4.2. Le phénomène d’adaptation

‘Une des caractéristiques principales de toute interaction interpersonnelle est l’adaptation de la parole du locuteur à son interlocuteur et inversement. (Hamers & Blanc, 1983 : 183)’

L’adaptation (également appelée « accommodation ») est un phénomène omniprésent dans tous types d’interactions, qu’elles soient verbales ou non verbales, monolingues ou plurilingues. L’adaptation a pour but d’améliorer au maximum la communication entre les participants. Ces derniers s’accomodent les uns aux autres en ajustant leurs comportements communicationnels aux rôles qu’ils sont censés incarner dans la situation de communication dans laquelle ils se trouvent. Par exemple, lorsqu’un parent s’adresse à son enfant en bas âge, le contenu et la forme de son discours (appelé baby-talk) ne seront pas identiques à ceux d’un discours adressé à un collègue de travail. De même, un passant qui indique le chemin à un locuteur étranger adaptera son discours en fonction de la compréhension de l’étranger.

La théorie de l’adaptation de la parole (accommodation theory) a été développée par Giles, Taylor et Bourhis (puis Smith) dès 1973 et approfondie par Giles et Coupland (1991). Elle s’appuie sur certains concepts relevant de la psychologie sociale tels que « l’attraction par la similarité (similarity attraction), les mécanismes d’échanges sociaux (social exchange processes), l’attribution causale (causal attribution process) et le processus de différenciation psychologique intergroupe (intergroup distinctiveness) » (Giles et al., 1973 : 184). Tous ces mécanismes socio-psychologiques influent certes sur le comportement du locuteur, mais de façon inconsciente.

En situation de contact de langues et dialectes, l’adaptation se manifeste par différentes stratégies de communication, partie émergente et perceptible des mécanismes socio‑psychologiques sous-jacents. Nous avons vu précédemment que selon la motivation et l’expérience dans le code de l’autre, un locuteur avait le choix, pour améliorer le déroulement de la conversation, entre plusieurs solutions : aménager sa propre langue pour mieux se faire comprendre de son interlocuteur, utiliser une langue neutre, une langue de compromis que les deux locuteurs ont en commun, ou encore utiliser la langue de l’interlocuteur. Dans ces cas-là, le locuteur essaye de se rapprocher le plus possible de son interlocuteur, dialectalement différent.

Ne pouvant pas complètement influer sur certains facteurs externes sociaux ou culturels, en agissant de la sorte, le locuteur diminue au moins les différences linguistiques qui existent entre son dialecte et celui de son interlocuteur : il s’agit de l’attraction par similarité.

‘The more similar our attitudes and beliefs are to certain others, the more likely it is we will be attracted to them (Byrne, 1969, cité dans Giles & Clair, 1979: 47)’

En d’autres termes, il opte pour ce que Hamers, Blanc (1983) et d’autres appellent un comportement d’« adaptation convergente ». Celui-ci dépendra du processus d’échange social, c’est‑à-dire un mécanisme socio-psychologique qui permet au locuteur d’évaluer les gains et les coûts qu’un tel comportement peut engendrer. Il faut que l’équilibre soit maintenu entre une identité ethnique conservée chez le locuteur et une attraction sociale réussie auprès de l’interlocuteur. Si tel n’est pas le cas, l’adaptation se transforme en menace pour le locuteur, l’identité ethnique et la face étant perdues.

‘D’après Thakerar, Giles & Cheshire (1982) les locuteurs sont motivés à adapter leur style de parler afin d’atteindre un des objectifs suivants : provoquer l’approbation sociale de l’interlocuteur, augmenter l’efficacité de la communication dans l’interaction et maintenir une identité sociale/culturelle/ethnique positive. (Hamers & Blanc, 1983 : 184)’

Pour améliorer la communication ou les relations entre l’interlocuteur et lui, le locuteur peut donc être amené à choisir une adaptation volontairement convergente. Pour être capable de la mener à bien, il choisit ensuite, parmi les différentes stratégies qu’il a à sa disposition, celle qui correspondra le mieux à ses compétences, sa motivation et son expérience.

