Comme nous l’avons déjà évoqué, dans notre corpus, trois codes entrent en contact : le français et l’arménien avec ses deux variantes. Le français et l’arménien sont deux langues que nous pouvons qualifier de « langues de culture de prestige international » si nous suivons le point de vue de Lüdi et Py, c’est-à-dire qu’on les associe globalement chacune à une culture, à un peuple et elles sont reconnues par les autres cultures et les autres peuples. Tous nos locuteurs, qu’ils soient nés en France ou qu’ils y soient arrivés à un âge tardif, maîtrisent ces deux langues. La spécificité de l’arménien réside dans le fait que la langue du pays, c’est-à-dire la langue qui a un statut officiel en Arménie, n’est pas la langue (majoritaire) de la diaspora, en tout cas elle n’est pas celle de la plus ancienne couche de la diaspora. Il existe donc un décalage à ce niveau-là.
En ce qui concerne les deux variantes d’arménien, cette fois-ci, il s’agit non plus de langues mais bien de deux familles dialectales, qui sont chacune à la tête d’une série de dialectes géographiques. Et ce sont ces dialectes spécifiques, déterminés par le pays d’origine des locuteurs, qui entrent en contact dans les interactions. Autrement dit, les familles dialectales sont les représentantes de ces dialectes, et regroupent tout ce qui leur est commun dans un même standard (oriental vs occidental), mais ce ne sont pas ces standards que l’on retrouve en contact, dans la réalité. Ils sont en quelque sorte les systèmes linguistiques de base, c’est-à-dire les systèmes génériques auxquels chaque dialecte ajoute ses spécificités ou apporte ses modifications. Donc la confrontation des deux standards « épurés » n’existe pas, elle n’est pas actualisée ; nous avons toujours affaire au contact entre deux dialectes spécifiques qui sont au minimum constitués des deux standards. Ceci est l’illustration de ce qui se passe uniquement par la simple présence des locuteurs, avant le début de tout échange, c’est-à-dire que chacun va être porteur d’un dialecte en particulier qu’il va pouvoir activer une fois qu’il entrera en communication. Par exemple, dans la variante orientale, nous avons un locuteur qui parle le dialecte arménien d’Iran et dans la variante occidentale, nous avons un locuteur qui utilise le dialecte arménien de Turquie. Si nous nous arrêtions là, chacun de nos participants décrits ici, serait bilingue, maîtrisant le français et l’arménien, et monodialectal, utilisant un seul dialecte tiré d’un des deux standards existants.
Mais la situation se complique un peu plus quand on prend en considération certains locuteurs qui font des tentatives d’adaptation en essayant d’adopter la variante dialectalement opposée. A partir du moment où ils réussissent à employer des formes qui sont attestées dans cette autre variante, alors on peut dire qu’ils la connaissent un minimum. Mais une de nos hypothèses de départ sera qu’un locuteur qui aura des connaissances de la famille dialectale opposée à la sienne, aura des connaissances globales sur le standard représentant cette famille, c’est-à-dire sur la forme de base et non sur toutes les spécificités dialectales ajoutées ou modifiées. Ce qui veut donc dire qu’un locuteur essayant d’utiliser la variante de l’autre, parlera le générique opposé (c’est-à-dire le standard) qu’il a à sa disposition et non un des dialectes qui peut comporter des particularités beaucoup moins faciles d’accès.
A partir du moment où il y a adaptation situationnelle, le locuteur est toujours dit bilingue (français/arménien) et devient de surcroît bidialectal dans le sens où il maîtrise son dialecte d’arménien et au moins le standard de la famille dialectale opposée. Il existe donc bien un décalage entre un standard et son dialecte, le premier représentant le second, mais étant moins complexe que lui. Nous garderons ce terme de bidialectal pour désigner ce genre de locuteur, parce que même s’il utilise les formes génériques de la variante opposée, ces formes constituent la base commune de tous les dialectes, elles en font donc partie.
