6. Mise en place de nos outils : deux perspectives reliées par un corpus

Après avoir proposé un état de l’art dans le domaine de la sociolinguistique nous permettant de mettre en avant les notions théoriques que nous souhaitions retenir, nous devons expliciter l’utilisation d’un corpus de données authentiques, qui constitue la base de notre travail d’analyse.

Pour notre étude, l’enregistrement d’interactions en face-à-face semble être la meilleure technique pour observer la façon dont les deux variantes d’arménien, par l’intermédiaire des participants, entrent en contact. La particularité de ces interactions réside dans le fait qu’elles sont composées d’échanges verbaux dans la ou les variantes ou langues choisies par les locuteurs : arménien oriental, arménien occidental, français. Ces échanges comportent de nombreux signaux qui vont indiquer la qualité de la compréhension et qui vont permettre d’anticiper ou de modifier si nécessaire le comportement du locuteur face à son interlocuteur. La notion de feed-back peut alors s’avérer centrale dans ce genre d’interactions, puisque c’est elle qui va provoquer un plus ou moins grand nombre d’adaptations tentées par les locuteurs. Si ces derniers, dans leurs discours, pensent ou perçoivent explicitement qu’ils ont perdu leur auditoire, ils peuvent avoir recours à différents choix stratégiques pour maintenir le bon déroulement de l’interaction ou pour améliorer la compréhension. Ces choix dépendront bien évidemment de la cause du malaise ou de la non-compréhension. Il peut par exemple s’agir du thème abordé qui serait difficile à suivre, d’un acte « menaçant » qui aurait été produit, du choix de la langue qui serait maladroit... Et c’est ce dernier cas de figure, qui sera d’ailleurs difficilement dissociable des autres indices de l’interaction, qui va particulièrement nous intéresser. Par ailleurs, il est également possible que les locuteurs prennent les devants au cours de l’interaction, c'est-à-dire qu’ils aient recours aux adaptations, non pas pour réparer un incident dans l’interaction, mais pour anticiper et donc éviter que celui-ci ne survienne.

L’analyse fine de l’interaction à travers son déroulement, l’alternance des tours de parole, les thèmes abordés, peut ainsi nous permettre de comprendre comment fonctionne le phénomène particulier des adaptations langagières. Pour y parvenir, nous endossons le rôle du sociolinguiste qui décide de regarder le fonctionnement de la grammaire au sein d’une communauté linguistique, ainsi que toutes les variations qu’elle peut comporter. La mise en place d’une mini‑grammaire contrastive montrant les points communs et les divergences des deux variantes d’arménien ne nous permet pas de voir comment se déroule le contact entre ces deux variantes utilisées par des locuteurs. Cette grammaire non-exhaustive a donc servi de point de départ descriptif à notre travail. Notre but est alors d’analyser comment s’actualise le système linguistique en parole. Pour mener ce travail à bien, nous devions avant tout, comme le suggère Gumperz (1982), enregistrer les locuteurs qui nous intéressaient, c’est-à-dire ceux que nous avions préalablement sélectionnés, dans leur discours quotidien. La sélection se fait donc sur des critères externes à la langue et non sur des critères purement linguistiques comme ce qui était de mise dans les études dialectologiques, par exemple lors de la quête d’une variation linguistique particulière. Mis à part le mode de sélection et de recueil de données authentiques, le reste du travail du sociolinguiste rejoint tout à fait celui d’un linguiste qui cherche à décrire une langue.

‘La description de la langue naturelle fait l’objet d’une ingéniosité ethnographique considérable, dans un cadre formel et informel, stimulant l’alternance des styles ou des dialectes. Alternance que les linguistes anthropologues considèrent comme fondamentale dans la compétence de communication. Toutefois, après avoir recueilli ces textes conversationnels et d’autres données, on les examine selon les méthodes linguistiques habituelles. Le but en effet est d’isoler les variables au niveau des traits pertinents relevant de la phonologie, de la morphologie, de la syntaxe et de la sémantique référentielle, et de dégager les règles de distribution. (Gumperz, 1982 : 23)’