Le comportement du locuteur sera, par ailleurs, jugé par l’interlocuteur qui sera plus ou moins flatté en fonction des raisons qui, selon lui, auront motivé le choix du locuteur. L’interlocuteur aura une réaction positive et favorable (4) 112 vis-à-vis de l’adaptation du locuteur s’il estime que celui-ci mise sur cette stratégie pour gommer, de façon optimale, les différences entre eux et pour se rapprocher socialement de lui (1). En revanche, l’interlocuteur aura une réaction beaucoup plus négative, d’une part s’il trouve que la volonté de convergence du locuteur est excessive (2) 113 et peut donc devenir une menace pour sa face (5), et d’autre part s’il pense que (6) le locuteur s’est adapté uniquement à cause de pressions externes, qui lui imposeraient l’usage d’un code en particulier dans une situation qui serait alors plus que contraignante (3).

Le locuteur peut avoir recours à une deuxième stratégie globale de communication dans une situation de langues et dialectes en contact. Celle-ci, radicalement opposée à la première, se base sur le concept socio-psychologique de différenciation intergroupe et consiste en une adaptation divergente. Ce mécanisme est possible entre des locuteurs appartenant à des groupes culturels, sociaux ou ethniques différents. Cette fois-ci, par souci de conserver leur identité, ils se distinguent de leurs interlocuteurs en utilisant les différences et particularités linguistiques que les autres n’ont pas à leur actif. Ce type d’adaptation 114 peut rendre la communication difficile entre les participants et peut être plus ou moins mal perçue par l’interlocuteur qui la subit. Le but essentiel de ce type de comportement langagier n’est plus de maximiser l’efficacité de la communication, mais d’affirmer, pour le locuteur divergent, son identité culturelle différente de celle de son interlocuteur (7). Le choix du locuteur pour un tel comportement divergent est soit dépendant de sa propre volonté, soit dépendant là encore de pressions extérieures (9) qui imposeraient un usage langagier particulier, auquel le locuteur voudrait se conformer.

Face à une telle situation, l’interlocuteur peut avoir diverses réactions possibles : soit il approuve ce choix, faisant de même de son côté (qu’il appartienne au même groupe que le locuteur ou à un exogroupe, il aura la même volonté de marquer sa différence identitaire) (10), soit il n’approuve pas ce choix, surtout si celui-ci est dû à une influence extérieure, parce qu’il estime un manque d’efforts considérable de la part du locuteur pour atténuer les différences entre eux (12). Enfin, si la divergence est volontairement trop grande (8), le destinataire pourra même aller jusqu’à interpréter ce comportement comme un signe d’impolitesse et de non respect du locuteur envers lui (11).

Si l’adaptation divergente n’est ni volontaire, ni soumise à de quelconques pressions externes, un cas particulier se profile, il s’agit de ce que nous appelerons la non-adaptation, c’est-à-dire que le locuteur, par défaut de compétence dans le code de l’interlocuteur, ne peut pas s’adapter (13). Il n’est donc plus question d’un choix mais d’un constat que le locuteur est inapte à diminuer les différences linguistiques qui existent entre l’interlocuteur et lui. Dans une telle situation, il est attendu que le destinataire soit plus tolérant (14).

L’adaptation est donc vue par les deux parties, le locuteur qui en est l’utilisateur et l’interlocuteur qui en est le récepteur ou bénéficiaire, et leurs points de vue quant à cette stratégie pourront être divergents : l’un pense mener à tout instant une action positive de ralliement ou d’opposition, que ce choix soit volontaire ou imposé par des faits extérieurs, là où l’autre y verra soit un ralliement ou une opposition équilibrés et appréciés, soit un ralliement ou une opposition forcés et donc négatifs car menaçants. Seul le cas de non-adaptation sera épargné du jugement du destinataire.

Trudgill, dans Dialects in contact (1986), décrit précisément ce phénomène d’adaptation convergente ou divergente en s’intéressant uniquement aux variations d’ordre phonétique. Il étudie, par exemple, les différentes réalisations possibles de certains phonèmes anglais selon les dialectes (anglais) d’origine des locuteurs qui les produisent et selon les conditions dans lesquelles ils sont amenés à les produire. Mais il précise bien ce que Coupland (1984) a par ailleurs discuté que le phénomène d’adaptation peut se produire aux niveaux grammatical et lexical.