Avant de pouvoir présenter toutes ces configurations possibles sous forme de schémas, il nous reste à préciser les différences situationnelles. Selon que les codes en présence se situent à un niveau macro ou micro, les interactions entre ces codes ne seront pas les mêmes.
Si l’on regarde le fonctionnement des langues ou des variantes à un niveau macro, on peut définir les rôles qu’elles sont censées incarner d’un point de vue global au sein de la communauté arménienne, puisque c’est uniquement dans celle-ci que nous pouvons voir apparaître l’arménien. Il s’agit d’établir leurs rôles institutionnels, leurs positions l’une par rapport à l’autre et leurs fonctions lorsque ces langues ou ces variantes ne sont pas en contact.
Le français est la langue du pays d’accueil et l’arménien est la langue d’origine de la diaspora arménienne : chaque locuteur possède donc le français et un dialecte arménien. En plus d’être dans une situation de bilinguisme au sein de la communauté arménienne, signifiant qu’à tout moment un locuteur issu de cette communauté a le choix entre deux langues pour pouvoir s’exprimer, le français et l’arménien entretiennent également, sans être en contact l’un avec l’autre, un rapport diglossique. D’une part leurs fonctions sont en distribution complémentaire, et d’autre part, l’arménien pourrait prendre le statut de langue dominée parce qu’il est quantitativement moins utilisé que le français, langue dominante, dans la vie quotidienne.
Entre les deux variantes d’arménien, la situation est moins évidente. Chaque variante est parlée par une sous-partie de la communauté arménienne de France et de Lyon dans notre cas précis. Elles remplissent toutes deux les mêmes aires d’utilisation et fonctionnent en parallèle : la majeure partie de la communauté arménienne possède une variante à son actif et même souvent un seul dialecte en particulier, et n’a que très rarement des connaissances (plus ou moins superficielles) dans l’autre variante. Ces deux sous-groupes de locuteurs arméniens sont donc pour la majorité d’entre eux des monodialectaux. S’agissant de deux systèmes linguistiques indépendants, non complémentaires et cohabitant de façon simultanée, ils sont exclus d’une relation diglossique. Il en va de même pour les dialectes de ces deux variantes. Que ceux-ci appartiennent ou non au même standard, chaque locuteur en possède un seul. Les locuteurs sont donc monodialectaux, mais ils vivent dans une situation de pluridialectalisme, c’est-à-dire parmi tous les dialectes (individuels) qui peuvent être représentés au sein de la communauté arménienne, mais qu’ils ne connaissent pas pour autant.
Nous observons à peu de choses près la même situation que celle décrite notamment par Zhang (2005) à propos du choix de code dans une interaction qualifiée de bidialectale 103 en mandarin (« dialecte » standard) et en cantonais (« dialecte » régional), dans une ville en situation diglossique : Shenzhen, au sud de la Chine. Il existe bien une situation diglossique puisque les deux codes sont officiellement répartis fonctionnellement : le putonghua (ou mandarin) a un statut dominant et cohabite avec un ensemble de « dialectes » régionaux, dont le cantonais, utilisés dans un milieu privé entre amis ou membres de la famille 104 .
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant la situation diglossique que nous ne retrouvons pas pour l’arménien que la différence d’activation des codes selon le niveau sur lequel on se place :
‘Bidialectalism in Shenzhen can be characterized on two levels: multidialectal at the societal level, with Putonghua enjoying the higher social status and co-existing with regional dialects such as Yue, Hakka, Min, Wu, Xiang and Northern; and bidialectal at the level of individuals, with mother-tongue and Putonghua used in different social contexts. (Zhang, 2003: 359)’Langues et variantes cohabitent, mais dans le cas des langues, tous les locuteurs de la communauté arménienne possèdent les deux, tandis que dans le cas des variantes (et des dialectes qui y sont associés) presque tous les locuteurs de la communauté arménienne n’en possèdent qu’un-e.
