2.1.1.1. Adaptations tentées

Nous nous devions de rendre compte, au moins pour un de nos sous-corpus 149 , de la place que peuvent occuper en discours les adaptations potentielles une fois les systèmes placés en contact (par l’intermédiaire des locuteurs qui en font des usages particuliers). C’est uniquement à partir de ces résultats que l’approfondissement de l’analyse fine sur le fonctionnement des adaptations peut prendre place et devenir cohérente.

Si nous regardons, de façon globale, tous les items arméniens du corpus Pâques et que nous regroupons tous ceux qui, toutes strates linguistiques confondues, peuvent être sujets à adaptation, nous obtenons le graphique suivant :

A partir du corpus, nous constatons que sur les 1068 formes arméniennes produites, 44% sont complètement identiques 150 dans les deux variantes aussi bien au niveau de la prononciation que de la forme ou du sémantisme et 56% comportent une variation potentielle sur une strate linguistique au minimum. Ce qui veut dire que sur la totalité des items recensés, les adaptations peuvent se produire sur plus d’une forme arménienne sur deux, que ce soit au niveau phonétique, morpho-syntaxique ou sémantico-lexical. Ce premier graphique nous donne déjà une indication sur les systèmes.

Il nous faut alors connaître le nombre d’adaptations qui sont effectivement tentées par les locuteurs, pour savoir quelle est la différence entre le nombre de formes adaptables et le nombre de formes adaptées. Si nous comptabilisons donc le nombre d’adaptations qui sont effectivement tentées par les locuteurs tout au long du corpus, voici ce que nous obtenons :

Sur les 605 items potentiellement adaptables (qui représentent 56% des items arméniens), sur toutes les strates linguistiques décrites, 161 sont effectivement adaptés par les locuteurs, soit 26% des formes adaptables (tous degrés confondus), c’est-à-dire que presque une forme sur quatre qui peut être adaptable est adaptée.

Quant au schéma suivant, il nous permet de voir la place que prennent les formes adaptées, cette fois-ci dans la totalité du corpus arménien. Celles-ci ne se produisent que sur 15% des items, ce qui semble, sur la totalité, relativement peu. Nous verrons plus tard, en détail, le fonctionnement particulier de ces adaptations.

Une fois déterminée la place qu’occupaient les formes adaptées dans le corpus arménien, nous nous sommes intéressée aux types d’adaptation qui étaient tentés par l’ensemble des locuteurs. Nous avons cherché à savoir quel domaine était le plus touché par les adaptations, c’est-à-dire quel domaine semblait le plus accessible aux locuteurs désireux de s’adapter. Le schéma suivant présente le résultat obtenu :

Nous voyons bien la façon dont sont répartis les différents types d’adaptation, mais un regroupement doit d’emblée être effectué. Il concerne les différentes possibilités de prononciation (vocalique, consonantique ou les deux) que nous devons faire figurer sous la même étiquette rassemblant les adaptations phonétiques de tous types. Celles-ci s’élèvent alors à 50% de la totalité des adaptations tentées, ce qui est de loin le type d’adaptation le plus récurrent dans le sous-corpus étudié. Tous locuteurs confondus, ceux-ci semblent accorder une place majeure aux adaptations phonétiques. Un item sur deux du corpus en contient une, auquel il faudrait ajouter également les adaptations mixtes (c'est-à-dire celles portant simultanément sur plusieurs strates), comportant elles aussi des variations phonétiques. Ensuite, viennent les trois possibilités restantes, réparties de façon quasi identique :

  • les adaptations lexicales (6%), c’est-à-dire les items qui possèdent une entrée lexicale différente en arménien oriental et en arménien occidental,
  • les adaptations morphosyntaxiques (déclinaison + flexion verbale : 6%), c’est-à-dire celles qui contiennent une variation au niveau de la morphologie verbale, nominale ou pronominale,
  • et enfin, les adaptations dites mixtes, c’est-à-dire celles composées de plusieurs types simultanément (38%).

Au sein de ces dernières, nous avons différentes combinaisons possibles qui sont les suivantes :

  • lexique + flexion verbale,
  • lexique + prononciation,
  • lexique + flexion + prononciation,
  • flexion verbale + prononciation.

Il est intéressant de constater que les adaptations mixtes, c'est-à-dire se produisant sur plusieurs niveaux linguistiques, sont relativement nombreuses, malgré la difficulté apparente pour les produire.

Amorce d’interprétation : nous pouvons dire que ces adaptations mixtes sont a priori les plus difficiles à produire puisqu’elles demandent la maîtrise simultanée des différences dialectales portant sur plusieurs strates linguistiques. Parmi elles, la classe la plus fréquente est celle mêlant une variation morphosyntaxique ou lexicale à la prononciation. Les combinaisons contenant des variations de ce type (un domaine complexe + la prononciation) semblent tout de même moins difficiles à produire que celles faisant appel à un lexique différent combiné à une morphologie différente, complétées ou non par la prononciation (combinaisons de deux domaines complexes ± la prononciation).

Si nous répartissons à présent l’ensemble de ces 61 adaptations mixtes dans chacun des domaines linguistiques concernés, nous obtenons le graphique suivant, regroupant dans les quatre strates étudiées, l’ensemble des 161 adaptations tentées par les locuteurs :

Ces données ne font que confirmer ce que nous avions constaté avec le graphique précédent. Les locuteurs qui tentent de s’adapter à la variante opposée le font massivement sur le plan phonétique (57%), en essayant de reproduire des sons qui, selon eux, sont spécifiques à la variante-cible. Ensuite, ils s’essayent également au plan morphologique (26%), c’est-à-dire qu’ils utilisent des morphèmes qui ont par exemple une forme différente d’un dialecte à l’autre (pour un sens identique). Mais ils font également 15% d’adaptations lexicales, c’est-à-dire qu’ils utilisent des items lexicaux spécifiques à la variante opposée. Enfin, le domaine qui est de loin le moins touché par les adaptations est le domaine syntaxique (2%). D’ailleurs, nous pouvons noter d’emblée que les quatre adaptations tentées au niveau syntaxique sont non-réussies.

Amorce d’interprétation : la non-réussite et le manque d’adaptations à ce niveau-là montrent à quel point ce domaine semble difficile d’accès aux locuteurs. C’est probablement celui dont ils ont le moins conscience dans l’organisation du système, et donc celui qui semble le plus difficile à maîtriser.

Notes
149.

Le travail était trop lourd dans le cadre de cette recherche pour le faire de façon systématique. En le tentant sur un corpus, la volonté était de montrer au moins une première tendance, qu’il sera intéressant d’enrichir par la suite.

150.

Dans toute l’étude, nous avons conservé les formes identiques et répétées. Ces 44% reflètent les réalisations dans un corpus, et non les attestations en langue. Pour que l’étude soit complète, il aurait été bon d’avoir des corpus témoins dans lesquels tous les locuteurs auraient utilisé la même variante.