2.2. Les adaptations phonétiques

2.2.1. Analyse globale

Nous réservons un traitement particulier aux différences de prononciation. Rappelons que les variations phonétiques ne sont pas marquées par un degré de distance comme le sont les variations morphosyntaxiques, lexicales et/ou sémantiques. Or, nous avons démontré précédemment que les systèmes phonologiques des deux variantes d’arménien comportaient notamment des différences essentielles quant au traitement des consonnes occlusives et affriquées (système ternaire pour l’arménien oriental vs binaire et inversé pour l’arménien occidental). S’agissant d’une des différences probablement les mieux perçues par au moins une partie des locuteurs, elle est intéressante à traiter de façon indépendante. Pour cette raison, nous ne l’incluons pas dans les degrés de distance définis précédemment dans la méthodologie, qui deviendraient alors trop complexes à exploiter. Nous avons donc décidé de coder, dans notre tableau Excel, dans une colonne distincte, les unités dont la prononciation pouvait être sujette à variation d’un standard arménien à l’autre (portant sur les segments consonantiques, vocaliques ou les deux au sein d’un même morphème), mais nous avons également noté les adaptations effectives produites par les locuteurs. Ainsi, dans le tableau, l’abréviation PC représente tous les éléments qui ont potentiellement une prononciation consonantique différente d’un dialecte à l’autre, et l’abréviation PV représente tous les éléments qui ont potentiellement une prononciation vocalique différente d’un dialecte à l’autre.

Rappelons que les PC portent sur les variations au niveau des consonnes occlusives et affriquées qui, pour le système oriental, sont respectivement voisées, non voisées tendues et aspirées, alors qu’elles sont non voisées et voisées pour le système occidental. L’aspiration ayant été mise de côté, ainsi que dans certains cas la tension (voire la glottalisation), il nous reste à observer très précisément l’inversion totale et binaire entre les consonnes voisées et les consonnes non voisées, d’un système à l’autre. En effet, d’une part les données authentiques enregistrées ont rendu la plupart du temps très difficile voire imperceptible la différence entre une consonne simple et son équivalent aspiré ou une consonne simple et son équivalent tendu, et d’autre part, des phénomènes contextuels, tels que les phénomènes d’assimilation consonantique (progressive ou régressive) n’ont pas permis d’exploiter plus systématiquement ces différences attestées. Enfin, nous ne pouvions envisager dans le cadre d’un tel travail d’effectuer en plus une étude acoustique basée sur des mesures instrumentales et la lecture fine de spectrogrammes qui auraient demandé un investissement temporel et matériel lourd. Toujours est-il que cette difficulté à laquelle nous nous sommes trouvée confrontée a au moins le mérite de montrer le décalage qui peut exister entre ce qui est défini en langue, au sein des systèmes linguistiques, et ce qui se passe réellement en discours, avec entre autre tous les aléas contextuels qui apparaissent et contrarient le système forgé.

L’étude des PV, quant à elle, est encore plus particulière. Nous n’avons pas soulevé le problème des différences phonétiques qui pouvaient apparaître en arménien oriental et en arménien occidental lors de la description des systèmes, étant donné que ces modifications vocaliques semblent essentiellement stylistiques, dialectales ou idiolectales. Elles concernent essentiellement trois voyelles qui ont des traitements différents selon les locuteurs et les dialectes, et que l’on retrouve pour certains pronoms démonstratifs par exemple, pour certains adverbes, à l’initiale de quelques verbes ou pour former le verbe être. Il s’agit des voyelles suivantes :

On constate qu’en passant d’une variante à l’autre, on a tantôt une tendance à la centralisation ou à l’antériorisation et à la fermeture de la voyelle postérieure ouverte ([ɑ][ǝ]ou[ɛ]), tantôt l’inverse, c’est-à-dire une postériorisation et une ouverture de la voyelle antérieure mi-fermée ([ɛ][ɑ]). Par exemple, pour l’auxiliaire être, il existe deux réalisations possibles : [ɛ] qui est issu de la norme littéraire et est employé en arménien occidental standard et [ɑ] qui est la variante dialectale orientale de cette forme (l’arménien oriental possède également la première forme considérée comme soutenue chez certains locuteurs). Ces changements phonétiques semblent être plus ou moins ancrés dans les systèmes. Il est à cet égard intéressant de constater que dans un dictionnaire contrastif du vocabulaire arménien oriental et du vocabulaire arménien occidental (Sakapetoyan, 2000), certaines entrées lexicales contiennent cette variation vocalique qui deviendrait alors « phonologique » (il s’agirait probablement d’un cas de variation libre) puisqu’elle renvoie à deux systèmes différents. C’est-à-dire que pour certains termes, la variation vocalique suffit parfois à poser deux unités lexicales distinctes dans chacune des variantes.

