4.3.2.2. Les interférences

Weinreich, dans son ouvrage Languages in contact (1953), a été le premier à catégoriser les phénomènes d’interférences qui apparaissent lorsque deux langues entrent en contact. Les interférences sont, selon lui :

‘[...] those instances of deviation from the norms of either language which occur in the speech of bilinguals as a result of their familiarity with more than one language, i.e. as a result of language contact. (Weinreich, 1953: 1).’

Il prend le bilinguisme et le fait d’être bilingue dans leurs acceptions les plus larges, considérant qu’un bilingue est une personne capable d’utiliser deux langues de façon alternative. Il ne s’intéresse pas non plus à la distinction qui peut exister entre les langues, les dialectes d’une même langue ou les variétés d’un même dialecte. Selon lui, quels que soient les systèmes linguistiques dans lesquels nous nous situons, le mécanisme d’interférences, résultat du contact de ces systèmes, se manifeste.

Le point de départ à l’analyse des interférences, quelle que soit leur nature, est la connaissance des systèmes linguistiques étudiés. La première tâche du linguiste, qui s’intéresse à deux codes en contact et qui souhaite voir le fonctionnement des interférences, est d’identifier et de décrire les différences et similitudes qui existent entre ces deux codes, dans chaque domaine (phonétique, grammatical, lexical). C’est exactement la démarche que nous avons choisi d’adopter dans notre étude : nous présentons les différences, ambiguïtés et ressemblances possibles entre les deux variantes d’arménien avant de voir leur fonctionnement dans des données authentiques. Cette description permet ainsi d’établir le degré d’homogénéité d’un système et de comprendre ce qui se produit quand il entre en contact avec un autre. Plusieurs méthodes permettent de rendre compte des différences entre deux codes : l’une d’entre elles consiste à relever tout ce qui est commun aux deux systèmes, tandis qu’une autre suggère de mesurer de façon expérimentale l’intercompréhension entre les deux codes concernés. Nous nous servons largement de ces deux méthodes dans notre travail, la première étant purement descriptive puisque nous avons tenté d’établir une sorte de grammaire contrastive non exhaustive des deux variantes d’arménien, la seconde méthode étant purement analytique, nous nous basons sur un corpus constitué de telle sorte que les deux variantes concernées soient mises en contact.

Mackey (1976), dans sa définition des interférences, est plus précis, puisque pour lui, « l’interférence est l’utilisation d’éléments appartenant à une langue tandis que l’on en parle ou que l’on en écrit une autre » (1976 : 397). Autrement dit, un locuteur bilingue produit un discours monolingue, en utilisant majoritairement une langue, mais par moments, des segments d’une autre langue font irruption dans son discours. Plusieurs auteurs comme Mackey ou Grosjean s’accordent à dire que ce qui caractérise les interférences est qu’il s’agit d’un processus inconscient, par rapport à l’alternance codique ou aux emprunts, qui semblent le plus souvent conscients et volontaires, et qui se manifestent dans des discours bilingues. Ceci signifie qu’un locuteur peut, inconsciemment, faire des interférences dans un discours monolingue adressé à un interlocuteur monolingue.

Les interférences peuvent apparaître à différents niveaux linguistiques : phonétique, grammatical, lexical et sémantique. L’interférence lexicale et sémantique englobe entre autres les phénomènes de calques, de faux amis, ou de substitution de mots simples. Nous proposons par ailleurs de réunir sous le terme de code-mixing ou mélange de codes, les interférences phonétiques et grammaticales qui peuvent porter sur la totalité ou une partie d’un morphème libre ou lié, ainsi que ce que certains, comme Grosjean (1982), appellent des « emprunts de discours » ou speech borrowings « pour les termes utilisés spontanément et adaptés morphologiquement par les bilingues » (Hmed, 2003 : 335) (vs « emprunts de langue » ou language borrowing, employés aussi bien par les bilingues que les monolingues).

La littérature est riche mais elle semble plutôt confuse quant à la répartition de ces différents phénomènes, aussi nous paraît-il important dans le cadre de notre étude de faire des choix théoriques, le but de notre travail n’étant pas de débattre à l’infini sur les diverses approches existantes. Hoffmann (1991 : 95) explique bien les difficultés que nous avons rencontrées :

‘In more recent studies, features of bilingual speech have been dealt with under the separate headings of interference, borrowing, mixing and code-switching, which reflects the various characteristics that have been discerned. But, as so often happens in the fields of linguistics, there are no clear-cut distinctions or commonly agreed approaches to analysis or description, and the definitions one comes across may, at times seem contradictory. In other cases some of the descriptions may overlap, so that the task of separating, for example, discussions of mixing from those of switching is not easy as one would like it to be.’

Blanc (1997) propose par exemple de regrouper sous l’hypéronyme code-mixing entre autres les emprunts, le code-switching ou encore les pidgins, définissant le mélange de codes dans son sens le plus large comme désignant tout type d’interaction qui peut apparaître entre plusieurs codes en contact. Weinreich ou encore Mackey parlent systématiquement d’interférences à tout niveau linguistique. Hoffmann (1991) traite séparément les interférences (phonologiques, grammaticales, lexicales) et le code-mixing, expliquant que ce dernier a été étudié essentiellement sous deux angles : dans le discours des adultes, en comparaison avec le phénomène de code-switching ; ou bien, en acquisition, dans le discours d’enfants bilingues pour comprendre les différences de langues. Dans le premier cas, elle considère d’une part qu’un code-switching intra-énoncé n’est autre qu’un code-mixing, et d’autre part qu’il est difficile de faire la distinction entre un « emprunt de discours » (speech borrowing) et un code-mixing. Le problème de ce regroupement est que la dichotomie inconscient vs conscient qui distinguait jusque-là le code-mixing de l’emprunt et de l’alternance codique n’est plus valable. Ceci étant dit, cette opposition n’est pas non plus admise par tous les auteurs, certains ne l’évoquant simplement pas et d’autres considérant que certaines interférences sont conscientes et certains emprunts et code-switching, inconscients. Nous ne prendrons volontairement pas parti au sujet de ces notions ambiguës étant donné que le but de notre étude est avant toute chose d’observer l’apparition des adaptations situationnelles, de les relever et de les analyser. Certaines seront sans aucun doute volontaires, d’autres seront plus inconscientes et d’autres enfin ne pourront tout simplement pas être qualifiées ainsi, mais ceci ne devrait en aucune façon nous empêcher de comprendre leurs formations. Nous nous intéressons donc plus à l’aspect linguistique qu’à l’aspect psycholinguistique des adaptations.

Mais ce qui nous paraît important à retenir, ce n’est pas tant le caractère volontaire et conscient des stratégies utilisées par les locuteurs que le caractère volontaire et conscient de la tentative d’adaptation d’un point de vue global. Autrement dit, les locuteurs n’ont pas forcément conscience des modifications apportées précisément dans leur discours pour être mieux compris, mais ils ont conscience qu’ils souhaitent par-dessus tout être mieux compris et mettent en œuvre certaines stratégies pour y parvenir.