Dans le premier cas, les locuteurs se servent de l’arménien dans la sphère familiale, amicale et religieuse uniquement, et du français, partout ailleurs au quotidien, ne serait-ce par exemple qu’au travail. Nous nous détachons donc de la définition encore trop restrictive de Fishman 93 qui excluait de pouvoir qualifier de diglossique un cas (français/arménien) comme le nôtre et nous prenons désormais cette notion dans son acception la plus large, comme proposée par les sociolinguistiques s’intéressant à la situation suisse en particulier et aux communautés migrantes en général. Nous pouvons ainsi reconsidérer la relation entre le français et l’arménien et établir qu’ils sont en relation de bilinguisme et de diglossie, dans le sens où, d’un point de vue macrosociolinguistique, ces deux langues incarnent des fonctions différentes et complémentaires et sont utilisées à des fins de communication différentes. Cette dichotomie n’est certes pertinente que pour la communauté arménienne vivant en France, en considérant que chaque langue a ses propres fonctions et ses aires d’utilisation pour les Arméniens uniquement.
Le français semble pouvoir occuper les fonctions qui sont habituellement propres à l’arménien, mais en revanche l’inverse est impossible : l’arménien ne peut tenir les fonctions qui sont remplies par le français le reste du temps. Tous les locuteurs arménophones qui font partie de notre étude sont francophones, mais tous les locuteurs francophones de Lyon ne sont bien entendu pas arménophones ! Si les arménophones parlaient arménien avec ces derniers, il y aurait tout simplement incompréhension. Il est ainsi possible de qualifier le français de variété high et l’arménien de variété low (tout comme les autres codes minoritaires qui sont parlés en France et qui cohabitent avec le français) selon l’importance et la répartition fonctionnelle que ces deux langues ont dans le pays.
En prenant donc un point de vue global sur le comportement attendu des langues, la diglossie existe dans le cas du français et de l’arménien. C’est-à-dire qu’en théorie, ces deux codes n’occupent pas les mêmes aires fonctionnelles et apparaissent bien en distribution complémentaire. Mais en situation (dans nos données), cette répartition fonctionnelle entre les deux langues est bien entendu loin d’être aussi évidente et stricte. Dans certaines conversations en arménien, le français vient largement cohabiter avec l’arménien, et l’on obtient ainsi un mélange des deux codes. Donc même si d’un point de vue macroscopique, la situation arménien/français est diglossique, d’un point de vue micro, on se rend compte qu’au moins dans un sens 94 , cette situation n’est pas actualisée, laissant place uniquement à une forme de bilinguisme, avec cohabitation des deux langues au sein d’une même conversation ou d’un même tour de parole. Autrement dit, d’un point de vue global et idéal, l’arménien et le français sont dans une situation diglossique partant du principe qu’il n’est pas attendu que les deux codes puissent être en contact, mais d’un point de vue micro, en analysant les conversations, on s’aperçoit que la réalité est tout autre. Les deux langues utilisées par les locuteurs entrent constamment en contact, ce qui fait ainsi disparaître cette dichotomie fonctionnelle. L’arménien et le français sont tout simplement utilisés à des fins de communication. Les systèmes s’interpénètrent. Une fois de plus, le décalage entre ce qui est attendu et ce qui est actualisé est entre les mains des locuteurs. Ce sont eux qui font vivre les langues, qui les mettent en discours et qui les font ou non entrer en contact. Il y a donc une rupture entre la situation des langues dans la communauté arménienne en France telles qu’elles devraient être et la situation des langues en interaction telles qu’elles sont réellement.
En nous basant sur le classement de Fishman, nous avons précédemment vu que pour ce même cas, nous ne pouvions parler de diglossie, mais uniquement de bilinguisme français/arménien.
C’est-à-dire avec intervention du français dans les conversations à dominante arménienne menées par des locuteurs arménophones, ou bien intervention de l’arménien dans des conversations à dominante française mais toujours menées par des locuteurs arménophones, et non intervention de l’arménien dans des conversations françaises menées par des locuteurs uniquement francophones.