Nous avons relevé les entrées suivantes, qui nous intéressaient particulièrement puisqu’elles font partie du corpus :

Nous avons codé dans le tableau du corpus les quelques unités qui pouvaient être concernées par les variations vocaliques et nous expliquerons plus loin les différences d’utilisation observées. Les différences présentées ici ne sont pas généralisables à tous les verbes commençant par [ɑ] et [ǝ]. Nous pourrions donc les traiter comme lexicales, mais nous choisissons de les considérer comme phonétiques. Mais nous pouvons d’ores et déjà avancer que toutes les formes dont la seule différence dialectale relèverait d’une variation de prononciation consonantique ou vocalique seront systématiquement étiquetées du degré de distance 1, c’est-à-dire qu’elles feront partie de la base lexicale commune à l’arménien oriental et à l’arménien occidental.

Comme évoqué précédemment, les adaptations phonétiques bénéficient d’un autre type de traitement que les adaptations morphosyntaxiques ou sémantico-lexicales. La principale raison est le fait qu’elles peuvent porter sur une grande partie des unités faisant partie du corpus, sans distinction de catégories morphosyntaxiques ou de degrés de distance.

Après analyse des données, nous nous rendons compte que presque une forme arménienne sur deux 154 (46% de la totalité du corpus) peut contenir des variations phonétiques selon qu’elle est prononcée par un locuteur d’arménien oriental, par un locuteur d’arménien occidental ou par un locuteur désireux de s’adapter. Nous avons donc balisé toutes les formes qui sont identiques d’une variante à l’autre, c’est-à-dire qui existent dans les deux variantes, en neutralisant les éventuelles différences sémantiques qui, cette fois-ci, ne nous intéressent pas. Par exemple, le présent en arménien occidental a presque la même forme qu’un des futurs de l’arménien oriental, à ceci près que la prononciation consonantique (voisée vs non voisée) n’est pas la même 155 . Nous avons donc, pour ce cas-là, comptabilisé toutes les formes verbales composées de présent ou de futur, en regardant comment elles étaient prononcées par les différents locuteurs qui les utilisaient.

De manière générale, nous avons procédé de façon transcatégorielle, c’est-à-dire sans distinguer les catégories morphosyntaxiques concernées, puisque ce critère n’était alors pas pertinent. Après avoir balisé dans le tableau qui appuie l’analyse de façon méthodique les 46% de formes phonétiquement adaptables, nous les avons réparties par groupes de locuteurs. Le balisage consistait à distinguer trois configurations de prononciation possible :

  • PC : concerne les formes dont la prononciation consonantique varie quand on passe d’un dialecte à l’autre.
  • PV : concerne les formes dont la prononciation vocalique varie d’un dialecte à l’autre.
  • PC PV : concerne les formes dont à la fois la prononciation consonantique et la prononciation vocalique varient d’un dialecte à l’autre.
  • Les formes ne portant aucun de ces codes-là ont été considérées comme ayant une prononciation identique dans les deux dialectes.
  • Certaines formes dont la variation phonétique était influencée contextuellement ont, en revanche, délibérément été non-codées. Il s’agit des formes qui ont subi une assimilation (consonantique) progressive ou régressive 156 .

Ce premier schéma montre qu’au sein des 46% de formes arméniennes phonétiquement adaptables, la prononciation consonantique, parmi les différentes configurations existantes, est la plus sujette à modification par les locuteurs (32% vs 12% pour la prononciation vocalique et 2% pour les deux en même temps). Nous allons donc voir s’il s’agit bien des consonnes qui sont majoritairement adaptées phonétiquement par les participants ou non et ensuite nous verrons quel groupe de locuteurs s’adapte le plus.

Le schéma ci-dessus montre la répartition des adaptations phonétiques par segments, toutes variantes et tous locuteurs confondus. On s’aperçoit que sur la totalité des items du corpus, les adaptations représentent environ 10% des formes recensées. Parmi les 46% d’adaptations possibles, les adaptations effectives représentent environ 21% des formes adaptables, ce qui veut dire qu’une forme sur cinq est adaptée, ce qui est relativement peu. Les locuteurs n’ont finalement que peu recours aux adaptations phonétiques. Ensuite, en regardant la répartition de plus près, parmi les différentes possibilités de prononciation (PC, PV ou les deux), il apparaît que la prononciation consonantique, pourtant la plus sujette à adaptation, est quant à elle la moins touchée.