Si nous décrivons à présent la problématique de « situations de langues en contact » au niveau micro, c’est-à-dire en nous focalisant sur une situation bien particulière, les choses sont bien différentes. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’isoler les langues, les variantes et leurs représentants, mais de les réunir dans une même situation de communication afin d’observer la façon dont se déroulent les interactions. La première différence réside dans le fait que nous ne nous intéressons plus à la communauté arménienne dans sa globalité, mais à une poignée de locuteurs en particulier. La deuxième différence réside dans le fait que nous ne regardons plus les langues en tant que systèmes indépendants les uns des autres, mais nous plaçons les interlocuteurs dans une situation d’interaction pour faire entrer ces différentes langues attestées en contact et observer l’attitude des langues en discours.
Avant tout contact, les Arméniens de la diaspora cohabitent dans une situation pluri-dialectale (plusieurs dialectes attestés) dans laquelle ils sont bilingues (français/arménien), et pour la plupart, monodialectaux (un dialecte d’arménien) ou bidialectaux (sauf que l’autre dialecte est « en veille »), et lorsque les codes entrent en contact dans une interaction, ils sont toujours bilingues et restent monodialectaux ou activent leur bidialectalisme s’ils essayent contextuellement de s’adapter à la variante arménienne opposée. Wei (2000) appellent ces derniers des bilingues verticaux (vertical bilingual), autrement dit des personnes qui sont bilingues dans une langue standard et dans une langue ou un dialecte distinct-e qui lui est lié-e.
Dans les deux schémas qui suivent, nous pouvons tout d’abord voir tous les codes qui sont à disposition dans la communauté arménienne de Lyon, puis ceux qui sont à disposition des locuteurs dans une situation de communication en particulier :
Les deux schémas présentés précédemment donnent les points de départ de notre travail d’analyse : le premier ne fait que recenser de façon non exhaustive les différents codes qui sont à disposition de la communauté arménienne, le deuxième présente une situation de communication particulière où certains locuteurs de cette communauté sont réunis et montre les différents codes qui peuvent potentiellement entrer en contact, selon l’attitude des participants.
C’est sur cette situation précise que porte tout notre travail d’analyse. Le français et l’arménien, étant connus de tous les locuteurs du corpus, sont deux langues qui ont de grandes chances d’entrer en contact aussi bien au fil de l’interaction que dans le discours de chacun des locuteurs. La situation paraît en revanche moins évidente pour l’arménien. Deux profils dominants s’offrent aux locuteurs bilingues :
Dans le premier cas de figure, nous sommes en présence de locuteurs bilingues – monodialectaux, et dans le deuxième cas, il s’agit de locuteurs bilingues – bidialectaux. Nous regarderons dans notre corpus quels sont les locuteurs qui sont concernés par ces deux profils et s’il est possible d’établir une tendance pour le pan oriental et pour le pan occidental, c’est-à-dire établir une tendance quant à la direction des adaptations.
Voici les deux autres schémas qui correspondent à ces profils de locuteurs, répartis selon l’utilisation ou non des adaptations :
C’est en cela que cette situation semble apparemment se détacher des situations plus classiques et extrêmement nombreuses, qualifiées de bilingues.
Le terme de dialecte utilisé ici est quelque peu gênant puisque nous serions plus simplement en présence de véritables langues, le putonghua (qui signifie, comme nous l’indique F. Lupu lors d’une communication personnelle : langue - de communication - universelle) étant la langue chinoise officielle standard, basée sur le dialecte de Pékin, parlée par quelques 68% de la population totale, et le cantonais étant une des 24 langues parlées essentiellement dans le sud-est de la Chine, zone linguistiquement hétérogène. Il n’y a pas d’intercompréhension entre le mandarin (ou putonghua) et chacune de ces 24 langues. Nous ne serions alors pas dans une situation de bidialectalisme, mais de bilinguisme... Bien qu’il ne s’agisse pas de dialectes mais de langues, l’exemple analysé par Zhang exposant la différence entre une situation globale, sans contact, et une situation particulière où les codes entrent en contact, s’applique bien à notre situation de bidialectalisme arménien et c’est uniquement ce point qui nous intéressera ici.