‘These processes of convergence and divergence can clearly also take place at the grammatical and lexical levels […], and are presumably part of a wider pattern of behaviour modification under the influence of and in response to others. (Trudgill, 1986: 2)’

La raison pour laquelle Trudgill ne s’attache qu’aux adaptations phonétiques est le fait que les dialectes anglais qu’il analyse sont trop proches et ne comptent pas de divergences suffisamment saillantes au niveau grammatical. Voici ce qu’il déclare lors de son étude contrastive du dialecte anglais de Reading (dans le sud de l’Angleterre) et de l’anglais d’Australie et de l’étude du phénomène d’adaptation utilisé par des enfants :

‘The recordings make it possible to carry out a longitudinal study of the accommodation process through which the twins adapted their Reading phonology to that of Australian English. (Doubtless lexical accommodation occurred also. Grammatical differences between Australian and English English are so few as to be impossible to study in this way.) (1986 : 28)’

L’originalité de notre étude se situe dans le fait que les dialectes arméniens, en plus des différences phonétiques, contiennent des différences lexicales et grammaticales importantes, dont la mise en contact va entraîner l’apparition d’adaptations qui nécessiteront d’être analysées en détail. Nous allons donc certes proposer de décrire les adaptations convergentes qui se produisent au niveau phonétique, mais nous allons également nous intéresser aux adaptations qui se passent, entre les deux variantes arméniennes, aux niveaux morphosyntaxique et sémantico-lexical.

Voici les différents types d’adaptation résumés sous forme de tableau, chaque numéro renvoyant à une catégorie ayant été citée dans le texte ci-dessus. La partie grisée est la seule ne faisant pas partie du choix du locuteur :

Dans notre étude, nous partons de l’hypothèse que les adaptations sont essentiellement convergentes, et que si adaptation divergente il y a, il ne s’agit que du cas particulier de non-adaptation, due à l’absence de compétence d’un locuteur. D’ailleurs, précisons que par la suite, le terme « adaptation », employé seul pour ne pas alourdir notre discours, servira à représenter le syntagme « adaptation convergente ». Toutes les adaptations que nous évoquerons par la suite seront donc considérées par défaut comme convergentes, celles ne l’étant pas étant systématiquement accompagnées de l’adjectif « divergente ». Pour compléter l’analyse du corpus qui montrera la tendance convergente ou divergente des adaptations, nous devrons également interroger les différents participants et leur demander d’une part en quoi ils estiment qu’ils font des tentatives d’adaptation, et d’autre part, lorsqu’ils prennent le rôle d’interlocuteur, comment ils évaluent les adaptations qui leur sont destinées.

Ceci nous amène à devoir faire la distinction entre les adaptations linguistiques à proprement parler, et les intentions d’adaptation. Les premières font bien partie de la dimension linguistique et portent sur le comportement langagier actualisé qu’adopte un locuteur en particulier, tandis que les secondes apparaissent en amont de ce processus. Elles font partie de la dimension psychologique et sont alimentées par des motivations sociales et des représentations que les locuteurs ont à propos de leurs interlocuteurs. Cet ensemble de croyances pousse le locuteur à s’intégrer (convergence) à un certain profil ou au contraire à se distinguer (divergence) d’un profil particulier. Mais il est possible que l’adaptation linguistique ne corresponde pas à l’intention psychologique de départ.

‘Alors que plusieurs chercheurs n’ont pas distingué entre les deux types de processus et ont supposé qu’une convergence linguistique équivalait à une intention d’intégration psychologique et qu’une divergence linguistique était l’expression d’une différenciation psycholinguistique, Thakerar, Giles & Cheshire (1982) ont plus récemment suggéré qu’il s’agit en réalité de deux dimensions indépendantes ; une convergence linguistique peut être la manifestation d’une divergence psychologique et vice versa. (Hamers & Blanc, 1983 : 188)’

La distinction entre les deux dimensions soulève donc le problème du décalage entre les croyances, préjugés et souhaits du locuteur et le résulat de l’utilisation effective des différents outils à sa disposition pour communiquer. Autrement dit, il existe un décalage entre ce que le locuteur voudrait faire et ce qu’il parvient à faire réellement.

Le schéma suivant reprend ces différentes notions :

Notes
112.

Les numéros entre parenthèses renvoient au tableau qui suit.

113.

C’est ici que nous pourrions situer l’hypercorrection adaptative.

114.

Il nous paraît d’ailleurs étrange de parler dans un tel cas d’« adaptation » ou d’« accommodation ».