Si nous nous focalisons sur la répartition des 46% d’items potentiellement adaptables, en excluant cette fois-ci les items non adaptables, nous obtenons le graphique ci-dessus. Parmi tous les items comprenant des consonnes variables d’un dialecte à l’autre, seulement 9% sont effectivement adaptés, contre 60% d’items non adaptés consonantiquement. Il s’agit de la possibilité la moins représentée, puisque sur les 343 possibilités de variations consonantiques, seulement 43 sont actualisées.

Amorce d’interprétation : ceci montre que même si les variations phonétiques entre les deux systèmes arméniens sont décrites et attestées, elles ne sont que peu exploitées en discours par les locuteurs désirant s’adapter à la variante opposée. La différence entre les systèmes consonantiques de l’arménien oriental et de l’arménien occidental n’est manifestement pas suffisamment identifiée et maîtrisée pour être utilisée plus fréquemment. De plus, elle ne paraît pas constituer un obstacle décisif à la compréhension. Les locuteurs perçoivent certainement qu’ils possèdent des « accents » différents, selon leur pays d’origine. En revanche, il est intéressant de constater que les segments vocaliques sont certes bien moins sujets à adaptation (seulement 12% dans la totalité des items arméniens du corpus, et 26% parmi les segments adaptables et adaptés), mais proportionnellement, les locuteurs s’en servent plus : sur les 126 items vocaliquement adaptables, 48 le sont véritablement (c'est-à-dire pas moins de 38% des items vocaliquement adaptables). Ce sont de bons indicateurs d’utilisation de la variante voisine. La différence articulatoire au niveau vocalique leur paraît manifestement plus pertinente et plus distinctive qu’au niveau consonantique.

Quant à la combinaison intermédiaire (consonne et voyelle adaptables et adaptées au sein du même item), elle est encore plus rare : seulement 23 items sont adaptables (c'est-à-dire 5% de la totalité des items adaptables) mais tout de même 9 le sont complètement (ce qui représente 39% des items qui ont une possibilité d’adaptation double).

Parmi les 1078 items arméniens du corpus, ceux portant une variation phonétique potentielle sont nombreux (46%), mais les adaptations effectives sont faibles (10%). Si nous regardons en détail les 46% d’items phonétiquement variables, nous obtenons le schéma ci-dessus montrant bien que les adaptations réalisées ne représentent que 20% de la totalité des formes potentiellement adaptables. Dans 80% des cas, la phonétique est donc conservée selon le système d’origine de chaque locuteur. Et proportionnellement, même si elles sont bien moins nombreuses, les adaptations vocaliques sont plus fréquentes (10%, 48/126) que les adaptations consonantiques (9%, 43/343), alors que celles-ci sont représentées et attestées par des systèmes phonologiques différents en arménien oriental et en arménien occidental.

Les différences au niveau vocalique sont complexes à interpréter. Nous avons vu qu’elles étaient dialectales, c'est-à-dire que chaque dialecte, au sein du même contexte, fait une utilisation particulière de certains phonèmes issus du même système vocalique. Autrement dit, la distribution de certains segments vocaliques, dans le même contexte, est différente en arménien oriental et en arménien occidental, mais le sémantisme est commun. Etant au sein d’une même langue, il pourrait s’agir d’un cas typique de variation libre, c'est-à-dire que les différences seraient d’ordre phonétique et non d’ordre phonologique et dépendraient de l’utilisation que font les locuteurs, et non de règles de distribution particulières, puisque le contexte et le sens sont les mêmes. Nous ne sommes donc ni dans un cas d’opposition significative (phonèmes différents dans un contexte identique mais apportant un sens différent), ni dans un cas de variation distributionnelle, c'est-à-dire d’allophones d’un même phonème qui auraient une distribution différente (mais dans des items ayant le même sens) à cause de variations contextuelles.

