4.3.1. Stratégies de modification

Le locuteur adaptant a, dans ce premier cas de figure, deux possibilités : soit il modifie son propre code, soit il modifie et altère celui de son interlocuteur.

S’il choisit d’utiliser au cours de l’interaction son propre code, en suivant la règle d’adaptation convergente, il a la possibilité de simplifier autant que faire se peut son code maternel afin de se faire comprendre du mieux possible par son interlocuteur dont ce n’est pas le code d’origine, comme dans les conversations exolingues entre un locuteur natif et un alloglotte apprenant. Une telle stratégie portant sur la langue-source du locuteur est ce qu’on appelle le foreigner talk , une langue qui, en quelque sorte, s’adapte à l’autre pour se rendre plus accessible. Certains procédés, énumérés dans Hamers & Blanc (1983), sont couramment utilisés dans ce cas-là :

  • la simplification linguistique, que ce soit au niveau syntaxique (on privilégie par exemple la parataxe à l’hypotaxe), au niveau morphologique (réduction des systèmes verbaux, pronominaux...), au niveau lexical (utilisation télégraphique de mots) ;
  • la clarification par paraphrase ou explicitation : le locuteur n’hésite pas à être redondant pour être sûr d’être bien compris ;
  • le ralentissement du débit, l’énonciation exagérée, l’amplification de la voix : autrement dit, le locuteur complète ou double son discours simplifié, de phénomènes suprasegmentaux qui peuvent guider l’interlocuteur ;
  • une plus grande correction dans la direction de la langue standard : c’est-à-dire que, lorsqu’il aura le choix, au lieu d’employer des usages langagiers dialectaux, potentiellement plus difficiles à identifier pour l’interlocuteur, le locuteur aura recours au code standard ;
  • l’emploi de procédés expressifs comme l’utilisation de certains phatiques ponctuants : ‘très bien’, ‘n’est-ce pas’, ‘tu vois’, ‘tu sais’, etc. Ils permettent de rythmer le discours du locuteur et de s’assurer de la bonne réception de l’interlocuteur. Le locuteur, en utilisant de tels termes, attend un feed-back sur ce qu’il énonce pour pouvoir estimer s’il a maintenu ou non l’attention et la compréhension de son interlocuteur ;
  • l’emploi de termes connus de la langue de l’interlocuteur ou perçus comme tels : le locuteur, dans la mesure du possible, essaye d’employer des termes qui existent dans les deux codes d’origine, celui de son interlocuteur et le sien pour faciliter la compréhension.

Nous regarderons dans notre corpus si certains locuteurs d’arménien se servent ou non de la stratégie du foreigner talk lorsqu’ils souhaitent s’adapter à leurs interlocuteurs dialectalement opposés, tout en conservant leur code d’origine, mais en le rendant délibérément accessible. Nous regarderons également quels sont, parmi les procédés présentés ci-dessus, ceux qui sont utilisés par les locuteurs adaptants. Il peut être notamment intéressant de voir si, dans certains cas, ils évitent volontairement de se servir des spécificités dialectales qui ne font pas partie de la variante standard, pour privilégier des formes de base attestées dans le standard et a priori plus faciles d’accès, voire des formes communes aux deux variantes d’arménien et qui ne seront donc pas problématiques.

La deuxième possibilité dans la stratégie de modification est le fait que le locuteur souhaite se rapprocher de son interlocuteur en utilisant, cette fois-ci, non plus son propre code, mais le code de son interlocuteur. Bien qu’il ait peu de connaissances dans la variante de l’autre, il tente de l’employer tant bien que mal. Il ne modifie donc pas son propre code (langue-source), mais essaye d’adopter celui de son interlocuteur (langue-cible) et, par là, se voit contraint, sans forcément en avoir conscience, de modifier le code de base de l’interlocuteur. Il forme alors une sorte d’interlangue, c’est-à-dire un code constitué d’approximations systématiques de la langue‑cible. Habituellement, cette terminologie est employée dans la littérature pour désigner l’ensemble des connaissances intermédiaires que possède un locuteur en cours d’apprentissage d’une langue étrangère. Cette sorte d’interlangue est également baptisée broken language 116 par Ferguson & DeBose (1977) et « utilise les procédés de simplification et de réduction, de surgénéralisation, d’interférence et de transfert [...], et les ‘prefabricated routines’, c’est-à-dire les expressions apprises globalement sans qu’elles soient comprises analytiquement [...] » (Hamers & Blanc, 1983 : 197). Autrement dit, le locuteur, en se basant sur les connaissances limitées qu’il a de la variante voisine, s’approprie certaines formes qu’il pense être emblématiques, c’est-à-dire caractéristiques de la variante opposée, et les utilise dans son discours. Il s’agira essentiellement de quelques mots ou expressions que le locuteur aura repéré dans la variante opposée. Certaines seront bien réemployées, tandis que d’autres seront mal insérées dans le discours ou ne seront même pas attestées dans la variante voisine. Il sera peut-être possible de classer certains locuteurs qui feront des tentatives d’adaptation ratées ou minimales dans la catégorie des adaptants utilisant un broken language.

L’utilisation de ces deux types de stratégies n’est pas incompatible, un même locuteur pouvant, au fil de l’interaction, recourir, selon ses besoins, tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Elles sont représentatives d’environ quatorze types de stratégies qu’ont définis, dans leurs études sur l’adaptation du bilingue, Giles, Taylor et Bourhis (1973). Elles symbolisent deux tendances, et non deux pôles figés et antinomiques, partant d’une adaptation basée exclusivement sur la langue‑source pour arriver à une adaptation basée uniquement sur la langue-cible, les différents stades intermédiaires, plus souples, étant possibles.

Notes
116.

Broken language est curieusement traduit par « baragouin » chez Hamers & Blanc (1983).