3.2.2.2. Arménien oriental / arménien occidental

La majeure partie des situations de bilinguisme décrites reflète un bilinguisme entre la ou une des langues du pays et une autre langue du pays ou une langue venue d’ailleurs. L’originalité de notre situation réside dans le fait que les deux codes étudiés (arménien oriental / arménien occidental) sont parlés dans un pays dont la langue principale ne correspond à aucune de ces deux variantes 95 . Même si dans certaines villes de France, au moment de leur arrivée, lors de la première vague de migration, les Arméniens ont eu tendance à se rassembler dans les mêmes villes voire les mêmes quartiers, de nos jours, cette concentration est moins évidente et beaucoup moins systématique. Les Arméniens, qu’ils possèdent à l’origine la variante orientale ou la variante occidentale, baignent dans la population française, ne sont pas du tout isolés 96 et sont en contact permanent avec le français.

Si nous comparons la cohabitation de l’arménien oriental et de l’arménien occidental, à la cohabitation du français et de l’arménien, le fonctionnement n’est pas vraiment similaire. Une des divergences réside dans le fait que, contrairement au cas du français et de l’arménien où les différences dans le niveau de compétence étaient moins importantes, tous les locuteurs ne maîtrisent pas les deux variantes arméniennes de façon identique. Pour les deux langues (français/arménien), les compétences de compréhension auditive et d’expression orale sont à peu de choses près équivalentes pour tous les participants. Certains ont plus de difficultés que d’autres notamment au niveau de l’expression, et ceci s’explique d’ailleurs très bien si l’on retrace l’histoire et l’origine de chaque locuteur. Mais une fois de plus, notre travail ne portant pas sur les interactions entre le français et l’arménien, nous ne nous attarderons pas à essayer d’évaluer les compétences de chacun des participants. En ce qui concerne en revanche les deux variantes d’arménien, les différences de compétence entre les locuteurs sont plus flagrantes et sont, de fait, indispensables à fournir, certains protagonistes ne possédant pas les capacités pour s’exprimer oralement dans la variante opposée, et ne comprenant parfois tout simplement pas ou très peu cette dernière.

A l’intérieur des sphères propres à l’arménien, il existe quelques sous-sphères spécifiques à un certain usage qui n’apparaissent que lorsque les deux variantes entrent en contact. Lorsque nous observons une telle situation, en fonction des locuteurs, la probabilité que certains d’entre eux tentent des adaptations vers la variante opposée est certes mince mais existante. Ce contact « interdialectal » se produit dans certains cas particuliers, moins fréquents qu’un contact monodialectal mais bien existants et plus riches à étudier :

Ceux sont globalement les seuls cas d’interactions en face-à-face où les deux variantes d’arménien peuvent entrer « physiquement » en contact, c’est-à-dire qu’il y a un échange verbal 98 . Ce genre de situation fait qu’un individu peut être amené à utiliser les deux variantes d’arménien alors qu’il n’en maîtrise réellement qu’une et n’a des notions que plus ou moins assurées dans l’autre.

Prenons un exemple concret pour expliquer ce qui se passe réellement. Admettons qu’un locuteur d’arménien oriental connaisse suffisamment l’arménien occidental et arrive à le parler. Nous aurions une situation idéalement diglossique si, lorsqu’il se retrouve face à un locuteur d’arménien occidental, il change idéalement de code et utilise sa variante-cible au lieu de sa variante-source. La diglossie serait situationnelle, c'est-à-dire que le choix de code serait motivé par la situation de communication : quand un locuteur a face à lui un interlocuteur dialectalement opposé, si ce locuteur décide ou peut pour une raison ou pour une autre ne s’exprimer plus que dans la variante opposée, alors nous serons bien dans une situation diglossique, au sens large, c’est-à-dire sans lien hiérarchique entre les deux codes utilisés. Ceci nous rappelle la situation diglossique de l’arménien et du français pour laquelle nous avons une répartition fonctionnelle des différents codes employés.