La première sélection qui s’est faite au niveau des locuteurs a consisté à établir deux groupes de locuteurs : le premier parlant l’arménien oriental, le second maîtrisant l’arménien occidental. Puisque « parler, c’est interagir », cela suppose qu’un certain nombre de règles grammaticales et sociales soient partagées par les participants. Ce qui nous intéresse dans notre étude, c’est de voir à quel point ces règles sont communes à nos deux sous-communautés linguistiques, ou plutôt à notre communauté linguistique bidialectale, et surtout à partir de quel point elles ne le sont plus. A priori ces règles entre les membres des différentes sous-communautés sont différentes dès le départ, mais c’est à partir du moment où des difficultés de production ou de perception se font sentir et où des adaptations apparaissent que nous obtenons le signe explicite que les communautés ne partagent plus les mêmes règles. Pour notre étude, ces difficultés risquent d’apparaître avant tout au niveau des systèmes linguistiques, c’est-à-dire là où la langue connaît une différence de structure. Il semble alors attendu que cette différence se manifeste en parole, autrement dit dans les interactions étudiées, qui sont le meilleur moyen de mettre en contact, grâce aux locuteurs, de façon authentique et non construite, les systèmes linguistiques de nos deux variantes d’arménien. A partir de cette situation, les locuteurs montrent directement le fonctionnement de ces systèmes et leurs limites, ainsi que leur dysfonctionnement en cas d’incompréhension.

Si les locuteurs identifient un minimum les points de divergence des deux systèmes, alors la compréhension peut être maintenue jusqu’à une éventuelle faille dans leurs connaissances du dialecte opposé. Une autre possibilité pour maintenir l’intercompréhension se situe à un niveau supérieur : en plus de comprendre la variante de l’autre, si le locuteur arrive à reproduire certaines formes appartenant à cette même variante, autrement dit, à tenter des adaptations, alors là encore, la compréhension sera sauvegardée, tout du moins jusqu’au prochain incident discursif, qui peut d’ailleurs ne pas du tout porter sur la langue employée, mais sur bien d’autres phénomènes propres aux interactions.

Donc, nous essaierons de voir dans notre travail d’analyse à quels niveaux de maîtrise de la variante opposée se situe le locuteur : est-ce uniquement en compréhension ou en compréhension et expression ? Et par ailleurs, qu’il s’agisse de la compréhension ou de l’expression, à quels niveaux linguistiques les locuteurs montrent-ils de la sensibilité : phonologique, morpho-syntaxique ou lexical ?

Voici ce que dit Gumperz (1982 : 32) :

‘Pour identifier les glissements simultanés dans plusieurs variantes comme un contraste entre des styles ou des variétés discrets, les locuteurs doivent (a) maîtriser toute une gamme de variables et (b) faire les mêmes associations en ce qui concerne les suites de co-occurrences entre les traits appartenant à ce que les linguistes considèrent comme des niveaux distincts de signalisation. Les locuteurs doivent en outre tomber d’accord sur le fait que les séquences particulières peuvent légitimement être associées à des locuteurs ethniquement ou socialement définis ou à certaines situations de paroles distinctes. Ils doivent aussi reconnaître que l’emploi d’une variété là où l’on en attendait une autre n’est pas simplement un exemple d’impropriété, mais peut avoir une importance pour la communication.’

C’est exactement ce que nous verrons par la suite.

Nous voyons ainsi bien l’importance d’une démarche interactionnelle qui vient enrichir une approche sociolinguistique et une approche linguistique : nous regardons in vivo les manifestations de la langue. Dans notre travail, les données socio-historiques sont connues, la langue est décrite, les deux systèmes linguistiques représentatifs sont dressés et comparés, mais le seul moyen de voir comment ces derniers cohabitent est de les mettre en contact et d’observer les différents phénomènes qui apparaissent. Les échanges verbaux qui sont transcrits vont nous apporter un grand nombre d’informations sur le fonctionnement réel de la langue et de ses deux variantes. Une enquête sociolinguistique semi-construite ou orientée, même la plus riche possible, ne nous aurait pas permis de mettre en valeur les phénomènes propres aux situations de langues ou dialectes en contact, et encore moins de comprendre leur existence.

‘Le but ultime consiste à clarifier les problèmes de description et de montrer en quoi les caractéristiques sociales de groupes humains affectent la grammaire. On n’a fait aucun essai systématique pour traiter le jugement de co-occurrence des participants dans l’interprétation du discours. Les enquêtes sur l’usage langagier peuvent fournir des informations sur les tendances générales du comportement. Mais tant qu’on ne tient pas compte des stratégies d’interaction, ni des contraintes qui régissent les stratégies des participants les uns vis-à-vis des autres, on ne peut expliquer la capacité humaine à contextualiser l’interprétation. (Gumperz, 1982 : 33)’

