée, comme pour ne pas ou plus être montrés du doigt ou marginalisés. De cette façon, certains dialectes régionaux ont perdu une majeure partie voire tous leurs locuteurs. D’autres, au contraire, comme pour marquer leur appartenance identitaire ou communautaire, se servent dès que possible de la variété dominée qu’ils ont à leur disposition. L’attitude des locuteurs est, par ailleurs, largement influencée par les politiques linguistiques qui sont adoptées par les pays concernés par la diglossie. Ainsi, les états auront la possibilité d’opter soit pour une politique centraliste d’unification linguistique, qui réduit au maximum l’utilisation des variétés basses, comme cela a été le cas en France ou en Espagne, soit au contraire pour une politique fédéraliste, optant pour l’autonomie régionale et valorisant ainsi les variétés basses, qui n’avaient jusque-là aucun statut officiel.

Fishman (1971) se propose d’aller encore plus loin dans sa conception de la diglossie, en mettant en lien la diglossie, en tant que phénomène social, et le bilinguisme, en tant que phénomène individuel, ce qui lui permet d’obtenir quatre combinaisons différentes :

  • Il peut y avoir des cas de diglossie et bilinguisme : tous les membres d’une société diglossique sont bilingues, donc les deux variétés qu’ils maîtrisent correspondent aux deux variétés dominée et dominante de la société. Autrement dit, comme l’indique Boyer (2001 : 49), « les usages des deux langues selon leur distribution fonctionnelle sont, dans ce cas de figure, partagés par la totalité (ou presque) de la population ».
  • Il peut y avoir des cas de bilinguisme sans diglossie : c’est ce qui se passe pour les migrants qui arrivent dans un pays d’accueil, et qui vont donc apprendre à utiliser la langue du nouveau pays, mais qui parallèlement, vont conserver encore pour une, voire plusieurs générations, leur langue d’origine. C’est apparemment le cas de la diaspora arménienne installée en France, qui se familiarise avec le français, tout en conservant (de différentes mantières) la langue arménienne. Mais comme l’indique Lüdi (1990 : 119-120) :
‘Fishman refusait de qualifier de diglossique la situation langagière des immigrés employant la langue d’origine pour de nombreuses fonctions concurrencielles de celles de la langue d’accueil. Il s’agissait, pour lui, d’un cas de bilinguisme sans diglossie, ce en raison du manque de stabilité et de rigidité des règles déterminant le choix du code. Cette conception a toutefois été fortement contestée (Tosi 1978, Chiarelli/Lico 1978, Lüdi/Py [1984] 1986, Timm 1981).’

D’après cette dernière remarque, il nous paraît pertinent de parler de diglossie entre la langue d’origine et la langue du pays d’accueil dans le cas d’une communauté migrante, comme la communauté arménienne. Les migrants arméniens provenant de différents pays possédaient, au moment de leur arrivée tout du moins, la langue arménienne et éventuellement la langue du pays de résidence avant leur migration (par exemple le turc ou l’iranien), et ont appris de façon intensive ou plus étalée le français. Les différentes langues sont donc dans des situations de complémentarité fonctionnelle. Nous pouvons donc dire que la diaspora arménienne installée en France est dans une situation de bilinguisme avec diglossie. Nous y reviendrons. Les générations suivant celle de la migration n’ont, quant à elles, pas forcément maintenue la ou les langues d’origine, et parfois certains locuteurs ne parlent désormais plus que le français.

  • Il peut y avoir des cas de diglossie sans bilinguisme : c’est par exemple ce qui se passe dans certains pays africains où la plupart des locuteurs faisant partie de classes sociales inférieures sont monolingues, c’est-à-dire parlent leur langue maternelle alors que sur un plan plus général, il existe une langue officielle qui est souvent la langue du colonisateur, mais qu’ils ne maîtrisent pas ou à laquelle ils n’ont pas accès parce qu’ils n’ont pas été scolarisés par exemple. Il existe donc deux langues dans ces pays-là, avec des utilisations différentes selon les fonctions qu’elles occupent, mais une grande partie des locuteurs n’en possède qu’une sur les deux et il s’agit de la variété considérée comme basse.
‘The existence of national diglossia does not imply widespread bilingualism amongst rural or recently urbanized African groups (as distinguished from Westernized elites in those settings); nor amongst most lower caste Hindus, as distinguished from their fortunate compatriots the Brahmins, nor amongst most lower class French-Canadians, as distinguished from their upper and upper middle-class city cousins, etc. (Fishman, 2000: 85)’
  • Enfin, il peut y avoir ni diglossie ni bilinguisme : c’est un dernier cas de figure qui semble bien théorique et qui n’existe vraisemblablement pas (ou très rarement) dans la réalité, les locuteurs ou les sociétés dont ils font partie ayant plus d’un code (langues ou variétés de langues) à disposition.

Parallèlement à ce courant nord-américain, un certain nombre de travaux menés en Suisse ont décrit cette notion de diglossie et en ont proposé une conception bien différente.