3.4.4. Pratiques langagières, besoins personnels et sociaux

Les critères qui sont présentés ici sont bien difficiles à systématiser étant donné qu’ils varient constamment au fil du temps et des situations. En reprenant les quelques exemples présentés par Lüdi et Py (1986) et en les adaptant à nos situations, nous obtenons deux types de pratiques langagières, la première concernant la répartition du français et de l’arménien, situation de bilinguisme, la seconde concernant la dichotomie arménien oriental / arménien occidental, situation de bidialectalisme :

1) Tout d’abord, le français et l’arménien sont « deux langues d’usage, parlées quotidiennement dans de nombreuses situations, ‘unilingues’ (L1 ou L2) ou ‘plurilingues’ (L1 et L2), avec ou sans hiérarchie de prestige » (Mackey, 1986 : 18). Avec des locuteurs uniquement francophones, les situations sont forcément unilingues, en revanche, avec des locuteurs arménophones, les situations peuvent être plurilingues, puisqu’ils peuvent utiliser aussi bien l’arménien que le français pour communiquer les uns avec les autres, sans distinction de prestige 107 . Il faut ajouter une précision quant à la répartition de ces deux langues : Lüdi et Py parlent par exemple de « langue de semaine » et de « langue de week-end », nous reprendrons cette opposition en la restreignant à la journée. Nous proposons ainsi une « langue du jour » qui correspond au français et une « langue du soir » qui correspond à l’arménien. La première est utilisée au quotidien lors de tous contacts avec l’extérieur qu’il s’agisse du travail, des achats ou des préoccupations administratives ; la seconde est employée en famille, à la maison, une fois le contact avec l’extérieur rompu. Notons que la particularité de la seconde est qu’elle peut être teintée plus ou moins fortement de la première, étant donné par exemple que certains thèmes, comme celui du travail, seront plus faciles d’accès en français.

2) A propos de l’utilisation de l’arménien oriental et de l’arménien occidental par les mêmes locuteurs, nous pourrions reprendre l’exemple de Lüdi et Py (1986 : 18) qui parlent de la possibilité d’avoir « une seule langue d’usage associée à de très bonnes connaissances d’une autre langue utilisée sporadiquement au contact d’étrangers (contacts professionnels, occasionnels, vacances etc.) ». Dans notre cas, nous ne parlons pas de langues mais de variantes d’une même langue et nous tenons à nuancer les termes de « très bonnes connaissances » et d’« étrangers ». Lorsque le locuteur a des connaissances dans la variante opposée, il pourra s’en servir, mais comme nous le disions précédemment, ce ne sera qu’en contact avec un interlocuteur de cette variante opposée. Par exemple, un locuteur d’arménien oriental a pour code d’usage son dialecte d’arménien oriental, mais en cas de contacts avec un locuteur d’arménien occidental, s’il a quelques connaissances, il pourra essayer d’utiliser cet autre code sporadiquement pour communiquer avec lui. Pour nous, sporadiquement ne désigne pas seulement le fait que les contacts et rencontres de ce type peuvent être espacés, mais aussi le fait qu’au sein d’une même interaction, le code de l’autre n’est pas le seul code employé. L’utilisation de cette autre variante peut donc être ponctuelle au niveau de la situation en général ou au niveau de l’interaction en particulier. Finalement, nous pouvons dire que le bidialectalisme est tout simplement une forme particulière de bilinguisme et que la seule différence est qu’il concerne deux variantes d’une même langue, accompagnées de leurs dialectes spécifiques, là où le bilinguisme représente deux langues qui ne sont pas apparentées.

Un locuteur bilingue et/ou bidialectal a manifestement deux codes (ou plus) à son actif, même si leur répartition peut être déséquilibrée (c’est-à-dire que l’un est plus fréquemment utilisé et mieux maîtrisé que l’autre). Ce locuteur possède la capacité de passer d’un code à l’autre selon ses besoins et selon les situations de communication qu’il rencontre. Nous souhaitons nous éloigner le plus possible d’une définition idéaliste et, de toutes les façons extrêmement difficile à mesurer, du bilingue parfait qui maîtrise de manière absolument égale ses deux systèmes. Voici la proposition de définition du bilinguisme d’Oksaar (traduit de l’allemand par Lüdi & Py, 1986 : 19) que nous adoptons volontiers et que nous élargissons :

‘Je propose de définir le bilinguisme en termes fonctionnels, en ce sens que l’individu bilingue est en mesure – dans la plupart des situations – de passer sans difficulté majeure d’une langue à l’autre en cas de nécessité. La relation entre les langues impliquées peut varier de manière considérable ; l’une peut comporter – selon la structure de l’acte communicatif, notamment les situations et les thèmes – un code moins éloquent, l’autre un code plus éloquent.’