Nous allons donc voir le fonctionnement de la grammaire dans l’interaction, et un décalage ne peut qu’être attendu entre les systèmes linguistiques décrits qui sont, malgré toute la prudence apportée, nécessairement basés sur une certaine norme pour pouvoir être étudiés et comparés, et les pratiques langagières des différents locuteurs. Ce décalage peut notamment être dû à la différence entre normes et usages, mais également à la situation de contact en elle-même. Lors de la description des systèmes arméniens, nous avons tenté de tenir compte des particularités de l’oral, autrement dit, nous avons précisé par moments les usages réels de la langue, c'est-à-dire les formes les plus fréquemment attestées à l’oral 125 , dans chacune des variantes. Nous avons donc essayé de parer à ce décalage potentiel en indiquant, dès que possible, la différence qu’il risquait d’y avoir entre les formes décrites dans les standards et les formes attestées en discours. Certains de ces écarts entre les « normes » et leurs pratiques peuvent aussi être dus aux spécificités dialectales qui ne sont pas apparentes dans les standards. C’est notamment le cas avec le dialecte arménien oriental d’Iran parlés par tous les locuteurs orientaux du corpus. Ce dialecte, uniquement parlé, varie sur plusieurs points par rapport au standard décrit. Nous avons essayé d’en expliciter les différences à chaque fois que cela s’est avéré nécessaire.

Observer l’utilisation des systèmes linguistiques par les locuteurs dans des situations authentiques n’est pas sans poser un problème majeur : bien que nous ayons essayé de les aménager pour les rendre relativement représentatives d’usages réels, les grammaires décrites servant de base à l’analyse restent malgré tout des systèmes figés qui ont du mal à rendre compte des variations apportées par les locuteurs en discours. C’est notamment ce qui pose problème avec l’apparition des phénomènes tels que l’alternance codique ou le code-mixing, qui ne sont en aucun cas pris en compte et prévus par les systèmes linguistiques. Le décalage entre le système linguistique et son actualisation en discours est donc bien réel. Une possibilité pour tenter d’estomper ce décalage est de suivre ce que propose Mondada (2007), à savoir de considérer la grammaire plus comme une « pratique sociale » que comme un système :

‘Au-delà des problèmes posés par l’homogénéité des systèmes linguistiques, les phénomènes de code-switching questionnent la conception même du « système » […]. Plutôt qu’un « système » ou qu’un « code », nous avons ici affaire à un ensemble mouvant de ressources bricolées en temps réel par les locuteurs. Cela invite à concevoir la grammaire moins comme un système que comme une pratique sociale. (2007 : 169)’

Nous n’avons certes pas la prétention de pouvoir expliquer et justifier la présence et le fonctionnement de tous les phénomènes de dialectes en contact qui apparaissent dans notre corpus, mais leur actualisation dans des données authentiques peut permettre en tous les cas d’illustrer certains de leurs usages. Avant d’entamer un quelconque travail d’analyse sur les interactions, nous avons avant tout procédé à la description de la langue arménienne. Description non-exhaustive, mais ciblée sur les points qui allaient nous intéresser par la suite. Nous avons développé aussi bien ce que les deux standards avaient de commun que leurs divergences. Mais cette mini grammaire contrastive rend compte des deux systèmes de façon isolée, elle ne permet évidemment pas de voir comment interagissent ces deux standards et les utilisations qui en sont faites par les locuteurs. Autrement dit, on connaît le fonctionnement attendu dans chaque standard, mais on ne sait absolument pas comment ils peuvent évoluer une fois qu’ils sont en contact l’un avec l’autre. Le seul moyen d’établir ce contact était de mettre en présence des locuteurs qui ne partageaient pas la même variante de base. Comme nous le disions précédemment, nous aurions pu faire une enquête dirigée ou semi-dirigée en proposant à chaque locuteur des énoncés construits dans la variante opposée et en leur demandant ce qu’ils en pensaient et s’ils les comprenaient. Cette méthode de travail aurait été peu enrichissante et d’un faible intérêt scientifique, permettant tout au plus d’évaluer la compréhension des participants, mais se limitant uniquement à cela. En observant les deux variantes en confrontation dans des conversations authentiques, non seulement nous pouvons évaluer l’intercompréhension chez les locuteurs, mais également observer les manifestations authentiques en discours par rapport à celles qui sont attendues en langue, et surtout analyser de près les réalisations marquées, autrement dit non attendues, non prévues par les deux systèmes. Ce sont véritablement les locuteurs qui, à travers leurs discours, en ayant recours à différentes stratégies, font vivre la langue.

Pour étudier ces phénomènes, nous avons préalablement dressé un certain nombre d’hypothèses, à tous les niveaux, à partir de la description linguistique. En comparant les deux systèmes, nous avons, par exemple, supposé que plus ceux-ci seraient différents, plus les locuteurs auraient du mal à se comprendre et plus grande serait pour eux la difficulté d’employer des formes dialectalement opposées. Nous verrons dans l’analyse des conversations enregistrées ce qu’il en est réellement.

