2. Présentation des locuteurs

2.1. La diaspora arménienne en France et sa vitalité ethnolinguistique

L’histoire de la diaspora arménienne établie en France est relativement complexe puisqu’elle est composée de multiples histoires croisées. La caractéristique du peuple arménien, quelle que soit sa provenance, est sa mobilité presque toujours forcée. Sans évoquer les migrations causées par le génocide de 1915, suivies de plusieurs campagnes de rapatriement en Arménie, les mouvements migratoires continuent encore et toujours dans la seconde moitié du XXe siècle, et la diaspora tend à s’occidentaliser de plus en plus.

‘Depuis 1945, la succession de guerres, crises politiques, mises en place de régimes nationalistes et autoritaires restreignant les libertés culturelles des minorités dans les Balkans, la Méditerranée orientale et le Proche- et Moyen-Orient – extension du glacis soviétique en Bulgarie et en Roumanie, guerre civile grecque, crises chypriotes, naissance d’Israël, révolution nassérienne, mouvement Baas en Syrie et en Iraq, émeutes anti-chrétiennes à Istanbul (1955), guerres civiles libanaises, révolution khomeyniste, guerre du Golfe – ont déstabilisé et laminé les importantes communautés de ces pays. (Mouradian, 1995 : 110-111)’

Cette diaspora de plus en plus occidentale soulève, comme l’évoque Donabédian (1994), un problème d’acculturation des Arméniens. Celui-ci provient du fait que la culture du pays d’accueil est dominante par rapport à la culture d’origine, et les diasporiques ne parviennent pas à s’en protéger, alors que la situation est exactement inverse pour un Arménien du Moyen-Orient, dont la culture d’origine est considérée comme prestigieuse. Une telle acculturation a des conséquences directes sur la langue arménienne qui, dans une diaspora occidentale, n’a plus une valeur de langue vernaculaire 135 pour les locuteurs concernés, et qui est par ailleurs de moins en moins maîtrisée, un grand nombre d’Arméniens d’Occident ne parlant pas ou plus du tout l’arménien de nos jours. Ceci n’empêche pas les migrants de bénéficier d’une forte vitalité ethnolinguistique. Ce concept a été introduit en psychologie sociale pour l’appliquer aux communications multilingues 136 .

‘La vitalité ethnolinguistique se définit comme la capacité des groupes linguistiques à se comporter et à se maintenir en tant qu’entités collectives distinctes et actives dans des situations de contacts de langues. (Bourhis et al., 2000 : 4)’

La vitalité ethnolinguistique des deux sous-communautés arméniennes de France se présente sous deux profils différents. En France, comme dans la plupart des pays possédant une diaspora arménienne, parmi les deux variantes qu’il est possible de recenser selon l’origine des locuteurs, la variante première et dominante est la variante occidentale. Celle-ci est plus ancienne historiquement – sa première importation date de la vague de migration issue du génocide de 1915 –, et elle compte, ou tout du moins a compté jusqu’à une période récente, un nombre de locuteurs (qu’ils aient une compétence active ou passive) largement supérieur aux locuteurs de la variante orientale. La vitalité ethnolinguistique du sous-groupe d’Arméniens occidentaux semble plus forte que celle du sous-groupe d’Arméniens orientaux, ce qui peut bien entendu, comme le font remarquer Giles et al. (1977), influencer le comportement langagier des locuteurs. Ainsi, cette tendance manifeste peut par exemple expliquer le comportement de certains locuteurs que nous avons enregistrés, et leurs sentiments de sécurité (pour ceux dont la vitalité ethnolinguistique est perçue comme forte) ou d’insécurité linguistique qui feront que certains mettront en œuvre des stratégies pour être assurés de se faire comprendre, l’intercompréhension entre les deux variantes étant effective mais pas forcément perçue par les locuteurs qui n’hésitent pas à stigmatiser certains usages langagiers. Il existe donc un décalage réel entre le fonctionnement des systèmes linguistiques proches et les représentations langagières ainsi que la perception qu’ont les locuteurs de ces systèmes. Et l’exploitation du corpus va nous permettre de mettre en valeur ces différences.

Il serait intéressant de vérifier l’évolution de cette tendance de variante dominante au sein de la communauté arménienne de France. Elle était réelle en 1979-1980, au moment de l’arrivée des premiers locuteurs d’arménien oriental en provenance d’Iran, qui avaient préféré quitter le pays à cause de la Révolution Islamique. La famille H ainsi que la famille N présentes dans notre corpus sont deux exemples ayant fait ce choix de vie (à Lyon). Dès leur premier contact avec les membres de la communauté arménienne de Lyon, on leur a rapidement fait comprendre que leur dialecte était « bizarre », voire qu’ils ne parlaient pas arménien, et que donc ils n’étaient pas compris. Cette incompréhension était sans compter les difficultés certaines rencontrées par les locuteurs OCC qui étaient en perte de connaissance de leur propre dialecte d’origine. Il leur semblait alors plus facile de reporter ce manque de compétence sur les interlocuteurs nouveaux arrivants plutôt que de se remettre en question et de se rendre plus accessible.

Notes
135.

Par exemple, les diasporiques de France privilégiant bien souvent le français pour discuter entre eux.

136.

Voir sur ce point Giles et al. (1977).