4.1. Codes en contact et choix de codes

Plusieurs auteurs ont essayé de définir les critères qui pouvaient expliquer le choix de codes qu’un individu bilingue (ou ici, bidialectal) effectue lorsqu’il se trouve dans une situation de langues (ou dialectes) en contact. Comme nous l’avons déjà dit, son comportement langagier varie tout d’abord selon la situation mais aussi selon la communauté linguistique dans laquelle il se trouve. Ce sont les deux premiers facteurs auxquels il doit être attentif. S’il se trouve dans une communauté monolingue, même si lui-même est bilingue, il n’a pas le choix : pour se faire comprendre, il doit utiliser la langue de la communauté monolingue. Par contre, s’il se retrouve dans une communauté bilingue ou plurilingue, le choix de langues sera moins prédéterminé, car il sera dépendant d’autres facteurs que celui des locuteurs en présence. Ces autres facteurs sont des facteurs sociaux, externes à la langue, qui vont concerner les locuteurs eux-mêmes par rapport aux langues ou bien la situation de communication elle-même par rapport aux langues.

Quand un individu a plusieurs codes à sa disposition, il doit choisir le meilleur, c’est-à-dire le plus adéquat, selon le message qu’il souhaite transmettre et selon la situation de communication dans laquelle il se trouve, afin que le message ait le maximum de chances d’être compris de son interlocuteur. Ce qui va permettre au locuteur d’effectuer le bon choix, ce sont les fonctions sociales, sortes de contraintes externes, qui sont associées à chacun des codes.

‘Les facteurs qui influencent le choix de code [...] relèvent alors de l’environnement, des caractéristiques sociales des participants et des finalités de l’échange. (Wald, 1997 : 72)’

Par exemple, dans une interaction entre deux locuteurs d’arménien oriental, les deux principaux codes utilisés seront l’arménien oriental et le français, la présence du français étant plus ou moins discrète selon les représentations qu’en ont les participants. De même, dans une interaction entre un locuteur d’arménien oriental et un locuteur d’arménien occidental, ces deux codes ainsi que le français pourront être employés. Au sein d’une même variété, ce sont les registres qui alternent en fonction des facteurs externes (par exemple, un même locuteur n’emploiera pas le même registre lors d’un entretien d’embauche et avec ses amis ou sa famille). La répartition de tous ces codes dépend d’un ensemble de facteurs externes, indépendants de la structure et du fonctionnement des systèmes linguistiques à proprement parler : situation de communication, statut et relation des participants, thèmes abordés, finalité des échanges... Au cours de l’interaction, en fonction du contexte social, les usages langagiers se « compartimentalisent » et les codes alternent de façon situationnelle, d’un locuteur à un autre, mais également chez un même locuteur.

‘L’alternance des codes d’un répertoire compartimenté par les fonctions sociales qui leur sont associées de façon stable sera donc, avant tout, une alternance situationnelle (Gumperz), où le choix d’un autre code reflète un changement de la situation sociale et des statuts sociaux des protagonistes. (Wald, 1997 : 73)’

Dans notre étude, lorsqu’un locuteur quitte provisoirement son dialecte pour s’adapter à la variante de l’autre, il aura choisi un autre code notamment parce que les fonctions sociales du code d’origine auront été modifiées. Ainsi, un locuteur qui a l’habitude de parler son dialecte avec des personnes qui partagent le même dialecte n’aura pas besoin de changer de code, en revanche, lorsqu’il se trouve face à un interlocuteur qui ne possède pas le même dialecte que lui, une des possibilités qu’il aura, s’il en est capable, s’il le souhaite, si les conditions s’y prêtent, etc., sera de changer de code et d’utiliser partiellement ou totalement le code de l’autre pour optimiser le bon déroulement de l’interaction.

Hamers & Blanc (1983) font la distinction entre les notions de bilingualité et de bilinguisme. La première s’applique à l’individu en particulier et désigne l’accessibilité potentielle à deux codes différents, la seconde englobe la première et s’applique de façon beaucoup plus large à une situation, une communauté, une société ou un territoire par exemple. Nous reprenons ces concepts pour les appliquer à la situation de bidialectalisme.

Pour notre corpus, nous reprenons les notions de Hamers & Blanc (1983) introduites précédemment (p.151) qui distinguent la bilingualité (d’un locuteur en particulier) et le bilinguisme (d’une situation, d’une communauté…) et nous les appliquons à notre étude en différenciant la bidialectalité des locuteurs et le bidialectalisme de la situation de communication étudiée. Si nous faisons varier le bidialectalisme d’une situation et la bidialectalité d’un individu, nous obtenons quatre combinaisons possibles, que nous proposons d’exposer dans le tableau suivant :

➀ La première combinaison place un locuteur bidialectal dans une situation bidialectale, il peut donc se servir des deux codes qu’il a à sa disposition. Il procède à une adaptation situationnelle que nous appelerons partielle et facultative ou libre, puisqu’il a toujours la possibilité de s’exprimer dans son propre dialecte.

➁ La deuxième combinaison place un locuteur bidialectal dans une situation monodialectale, c’est-à-dire qu’il ne nécessite le recours qu’a un seul code. Sachant que nos locuteurs bidialectaux ont une bidialectalité dominante, il n’y aura pas de problème si le seul dialecte utilisé est leur dialecte d’origine, dans un tel cas, il n’y aura pas d’adaptation parce qu’elle n’est pas nécessaire (2a) ; en revanche, le déroulement de la conversation sera plus délicat si le seul dialecte utilisé est celui des deux qui est le moins bien maîtrisé par ces locuteurs. Ceci veut dire que le locuteur bidialectal est en adaptation situationnelle totale (vs partielle) et nécessaire s’il souhaite entretenir une conversation (2b).

➂ La troisième combinaison place un locuteur monodialectal dans une situation bidialectale. Ici aussi, ses échanges peuvent s’avérer limités puisqu’il ne peut comprendre et s’exprimer que dans un seul code sur les deux en présence. Il est possible qu’il se retrouve en difficulté à certains moments de l’interaction. Il n’y a donc pas d’adaptation, du fait de son incapacité (méconnaissance de la variante voisine).

➃ Enfin, la quatrième combinaison possible place un locuteur monodialectal dans une situation monodialectale. Dans le cas où le dialecte en présence est celui que le locuteur maîtrise, il n’aura aucun problème pour suivre la conversation. Il n’y a pas d’adaptation, non pas à cause de l’incapacité du locuteur, mais parce qu’elle n’est pas nécessaire (4a). Par contre, s’il se retrouve dans une situation où l’interaction se déroule dans un autre dialecte que le sien, il aura probablement des problèmes de compréhension et de malentendus, et il aura du mal à s’exprimer. Cette fois-ci, comme pour la troisième possibilité la non-adaptation sera due à l’incapacité du locuteur (4b).

Nous pouvons placer le phénomène d’adaptation sur un continuum, allant de la non adaptation totale, parce que non nécessaire, la situation de communication étant monodialectale (dans le dialecte d’origine), à une adaptation totale parce que nécessaire, dans une situation monodialectale (dans le dialecte opposé). Le comportement langagier du locuteur varie selon que la situation est mono ou bi-dialectale. Voici le résultat :

Nous verrons donc dans l’analyse de notre corpus quels types de situation de communication apparaissent, et où se placent les différents interlocuteurs sur cette échelle d’adaptation.