N’étudiant pas le bilinguisme français/arménien, nous appliquons cette définition au cas particulier de bidialectalisme arménien oriental / arménien occidental. La principale différence par rapport à un simple bilinguisme entre deux langues, réside dans le fait que les deux variantes et leurs dialectes étudiés comportent des zones linguistiques communes et identiques ou quasi‑identiques, ce qui, en nous arrêtant à cela, pourrait rendre la notion de bidialectalisme inutile et son utilisation non justifiée. Pour cette raison, nous considérerons qu’un locuteur bidialectal en arménien est un locuteur qui connaît un minimum les éléments langagiers n’appartenant pas à sa propre variante et étant spécifiques à la variante opposée. Nous distinguerons également le locuteur bidialectal en compréhension eten production. Ceci nous permettra tout simplement de situer nos locuteurs sur un continuum allant des plus bidialectaux (compréhension et expression suffisantes dans la variante opposée) aux plus monodialectaux (compréhension et expression nulles dans la variante opposée), en passant par des stades intermédiaires.

Labov (1976) 108 semble douter de l’existence de locuteurs bidialectaux. Le problème vient du fait qu’il considère qu’un locuteur bidialectal est un locuteur qui a « une bonne maîtrise d’une langue standard tout en conservant un égal contrôle de son vernaculaire non standard » (1976 : 297). Tout d’abord, cette définition est bien trop restrictive parce qu’elle souhaite maintenir à un niveau identique les compétences dans les deux codes, ce qui, nous l’avons vu est une position utopique à laquelle nous n’adhérons pas. Ensuite, dans notre étude, nous ne pouvons pas non plus considérer que deux dialectes arméniens sont pour l’un une langue standard et pour l’autre un vernaculaire non standard, c’est-à-dire un code uniquement utilisé dans des échanges informels entre membres proches. Ceci voudrait dire que par exemple, un locuteur bidialectal d’arménien oriental aurait l’arménien oriental comme vernaculaire non standard, puisque c’est le code qu’il utilise en famille, et l’arménien occidental comme langue standard, et qu’à l’inverse un locuteur d’arménien occidental aurait l’arménien occidental comme vernaculaire et l’arménien oriental comme langue standard, ce qui est faux. Dans notre étude, nous ne retrouvons donc pas ce que Labov évoque :

‘[...] les interactions paraissent inévitables et, même s’il se trouve que le locuteur semble parler le vernaculaire, un examen approfondi de son discours révèle à quel point sa grammaire est sous l’influence de la langue standard. (Labov, 1976 : 297)’

Les deux variantes arméniennes et leurs dialectes possèdent deux véritables systèmes linguistiques indépendants l’un de l’autre (de statut équivalent), et l’un ne découle pas simplement de l’autre. Même s’il existe un certain nombre de points communs entre les deux, il serait malgré tout trop réducteur de dire que « les différences dialectales sont le fait de règles de surface, et se manifestent sous forme d’ajustements mineurs, d’extensions de certaines contraintes contextuelles, etc. » (1976 : 297). Les différences sont réelles et ont une profondeur historique.

Chaque locuteur d’arménien possède donc le système qui correspond à son pays d’origine, et au cas où ce même locuteur est bidialectal, en plus de son propre système, il peut avoir quelques connaissances du système opposé, qui de toute façon ne serait pas un vernaculaire, mais plutôt une sorte de véhiculaire. Ainsi, un locuteur d’arménien oriental a bien l’arménien oriental comme variante standard, et un locuteur d’arménien occidental a l’arménien occidental comme variante standard. L’existence de locuteurs bidialectaux est dans ce cas-là tout à fait possible.

‘Une langue véhiculaire est une langue utilisée pour la communication entre locuteurs ou groupe de locuteurs n’ayant pas la même première langue. (Calvet, 1997 : 289)’

Ce code véhiculaire peut :

  • soit être le code d’une des deux parties (par exemple, un Anglais et un Français qui parlent anglais),
  • soit un code tiers (par exemple, un Allemand et un Japonais qui parlent anglais), dans notre cas il s’agit du français,
  • soit un code crée comme un pidgin par exemple.

Dans notre cas, le véhiculaire serait la variante opposée au dialecte d’origine, c’est-à-dire le code existant de l’interlocuteur (premier cas de figure). Mais l’originalité de cette situation réside dans le fait que le locuteur adaptant, qui utilise le code véhiculaire uniquement quand il est en présence d’un interlocuteur dialectalement divergent, continue à employer son propre dialecte aussi. Ainsi, même s’il apparaît que certains énoncés ou segments d’énoncés sont produits dans l’une ou dans l’autre des variantes, il y en aura d’autres qui seront plus problématiques, car composés d’un mélange des deux, un troisième code, qui comportera peut-être des formes qui ne seront même pas attestées (troisième cas de figure).

Notes
107.

S’il y en a une, elle est propre aux locuteurs, d’après leurs représentations ou imaginaires sociolinguistiques, et n’est en tous les cas pas officielle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas reconnue.

108.

Lors de son étude sur le parler vernaculaire noir-américain.