2.2.2. Locuteurs OCC

Dès son enfance, Gilles a été simultanément en contact avec l’arménien occidental et le turc. Bien qu’il ait fréquenté dans les premières années de sa vie une école arménienne à Istanbul, il parlait arménien et turc à la maison, avant de continuer sa scolarité en turc. Arrivé en France à l’âge de 17 ans, il a suivi des cours de Français Langue Etrangère durant quelques mois. Ce n’est qu’une fois après avoir rencontré Lola, sa future épouse, que Gilles s’est quelque peu familiarisé avec la variante orientale de l’arménien. Comme la plupart des protagonistes interrogés, il a conscience d’une certaine incompréhension lorsque des locuteurs de dialectes différents entrent en contact. Personnellement, il semble avoir petit à petit repéré certaines caractéristiques propres à la variante orientale, il les comprend donc bien en fonction des locuteurs OR qu’il a face à lui et tente même de s’en servir de façon sporadique. Il précise qu’il comprend plus facilement le dialecte oriental lorsque la personne qui le produit fait un effort pour le parler lentement et en articulant (foreigner-talk). D’un autre côté, il lui semble avoir également constaté que les locuteurs OR parviennent plus facilement à comprendre les locuteurs OCC que l’inverse.

NZ est l’évêque de l’église arménienne de Lyon et de la région Rhône-Alpes. Il est arrivé à Paris en 1968 et à Lyon, en 1980. Il a vu ainsi se développer au fil des années la communauté arménienne de Lyon, mais également celle de toute la région Rhône-Alpes et de la France entière. Il connaît personnellement de nombreuses familles, est à l’origine de nombreux projets valorisant la langue (notamment la création de l’école arménienne de Lyon) et connaît bien les deux variantes. Même si son discours dominical est produit en arménien occidental (et parfois en français, pour le rendre accessible lors de grandes fêtes religieuses rassemblant beaucoup de jeunes Arméniens), il a des connaissances dans la variante orientale, comme nous le verrons dans le corpus Pâques. Il est d’ailleurs le seul locuteur occidental, dans tous nos enregistrements, à produire des adaptations, ce qui explique le fait que nous l’ayons sélectionné pour notre analyse.

Le prêtre a initialement le même profil que NZ. Il est arrivé en France en 1978. Il baigne tout comme NZ dans cette double communauté arménienne de Lyon, mais ne semble pas pour autant aussi investi et ouvert que lui dans la communication exolingue. Le corpus contenant son enregistrement le confirme, il n’utilise que son dialecte lorsqu’il est en contact avec des locuteurs OR. Au fil des contacts, il a probablement développé une bonne compréhension de la variante opposée, mais ne va pas jusqu’à la production de formes spécifiques à cette dernière. Il semble guidé par une forte influence normative et par des représentations langagières dominantes qui l’enferment dans son monodialectalisme.

Nous regroupons volontairement les deux derniers locuteurs, parce que leurs interventions n’apparaissent qu’à la fin d’un extrait transcrit, leurs productions sont donc modestes dans le passage étudié. Leur contact avec des familles orientales a été tardif (pas avant les années 80, alors qu’ils sont en France depuis le début des années 70), et ils semblaient surpris du dialecte qu’ils entendaient, mais d’un autre côté, ils n’ont pas réellement ressenti le besoin d’user de stratégies au niveau de leur propre variante pour se rendre plus accessibles aux locuteurs OR. En revanche, ils ont pris pour habitude de recourir à ce que Hamers & Blanc (1983) appellent une langue de « compromis », c'est-à-dire au français pour faciliter par moments la communication avec des locuteurs n’ayant pas le même dialecte qu’eux. Dans des conversations entre amis, il arrive d’ailleurs que le français soit le code dominant.

A présent, nous pouvons préciser les pratiques langagières (présentées de façon sommaire p.165 sqq) de certains locuteurs présents dans nos enregistrements, en reprenant le contraste de « langue du jour » vs « langue du soir » adopté précédemment :

Après avoir interrogé chacun des protagonistes, voici ce qui se passe :

Il reste tout de même une place au français, qui est presque exclusivement utilisé par Lola, quand justement elle veut passer de la « langue du jour » à la « langue du soir ». En effet, il y a une phase de transition, où elle rend compte à son mari du déroulement de sa journée. Elle le fait en français, car il est plus simple pour elle d’utiliser cette langue pour parler de son environnement professionnel français.