Mais une des particularités de la diglossie étant justement cette répartition fonctionnelle, dans le cas de locuteurs « bilingues » arménien oriental / arménien occidental, nous ne pouvons vraisemblablement parler de situation diglossique. En effet, même si la définition proposée par Lüdi et Py (1986) est plus large, le principe de base de la distribution complémentaire des deux codes utilisés et de leurs fonctions reste intact. Il consiste à établir que les deux codes ne possèdent pas les mêmes fonctions, et qu’ils ont donc des aires d’utilisation bien distinctes, qui se complètent et ne se chevauchent pas. Or les deux variantes d’arménien sont employées par des sous-communautés différentes, mais elles possèdent les mêmes fonctions, c'est-à-dire que leurs sphères d’utilisation sont identiques d’une sous-communauté à l’autre (elles se superposent). Les deux variantes sont employées à des fins de communication similaires et fonctionnent donc en parallèle. Ceci peut expliquer en partie le fait que face à un interlocuteur de la variante opposée, le locuteur maintient la plupart du temps sa variante-source (puisque c’est la seule qu’il maîtrise réellement mais aussi parce qu’elle peut apparaître pour remplir les mêmes fonctions que l’autre variante). Donc il n’y a pas réellement de répartition fonctionnelle des deux variantes d’arménien (les deux sous-communautés étant majoritairement « monodialectales »), sauf chez les locuteurs qui possèdent des connaissances dans les deux variantes : la variante-cible sera utilisée (mais jamais seule, donc toujours accompagnée de la variante-source) dans des interactions avec des locuteurs dialectalement opposés. Les différents locuteurs qui maîtrisent un minimum la variante opposée l’utilisent certes, mais sans cesser d’employer leur variante d’origine. Lorsqu’ils font des tentatives d’adaptation à l’autre variante, les deux codes se mêlent dans les conversations. Ils sont indissociables et cohabitent dans notre corpus, et le fait d’être face à un interlocuteur dialectalement opposé ne fait jamais basculer le locuteur complètement dans l’autre variante. Si ce locuteur parvenait à s’adapter (c'est-à-dire à s’accommoder) systématiquement dans une telle situation, alors il ne resterait qu’une étape à franchir avant d’arriver au fait qu’il utilise certains éléments linguistiques de la variante étrangère sans être nécessairement en contact avec des locuteurs de cette autre variante. Ce cas de figure n’est pas attesté dans notre corpus, mais il est parfaitement envisageable et annonce le fonctionnement des emprunts (qui peuvent être utilisés par des locuteurs monolingues).

‘It must be conceded, of course, that there is some difficulty with the suggestion made above that if accommodation, through the adoption of a feature from an alien linguistic variety, is frequent enough, then that feature may become a permanent part of a speaker’s accent or dialect, even replacing original features. This is almost certainly what happens. But how often does one have to accommodate before the accommodation becomes permanent? Diffusion can be said to have taken place, presumably, on the first occasion when a speaker employs a new feature in the absence of speakers of the variety originally containing this feature – when, in other words, it is no longer accommodation […]. (Trudgill, 1986: 40)’

Bien que nous ayons identifié une sphère d’utilisation très restreinte et très particulière de la variante « minoritaire 99  » qui pousserait à attendre une situation diglossique, nous ne retrouvons pas celle-ci dans notre corpus, ce qui peut s’expliquer d’une part, par la répartition fonctionnelle identique des deux variantes d’arménien, et d’autre part, par les compétences linguistiques des locuteurs. Ces derniers sont loin de maîtriser parfaitement la variante-cible, et ils ne souhaitent (ou ne peuvent) peut-être pas tenter un changement total de code. Ils continuent donc très souvent à avoir recours à leur propre variante pour s’exprimer.

D’ailleurs, Lüdi (1997) apporte à ce propos un élément nouveau en expliquant que la situation de diglossie n’est de toute façon pas prédictible : malgré la tentative de clarifier tous les mécanismes qui expliquent la complémentarité des langues, une fois en situation d’interaction, on ne peut pas prédire l’utilisation qui va être faite des deux codes à disposition des locuteurs.

