3.2.3. La diglossie selon la sociolinguistique catalane

Il nous reste à voir un troisième courant qui s’est également intéressé à la notion de diglossie, il s’agit de celui de l’école catalane de sociolinguistique. Pour celle-ci, le fait que deux langues ou plus existent dans une même société engendre forcément un « conflit linguistique » (expression utilisée par Aracil, en 1965). Et la diglossie est une des conséquences que peut provoquer le conflit. Cette école se préoccupe du rôle du catalan et de celui du castillan, et décrit ce qu’elle estime comme étant une « situation de concurrence déloyale », parce que complètement contrôlée par le franquisme. Elle est résolument diachronique, par rapport au modèle nord-américain, et est macrosociolinguistique par rapport au modèle suisse, mais la différence la plus importante est qu’elle ne croit pas au fait qu’une cohabitation entre deux variétés concurrentes puisse être équilibrée.

‘S’il y a bien coexistence, c’est une coexistence problématique entre une langue dominante et une langue dominée. Et dans un contexte de domination, il y a forcément déséquilibre et instabilité, il y a forcément conflit et dilemme. (Boyer, 1996 : 19)’

Ce courant considère que deux langues ou deux variétés entretiennent certes une relation hiérarchique et, sur ce point, il rejoint le courant nord-américain, en y ajoutant une perspective diachronique, mais il estime que ces deux variétés sont en conflit constant. Selon lui, l’une des langues ou variétés est dominante par rapport à l’autre, mais sur le long terme, pour des raisons diverses qu’elles soient géopolitiques, démographiques ou économiques par exemple, la langue ou variété en position dominée va tendre à disparaître.

‘[...] le conflit est envisagé dans la durée et dans sa globalité, car on ne peut en percevoir la dynamique « linguicide » que sur plusieurs décennies, voire sur plusieurs siècles [...]. (Boyer, 2001 : 53)’

Comme pour la situation suisse, le modèle catalan montre que les pratiques des locuteurs reposent sur des représentations sociolinguistiques, des images, des stéréotypes. Toutes ces valeurs ont tendance à donner une image positive, prestigieuse et idéale de la langue dominante et une image négative, passée, et folklorique de la langue dominée, infligeant par là-même des complexes aux locuteurs de cette dernière.

En considérant que la diglossie est issue d’un conflit, la sociolinguistique catalane, qui sera plus tard rejointe par la sociolinguistique occitane 100 et même par les créolistiques, montre le chemin que prend la langue basse par rapport à la langue haute : soit elle disparaît complètement au fil des années, en laissant toute sa place à la langue haute, c’est ce qu’on appelle la « substitution linguistique », soit elle tente de résister en mettant en place des usages acceptés de tous et ainsi un standard (à l’oral) qui sera globalement utilisé sans jugement péjoratif, mais ceci dépendra essentiellement de l’attitude des usagers de cette langue dominée qui peuvent résister à toute tentative de normalisation.

La différence entre l’approche microsociolinguistique, bilinguiste et plus large appliquée à la Suisse et l’approche diglossique et conflictuelle des chercheurs catalans et occitans, réside dans la place qui est attribuée à cette notion de conflit. Dans le cas de la Suisse, le conflit est un phénomène interactif parmi d’autres. Il résulte du fait que les langues entrent en contact. Il influence les locuteurs qui utilisent ces langues, et non les langues en elles-mêmes. Pour les autres, le conflit est le moteur de la situation diglossique et des mécanismes qu’elle engendre.

Les pidgins 101 en créolistique sont d’ailleurs essentiellement fondés sur les notions de conflit et de contact inégalitaire entre des langues. Il s’agit de « langues intermédiaires issues de contacts entre populations au statut social et économique très inégal (comme les planteurs et leurs esclaves dans les Caraïbes) » (Boyer, 1996 : 21). On observe ici non seulement les phénomènes nés des suites du contact entre les codes, mais aussi les conséquences de ces phénomènes qui aboutissent à la création d’un tiers code bricolé au départ, dans le cas du pidgin, puis de plus en plus utilisé, attesté, enrichi, fixé et transmis ce qui est le cas du créole, « une langue à part entière, même si on doit la considérer comme un vernaculaire à usage essentiellement intra-communautaire et qui se trouve donc confronté à la langue toujours dominante dont il est issu et à son pouvoir d’attraction sociale » (Boyer, 1996 : 21-22). Au sein de la diaspora arménienne en France, avec la cohabitation des deux variantes d’arménien et du français, la question d’une possibilité de pidginisation ou de créolisation d’un code mixte (arménien oriental/arménien occidental ou arménien/français) n’a pas encore été réellement posée 102 .

Nous constatons finalement que même si les différents courants et domaines issus de la sociolinguistique ont les mêmes objets de recherche au départ, ils les traitent en prenant des perspectives différentes : certains s’intéressent à la dimension macrosociolinguistique, c’est le cas de l’Ecole catalane qui étudie l’influence des langues sur les sociétés, là où d’autres se focalisent sur la dimension microsociolinguistique, comme les sociolinguistes interactionnistes qui considèrent entre autres que « le changement linguistique reflète des modifications fondamentales dans la structure des relations interpersonnelles, plutôt que de simples macro-modifications dans l’environnement extra-linguistique » (Gumperz, 1982 : 55).

Il ne s’agit évidemment pas d’une dichotomie franche entre deux pôles, mais d’un continuum permettant de relier constamment la langue et la société. Nous nous rapprocherons là encore du courant suisse.

Notes
100.

Menée essentiellement par Lafont, à Montpellier.

101.

Voir à ce sujet Thomason & Kaufman (1988), Bakker (1994), Holm (2000).

102.

Voir à ce propos Donabédian (1994).