Voici ce que dit Mackey (2000 : 28) à ce propos :

‘At the semantic level a bilingual may be able to express his meaning in some areas better in one language than he can in the other. A bilingual technician who normally speaks Language A at home and speaks Language B indifferently at work may nevertheless be able to convey his meaning much better in Language B whenever he is talking about his specialty.’

Quant à Gilles, il parle essentiellement arménien occidental, mais il peut de temps en temps, avec son épouse uniquement, utiliser par exemple quelques formes verbales spécifiques à l’arménien oriental.

Quand le couple se retrouve avec le reste de la famille N, la tendance est de converser en arménien occidental. Ainsi, Anna fait également des efforts pour s’adapter, même si elle produit souvent des formes qui ne sont pas attestées en arménien occidental. Quant à Lida, la sœur de Lola, elle n’a apparemment pas de difficultés pour comprendre l’arménien occidental, mais elle aura tendance à répondre en arménien oriental ou en français selon les interlocuteurs qu’elle aura face à elle.

Il nous reste encore à expliquer ce qui se passe quand les deux familles H et N entrent en contact. Nous nous sommes non seulement basée sur l’interaction enregistrée (corpus Anna), mais aussi inspirée d’observations personnelles faites sur le vif et non enregistrées lors d’autres rencontres. La « langue du soir » que l’on pourrait qualifier de mixte (arménien oriental/occidental + français) présentée ci-dessus est utilisée pour converser, avec une place encore plus importante offerte au français, étant donné que les jeunes, entre eux, parlent français. Mais à propos des variantes d’arménien, bien que les Orientaux soient plus nombreux (6 pour 1 Occidental), on observe vraiment une volonté d’adaptation de certains de ces locuteurs (sans compter Lola, l’épouse de Gilles) pour communiquer en arménien occidental avec Gilles. Donc, en plus d’Anna, Martin et Cathy font également un effort lorsqu’ils conversent avec lui. Pour ces trois locuteurs, en plus de maîtriser leur « langue du soir », i.e. l’arménien oriental, ils vont y associer, comme le disent Lüdi et Py (1986 : 18) « une autre langue utilisée sporadiquement au contact d’étrangers (contacts professionnels, occasionnels, vacances...) ».

Il ne s’agit évidemment pas d’une langue dans notre étude, mais d’une variante de langue, l’arménien occidental, que des locuteurs comme Anna, Martin et Cathy tenteront d’utiliser, pour toutes les occasions où ils se retrouvent avec des Arméniens occidentaux.

Concernant ces deux familles, nous avons donc pour tous les locuteurs :

Cet exemple de situation de contact illustre bien une tendance à une gestion multilingue que l’on rencontre par ailleurs chez beaucoup de migrants, qu’ils soient d’origine italienne, espagnole, suisse-allemande ou arménienne. Comme le précisent Lüdi et Py (1986 : 19) :

‘[...] ils sont tous le lieu d’un contact plus ou moins conflictuel entre la ou les langues officielles de la région d’accueil et la ou les langues de la région d’origine, qui, elles, n’ont aucun statut officiel dans la région d’accueil, même s’il s’agit d’une des langues nationales (allemand, italien).’

Pour terminer, nous proposons de présenter les trois situations de communication sous forme de schémas, dont voici la légende :

Enfin, nous proposons de placer les locuteurs présents dans les transcriptions sur des axes reflétant leurs compétences dans leur variante d’origine. Nous avons tenté d’évaluer leurs compétences en contexte les uns par rapport aux autres, et non dans l’absolu, de manière individuelle. Nous essayerons de voir dans le travail d’analyse (Chapitre 5) le lien qu’il peut y avoir entre un bon niveau de compétence dans la variante-source et l’utilisation de la variante-cible.

Nous obtenons, grâce aux données empiriques les deux axes suivants que nous reprendrons dans le Chapitre 6 :