Terminons par la proposition de Gumperz qui résume très bien notre tâche :

‘L’analyste a pour tâche d’étudier en profondeur des exemples choisis d’interaction verbale, d’observer si les acteurs se comprennent ou non, et de dégager comment les participants interprètent ce qui se passe. Puis : (a) en déduire quelles hypothèses les locuteurs ont dû faire sur le plan social pour agir comme ils le font, et (b) déterminer empiriquement comment les signes linguistiques communiquent dans le processus d’interprétation. (1982 : 34)’

Dans la situation de contact que nous avons étudiée, le recours au corpus de données orales apparaît comme étant le meilleur moyen pour avoir des échantillons assez larges de discours de diverses natures (conversation, cérémonie…), avec des variables différentes (âge du locuteur, sexe, catégorie socio-professionnelle…). C’est également le meilleur moyen pour obtenir des données naturelles (vs construites), c'est-à-dire authentiques et qui ne correspondent pas à un usage construit ou épuré par le linguiste, mais à un usage réel de la langue.

‘The second important benefit of a spoken corpus is that – with a few exceptions – it provides a sample of naturalistic speech rather than speech which has been elicited under artificial conditions. The naturalistic nature of such data means that findings from the corpus are more likely to reflect language as it is actually used in ‘real life’, since these data are much less likely to be subject to additional production monitoring by the speaker, for example, trying to suppress a regional/social accent. (McEnery & Wilson, 2001: 104)’

Enfin et s’il en fallait encore une, une dernière raison justifiant la constitution d’un corpus de données authentiques, basé sur des enregistrements, est qu’il s’agit du seul moyen pour rendre compte d’une des différences fondamentales qui existent entre les deux variantes d’arménien et qui porte sur la prononciation. Procéder à des enregistrements (audio ou vidéo) était indispensable pour recenser et analyser les usages phonétiques des locuteurs, et voir si des adaptations apparaissaient, de la part des uns et des autres, à ce niveau. Nous n’aurions pu obtenir ces observations en « sollicitant » ces données, par exemple dans un laboratoire de phonétique où nous aurions donné une liste de mots ou un texte à lire à chacun des locuteurs. En effet, ce genre de situations permet d’obtenir des enregistrements de très bonne qualité pour enrichir les études sur les prononciations ou les intonations par exemple, mais il n’aurait pas permis de rendre compte des adaptations phonétiques potentielles. Dans ce genre d’étude, on s’intéresse à la prononciation du code-source d’un locuteur et non à celle de son éventuel code-cible.

Pour terminer, la situation que nous étudions se rapproche d’un autre type de situation de contact que Bavoux (2003) décrit. Elle a étudié la mise en contact de systèmes génétiquement proches tel qu’un standard et son créole et a observé l’implication des locuteurs. Elle explique alors que malgré le statut officiel ou formel accordé aux langues, ce qui va primer en réalité, c’est l’usage personnel et personnalisé qu’en feront les différents utilisateurs, et qu’en situation formelle le français et son créole vont fonctionner comme deux langues distinctes, mais qu’en situation informelle, leurs frontières vont s’effacer dans un « interlecte ». Ces phénomènes dépendront des locuteurs et de leurs attitudes face aux langues dont ils disposent, notamment si ces locuteurs se sentent en sécurité ou en insécurité linguistiques.

‘[…] la coexistence de langues de grande proximité (perçues comme telles) est vécue comme une chance ou un handicap, selon la perception que les locuteurs ont de la situation, leur perception restant fortement déterminée par leur système de représentations et par l’idéologie linguistique qui le sous-tend. (Bavoux, 2003 : 30)’

Ce sont les locuteurs qui font vivre les langues et qui décident finalement (en plus du critère objectif de classification des langues dans des familles ou des branches linguistiques plus ou moins proches) de la proximité réelle de ces langues. Ainsi, « l’intérêt se déplace des langues et des typologies au locuteur-acteur inscrit dans un espace linguistique particulier de par sa configuration et sa dynamique » (Bavoux, 2003 : 31). C’est exactement ce que nous cherchons à voir dans le cas de l’arménien. Le recours à un corpus de données authentiques va nous permettre de nous rendre compte du fonctionnement réel de systèmes proches lorsqu’ils entrent en contact. Après avoir décrit les ressemblances et dissemblances des deux systèmes qui nous intéressent, nous laissons la place aux locuteurs-acteurs qui font vraiment vivre ces deux systèmes en les mettant en contact et nous regardons à quel point ils apparaissent comme proches ou lointains l’un de l’autre.

Notes
125.

Pour chaque variante, ces formes ont été validées, quand nécessaire, par les locuteurs eux-mêmes.