‘La ‘situation’ ne précède pas l’interaction, n’est pas simplement ‘donnée’ pour les interlocuteurs, mais résulte d’un travail interactif d’interprétation et de définition. (Lüdi, 1997 : 89)’

Notre analyse permettra d’étudier dans quelles conditions particulières les locuteurs utilisent, au-delà du fait d’être face à un interlocuteur dialectalement opposé, l’autre variante. Dans certains cas, nous ne serons en revanche pas en mesure de savoir s’il y a des tentatives d’adaptation ou non, tout simplement à cause du flottement des deux systèmes linguistiques arméniens. Certains phénomènes linguistiques font, en effet, partie d’une zone de traitement commune étant donné qu’ils sont parfaitement identiques dans les deux variantes. Ils ne pourront donc être attribués à aucune variante en particulier. Il s’agit de formes non distinctives.

Finalement, lors de cette seconde situation de contact entre arménien oriental et arménien occidental, nous ne parlerons plus que d’une forme de « bilinguisme » (provisoirement) sans diglossie, puisque lorsque les deux variantes ont des fonctions identiques d’une sous-communauté à l’autre et, lorsqu’elles sont utilisées par un même locuteur au sein d’une interaction, elles le sont de facon « simultanée » et non distincte, opposée ou complémentaire.

Le problème qui reste dans la cohabitation de l’arménien oriental et de l’arménien occidental est que nous ne pouvons continuer à utiliser simplement le terme de bilinguisme, puisque celui-ci sert à désigner l’utilisation de deux langues différentes. Or, nous venons de démontrer par différents moyens, qu’en ce qui concerne l’arménien, nous étions en présence de deux variantes ou deux standards qui représentent plus largement chacun-e toute une série de dialectes. Nous avons montré dans le Chapitre 2 à quel point les systèmes linguistiques de ces deux grandes familles dialectales sont parfois proches. Lorsque nous regardons les usages langagiers des différents locuteurs en présence dans le corpus, nous pouvons désormais parler d’une situation de bidialectalisme, puisque selon leur provenance, nous pouvons identifier les dialectes qui sont employés. En revanche, le contact entre deux variantes ne semble pas s’actualiser, nous n’avons donc pas besoin de le définir.

Reprenons notre schéma précédent et enrichissons-le pour résumer la situation :

Nous terminerons par une remarque de Lüdi et Py (1986 : 24) :

‘On ne pourra donc utiliser avantageusement la dichotomie diglossie vs. bilinguisme [pour l’analyse de cas individuels] que si l’on considère le bilinguisme sans diglossie et la diglossie sans bilinguisme comme des valeurs limites dans un continuum comprenant surtout de nombreux degrés intermédiaires de bilinguisme et diglossie, variables selon le pourcentage des bilingues dans une population, le degré de leur bilinguisme, l’importance relative des deux langues dans l’ensemble de la population, etc.’
Notes
95.

Notons d’ailleurs que mis à part l’Arménie qui offre un statut de langue d’Etat à l’arménien oriental, les autres pays pratiquant l’arménien occidental lui ont réservé un statut de langue minoritaire, de langue de diaspora. La France est bien souvent la deuxième terre d’accueil des Arméniens qui sont issues de la diaspora d’un autre pays.

96.

Ce qui semble bien différent par exemple à Los Angeles, où les Arméniens résident presque tous à Glendale. Ils ont leurs propres commerces et y parlent arménien entre eux. Ils sont donc isolés du reste de la population américaine au quotidien, ont leur micro-société, sauf pour ceux qui ont un emploi ou qui sont scolarisés ailleurs.

97.

Nous employons ces formes raccourcies pour désigner une personne d’originie arménienne parlant l’arménien oriental et une personne d’origine arménienne parlant l’arménien occidental.

98.

Nous n’évoquons certes pas toutes les fois où un locuteur d’une variante se trouve confronté dans la littérature, la presse et les différents médias à l’autre variante, mais ceci sans pouvoir intervenir dessus, puisque cette rencontre étant uniquement visuelle ou auditive, elle n’aboutit à aucun échange direct entre le lecteur-auditeur et l’émetteur. Dans un tel contexte, il est uniquement possible d’évaluer la compréhension du lecteur-auditeur de la variante opposée. Mais en aucun cas, nous ne trouvons là le phénomène d’adaptations qui nous intéresse dans nos interactions authentiques et qui ne se manifeste que dans celles-ci.

99.

C'est-à-dire la « variante-cible » du locuteur et non sa « variante-source ».