1.1.3.3. Tendances générales

Après avoir écouté plusieurs fois l’ensemble de ces interactions, nous avons pu dégager certaines tendances quant à l’économie des choix de langues. Tout d’abord, il s’avère que la tendance générale est aux non-adaptations, ce qui pourrait paraître surprenant au vu de l’objet de recherche que nous avons choisi (qui passe alors pour marginal) et des représentations langagières des participants. En effet, malgré l’impression de certains locuteurs qui croient passer leur temps à s’adapter sous prétexte qu’ils ne seront pas compris s’ils conservent leur dialecte, il apparaît que la plupart du temps, dans la durée d’une même interaction, chacun utilise son propre dialecte, et la compréhension n’en semble pas aussi affectée que ne le pensent les locuteurs. Les résultats de l’analyse quantitative menée, montrant la similitude des systèmes linguistiques mis en contact, nous permettront de confirmer et d’expliquer cette domination. De plus, cette tendance paraît logique dans la durée d’une interaction. Les adaptations demandant des efforts particuliers et une forte motivation, il semble difficile et même improbable d’en voir apparaître de façon systématique dans une interaction. Il ne peut s’agir de la seule stratégie utilisée par les locuteurs pour communiquer les uns avec les autres. En plus de l’investissement personnel qu’elle nécessite, cette stratégie est coûteuse en tant qu’elle constitue un réel risque pour les locuteurs qui y ont recours, qui s’aventurent sur un terrain qu’ils maîtrisent moins bien que le leur. Si nous regardons le script global d’une interaction, ces adaptations semblent se manifester en début de rencontre, pour mettre les participants en présence à l’aise, mais également à certains moments-clé de l’interaction pour accompagner ou servir des stratégies de politesse linguistique.

Une deuxième remarque, cette fois-ci spécifique aux adaptations, est le fait qu’elles sont majoritairement unilatérales. C'est-à-dire que lorsqu’elles sont produites, elles le sont plus souvent par des locuteurs d’arménien oriental (qui tentent de s’adapter à l’arménien occidental) que par des locuteurs d’arménien occidental. Mais cette tendance, comme les autres, ne vaut que pour le corpus que nous avons constitué. Il est possible qu’elle soit tout autre si nous constituions un autre corpus avec des locuteurs ayant des histoires personnelles différentes. Ainsi, il serait intéressant de voir ce qui se passe entre des locuteurs OCC implantés en France depuis plusieurs générations, et des locuteurs OR d’Arménie, qui sont en diaspora depuis peu. Si dans une telle situation il est probable que des adaptations apparaissent, l’orientation qu’elles pourraient prendre paraît moins évidente. Les locuteurs provenant d’Arménie ont une vision fermée de leur langue, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord parce que dans leur pays d’origine, leur langue a le statut fort de langue d’Etat et ils s’attendent donc qu’elle ait un statut dominant partout ailleurs, mais également parce qu’ils ne réalisent pas qu’en diaspora une autre variante que la leur puisse s’imposer. Ainsi, les efforts d’adaptation, s’il y en a, proviendraient peut-être plutôt des locuteurs OCC. Bien entendu, une telle situation reste à vérifier.

Enfin, les cas d’adaptations bilatérales, même s’ils existent, semblent rares. La totalité du corpus Pâques en est une belle illustration. En effet, au début de l’interaction, nombreuses sont les adaptations de part et d’autre (NZ et Cathy-Martin). Mais au fil de l’interaction, et avec l’arrivée des autres convives occidentaux (le couple VD-GD), les adaptations occidentales (uniquement produites par NZ) tendent à disparaître, les trois locuteurs OCC utilisant massivement l’arménien occidental, laissant seulement apparaître par moments un peu de vocabulaire français. Les seuls locuteurs persistant alors dans l’utilisation d’adaptations sont Cathy et Martin, qui tentent d’en égrener au fil de l’interaction.