Le problème étant que nous sommes dans des variantes différentes de la même langue, nous ne pouvons parler de variation libre pour le traitement des voyelles. En revanche, nous sommes dans une configuration similaire mais appliquée au niveau dialectal : il s’agit alors simplement d’un cas de variations dialectales, c'est-à-dire que pour le même contexte et le même sens, chaque dialecte possède sa propre utilisation du système vocalique. Certains auteurs comme Sakapetoyan (2000) interprètent ces variations dialectales comme lexicales et il est difficile d’évaluer la position des locuteurs sur ce point du système. Est-ce que ceux qui cherchent à s’adapter considèrent que les différences vocaliques sont lexicales ou plus simplement dialectales ? Il nous paraît impossible de répondre à cette question. En revanche, ce qui paraît plus clair chez les locuteurs qui souhaitent s’adapter à la variante opposée, c’est que dans certains cas, à cette différence vocalique s’ajoute une nuance stylistique. En effet, après avoir interrogé les locuteurs à ce propos, ils semblent considérer les verbes, les pronoms démonstratifs, les adverbes dont les initiales vocaliques varient (respectivement [ɑ] en oriental vs [ǝ] en occidental, [ɛ] en oriental vs [ɑ] en occidental) comme des exemples de différences lexicales ou dialectales, c'est-à-dire qu’ils ne perçoivent pas vraiment que la différence entre les deux entrées lexicales porte uniquement sur un segment vocalique (à l’initiale). Lors d’une adaptation réussie, ils basculent donc d’un système lexical ou dialectal à un autre, même si nous considérons et étiquetons la variation comme étant une variation avant tout phonétique. En revanche, en ce qui concerne le verbe être, monosyllabique, ([ɑ] en oriental vs [ɛ] en occidental), le raisonnement est différent. L’arménien occidental ne possède qu’une réalisation de ce verbe ([ɛ]) là où l’arménien oriental en possède deux, dont la différence est purement d’ordre stylistique : la norme littéraire avec le [ɛ], production qui est commune à l’unique réalisation occidentale vs la variante dialectale (notamment dans le dialecte arménien d’Iran) qui atteste le [ɑ] systématiquement. Donc lorsqu’un locuteur d’arménien oriental (d’Iran) essaye d’adapter sa forme verbale (être) à la variante occidentale, il utilise le [ɛ] qui a une valeur d’adaptation phonétique (dans notre analyse en tout cas) mais qui est complétée d’un registre de langue plus prestigieux, moins populaire. Cette adaptation stylistique supplémentaire apparaît également dans certaines formulations ou certaines adaptations lexicales.

Amorce d’interprétation : en plus de vouloir maximiser l’intercompréhension, les locuteurs d’arménien oriental particulièrement utilisent, en situation de contact dialectal, quand ils le peuvent et quand les systèmes le permettent, des items appartenant à la variante occidentale ou bien à la norme littéraire orientale qui leur paraissent d’un style plus soutenu que ceux existant dans leur propre dialecte. Il est possible, comme pour le cas du verbe être, que la norme littéraire orientale et le standard occidental proposent des réalisations identiques.

Pour les locuteurs d’arménien occidental, les quelques adaptations vocaliques qui sont faites (presque uniquement par NZ d’ailleurs) montrent à l’inverse un phénomène extrêmement intéressant. Elles portent sur les trois variations vocaliques concernées, que ce soit pour les verbes, adverbes ou pronoms à initiale vocalique et montrent que NZ, tout comme les locuteurs d’arménien oriental s’adaptant à la variante occidentale, utilise des formes issues de variations dialectales. Mais l’originalité réside au niveau de l’utilisation de la forme du verbe être. En produisant [ɑ] au lieu de [ɛ], NZ montre, en se détachant de la norme littéraire orientale (qui est dans ce cas-là identique au standard occidental [ɛ]), qu’il est capable d’employer une spécificité dialectale ([ɑ]) appartenant à certains dialectes de la variante orientale.

Amorce d’interprétation : ce phénomène original irait à l’encontre d’une des hypothèses que nous avions précédemment établie selon laquelle un locuteur adaptant utiliserait des formes appartenant au standard opposé. En effet, cette hypothèse se confirme la plupart du temps, mais nous sommes ici dans une exception intéressante à analyser qui montre que le locuteur (NZ) a réussi à s’adapter non pas au standard opposé (oriental) mais bien à un dialecte spécifique représenté par ce standard.

De ce fait, en s’immergeant dans le système réel des locuteurs d’arménien oriental d’Iran, NZ pousse l’adaptation à son paroxysme. Nous reviendrons plus tard sur l’analyse détaillée de ce phénomène qui est un exemple d’hypercorrection. NZ obtient un résultat stylistique qu’il n’a peut-être pas cherché.

Notes
154.

Nous avons bien entendu préalablement retiré toutes les formes françaises faisant partie du corpus.

155.

gə mədɑdzɛm vs k’ə mət’ɑts’ɛm (je réfléchis-OCC / je réfléchirai-OR)

156.

Ex : Nz (OCC) : ʃɑ t ʃɑd ɑʁvor ɛ : on assiste ici à une assimilation régressive directe de dévoisement total (le [ʃ] influence le [d] initial). Cette modification phonétique étant purement contextuelle, nous ne la comptabilisons pas.