Nous venons de montrer la place qu’occupaient les adaptations, leur taux de réussite et de non-réussite au sein d’un même corpus, sans distinction de variantes et de locuteurs. A présent, en ajoutant ces facteurs déterminants, nous allons pouvoir préciser notamment le sens pris par les adaptations, autrement dit savoir si elles sont plus fréquentes chez des locuteurs d’arménien oriental ou d’arménien occidental.
Avant de présenter les résultats, nous devons nous assurer que la comparaison entre les deux groupes de locuteurs est pertinente, c’est-à-dire qu’elle se base approximativement sur le même nombre d’unités de part et d’autre et que la répartition n’est pas totalement déséquilibrée.
Après avoir retiré les éléments français faisant partie du corpus, nous avons séparé les unités simples ou composées produites par les locuteurs d’arménien oriental de celles produites par les locuteurs d’arménien occidental. Nous voyons que la participation orientale est quelque peu supérieure à l’occidentale, ce qui peut être notamment expliqué par le nombre de locuteurs principaux. Dans le corpus Pâques étudié, nous avons deux locuteurs principaux du côté oriental (Cathy et Martin) vs un principal (NZ) du côté occidental, différence qui peut montrer le décalage dans le nombre de formes produites de part et d’autre. Pour être plus précis, il faudrait regarder la répartition des unités prononcées locuteur par locuteur, mais ce travail ne nous paraît pas indispensable pour la suite de l’analyse, le plus important étant juste de dégager une première tendance et de constater qu’il n’existe pas un trop grand décalage dans la répartition entre les deux variantes.
Si nous reprenons les adaptations sans distinguer les dimensions linguistiques dans lesquelles elles sont produites et que nous les regroupons par variante puis par locuteur, voici un des schémas que nous obtenons :
Sur les 161 adaptations effectuées, 139 (86%) sont émises par des locuteurs d’arménien oriental tentant d’utiliser la variante occidentale au niveau phonétique, morpho-syntaxique et/ou sémantico-lexical, et 22 seulement (14%) sont produites par des locuteurs d’arménien occidental essayant d’utiliser la variante orientale de façon partielle ou totale. Nous avons vu que bien que les 6 locuteurs en présence n’utilisent pas le même nombre d’items, la répartition finale et globale des variantes sur la totalité du corpus est à peu près équitable, la variante orientale et la variante occidentale étant presque autant représentées l’une que l’autre (54% vs 46%). Ce qui rend ces chiffres pertinents et interprétables.
Amorce d’interprétation : dans notre corpus, nous pouvons dire que, dans l’ensemble, les Arméniens parlant la variante orientale font plus d’efforts pour s’adapter et utiliser autant que faire se peut la variante opposée que les Arméniens parlant la variante occidentale. Ce qui se confirme au niveau du corpus macro. Bien que les adaptations unilatérales ne soient pas la tendance la plus imposante du corpus macro, puisque c’est le phénomène de non-adaptation qui est de loin le plus fréquent, elle est tout de même existante et est plus courante chez les locuteurs d’arménien oriental que chez les locuteurs d’arménien occidental. Cette donnée, même si elle est critiquable à bien des égards parce que non représentative du fonctionnement d’une communauté, indique tout au moins un premier phénomène qu’il serait intéressant de confirmer : lorsque des locuteurs d’arménien oriental et des locuteurs d’arménien occidental entrent en contact, les locuteurs d’arménien oriental semblent recourir plus souvent au phénomène d’adaptations. Ce qui ne veut pas pour autant dire que les locuteurs d’arménien occidental ne s’adaptent jamais. Même si parmi l’ensemble de nos locuteurs OCC (tous corpus confondus), ce n’est pas la tendance la plus répandue, deux d’entre eux (NZ et Gilles) arrivent à utiliser un certain nombre de phénomènes appartenant au standard opposé. Mais il est intéressant de constater que ces deux personnes, plus particulièrement concernées par l’utilisation des adaptations, ont un statut particulier, qui peut en partie expliquer leur emploi des adaptations : elles sont en contact fréquent voire constant (pour Gilles) avec les locuteurs de la variante orientale, puisque l’un (NZ) est évêque de l’église arménienne et côtoie donc des croyants des deux sous-communautés 152 , et l’autre (Gilles 153 ) est le mari d’une des locutrices d’arménien oriental.
Pour comprendre les raisons de ces adaptations, nous pouvons à présent nous intéresser à leur répartition locuteur par locuteur.
Le curé est également en contact fréquent avec la même population, mais chez lui, on ne relève aucune adaptation à la variante orientale. Ce critère n’est donc pas suffisant pour expliquer le recours aux adaptations.
Les données enregistrées dans le corpus Anna ne contiennent pas d’adaptations de la part de Gilles, donc ce que nous affirmons ici provient des observations que nous avons faites sur le vif, après de multiples rencontres avec Gilles et plus globalement avec la famille d’Anna.