L’alternance codique intervient à tout moment de la conversation et les locuteurs n’ont pas forcément conscience qu’ils recourent à ce procédé et ne se rendent pas systématiquement compte du code qu’ils utilisent à tel ou tel moment, leur but principal étant de communiquer leurs informations à leur interlocuteur et de se faire comprendre. Quand on leur demande par exemple quel(s) code(s) ils emploient dans leur conversation, ils sont en général loin de la réalité et pensent n’en utiliser qu’un seul.
D’après Gumperz (1982) – un des premiers à s’être intéressé à ce phénomène –, dans la littérature sociolinguistique, l’étude de l’alternance codique devient de plus en plus répandue. Pendant longtemps, ce phénomène était considéré comme marginal ou transitoire, jusqu’à ce que les chercheurs, abandonnant l’utopie monolingue, se rendent compte qu’il existait depuis très longtemps – Timm (1981) en cite des exemples datant du Moyen Age – et qu’il va perdurer et se répandre de plus en plus. Les peuples se déplacent, les cultures et les langues entrent en contact, tout ceci favorise l’expansion de l’alternance codique.
On peut dire d’un locuteur bilingue qu’il tient un discours bilingue (vs monolingue) lorsqu’il a recours à l’alternance codique. Il fait alors alterner deux systèmes linguistiques dans l’axe syntagmatique, c’est-à-dire deux systèmes qui se juxtaposent à l’intérieur d’un même tour de parole ou d’un tour de parole à un autre. Très souvent, sa connaissance des deux systèmes n’est pas équivalente, mais déséquilibrée, le locuteur bilingue étant plus compétent dans l’un des deux systèmes en usage. L’utilisation de l’alternance codique fait que nous sommes en présence de deux (ou plus) systèmes autonomes, chaque système continuant à fonctionner selon ses propres règles. Dans un seul et même discours, deux codes sont donc présents, mais ceux-ci restent indépendants l’un de l’autre, ils ne s’interpénètrent pas.
En fonction de son champ d’application, il existe selon Poplack (1980) deux sortes d’alternance codique 117 :
Poplack (1980) propose une troisième catégorie nommée l’alternance « extra-phrase » ou, pour nous, l’alternance « extra-tour » composée uniquement d’expressions idiomatiques, de tags ou de fillers (par exemple, en arménien : de, gor, iʃte, difficilement traduisibles en français) faisant partie de l’autre langue. Cette catégorie est celle demandant le moins d’effort et un degré de compétence minimal dans la langue opposée. Viennent ensuite l’alternance inter-tour et l’alternance intra-tour, qui sont employées par des bilingues qu’on nommerait « équilibrés ».
Nous combattons l’idée reçue persistante (notamment chez de nombreux arabophones) selon laquelle les locuteurs faisant un usage considéré comme aléatoire de l’alternance codique ont de très mauvaises compétences dans les langues qu’ils ont à leur disposition. Nombreux sont les auteurs qui, au contraire, ont montré que l’alternance codique était une richesse et avait ses propres particularités et régularités de fonctionnement. Gumperz, d’après ses études, a constaté que le recours à l’alternance codique n’était pas forcément signe de lacunes dans l’un ou l’autre des systèmes mis en contact.
‘Relativement rares sont les passages où le changement de code est motivé par l’incapacité des locuteurs à trouver les mots pour exprimer ce qu’ils veulent dire dans l’un ou l’autre code. Dans bien des cas, l’information que fournit l’alternance pourrait tout aussi bien s’exprimer dans l’autre langue. (Gumperz, 1982 : 63)’Les locuteurs ont deux codes à leur disposition et se servent, de façon consciente ou non, des deux sans ‘discrimination’ ou ‘favoritisme’. Ces locuteurs dont parle Gumperz sont des bilingues équilibrés ; la situation est moins évidente pour des protagonistes faisant des adaptations situationnelles particulières et ponctuelles, comme les locuteurs d’arménien.
Notre corpus a la particularité de contenir deux types possibles d’alternance codique conversationnels :
Dans le travail d’analyse, nous nous intéresserons essentiellement au premier type de code‑switching, le second demandant un développement qu’il serait peu raisonnable d’entreprendre ici. La difficulté de notre tâche réside également dans le fait que la définition ferme du code‑switching, annonçant l’utilisation distincte de deux codes, sera dans certains cas difficilement applicable. Les deux variantes d’arménien ayant un tronc commun, il ne sera parfois pas possible d’attribuer certaines formes communes employées à l’un ou à l’autre des systèmes linguistiques. Pour cette raison, après avoir présenté les points communs et les divergences entre les deux variantes, nous ne prendrons en considération que les traits qui seront distinctifs d’une glosse à une autre : ils pourront être d’ordre phonologique (différences de prononciation), morphosyntaxique (morphèmes différents pour exprimer un même temps, par exemple), lexical et sémantique (mots différents pour exprimer un même sens, par exemple).
Ce qui distingue les locuteurs d’arménien dans les conversations que nous étudions, par rapport à ce qu’évoquait Gumperz précédemment, c’est que l’utilisation, quand elle a lieu, de la variante de l’autre, se fait de manière consciente et est un signe de ralliement, de volonté de se rapprocher de son interlocuteur, voire de le valoriser en essayant de s’adapter à son dialecte (adaptation convergente). Et c’est uniquement face à des interlocuteurs dialectalement opposés que les locuteurs produisent ce genre d’efforts. Entre membres de la même communauté linguistique, ils n’ont aucune raison de recourir à un autre dialecte, qui leur est, malgré tout, beaucoup moins familier et qui leur paraît beaucoup moins naturel à employer.
Régies par deux principes différents (free morpheme constraint et equivalence constraint) que nous ne détaillerons pas ici.
Cf. pour cette notion délicate d’« énoncé », les travaux de Berrendonner (2003) en micro- et macro-syntaxe.
Nous ne distinguerons pas les énoncés faisant partie d’un même tour de parole. Nous considérerons qu’ils appartiendront à une même unité qu’est le tour de parole, qui entrera en opposition avec une autre macro-unité (un autre tour de parole).