2.2.2.2. Analyse par locuteur

Il nous reste à voir l’utilisation des adaptations qui est faite chez chaque locuteur. Tout d’abord, observons ce qui se passe du côté des locuteurs OCC :

NZ est de loin le locuteur occidental principal (les deux autres n’interviennent qu’à la fin du corpus étudié). Parmi la totalité des locuteurs, il est celui qui prononce le plus de formes potentiellement adaptables (221 sur les 460 formes arméniennes qu’il émet), mais il ne parvient à faire que 10 adaptations qui sont toutes réussies. Parmi elles, 2 portent sur des segments consonantiques et 7 sur des segments vocaliques.

Une des adaptations consonantiques (dévoisement de la consonne bilabiale) est probablement due à une reprise en écho de l’énoncé précédemment produit par Martin, locuteur d’arménien oriental (l.298-303) :

Quant aux adaptations vocaliques, les plus intéressantes portent sur les déterminants ou pronoms démonstratifs (prononcés [ɛs]au lieu de [ɑs] en occidental), ainsi que sur le verbe ou auxiliaire être. A propos de ce dernier, un exemple est particulièrement intéressant à étudier puisqu’il illustre un cas extrêmement rare de crossing, ou croisement des deux variantes (l.143-147) entre les locuteurs :

Nous voyons bien dans cet exemple que Martin, locuteur d’arménien oriental, utilise la prononciation vocalique (antériorisation et fermeture de la voyelle d’arrière) qu’il estime être plus prestigieuse et plus adéquate pour s’adresser à un locuteur d’arménien occidental, incarnant en plus la fonction particulière de représentant de l’Eglise. Mais sa stratégie d’adaptation se trouve contrecarrée par NZ lui-même qui fait, de son côté, une adaptation sur le même segment. Nous obtenons ainsi un croisement des variantes, chacun des locuteurs prononçant de façon ponctuelle une forme attestée dans le standard de l’autre. Les adaptations phonétiques sont donc ici parfaitement croisées.

Les deux autres locuteurs OCC n’interviennent qu’en fin de corpus, et ne sont donc que peu pertinents à étudier, n’ayant chacun produit que 6 unités simples ou complexes au total.

Du côté des locuteurs OR, la situation est riche pour deux des trois participants.

Julie est la locutrice la plus jeune. Elle ne s’exprime que très peu, et presque uniquement sur sollicitation, et sur les 102 items qu’elle émet, 38 peuvent porter à adaptation, mais elle ne fait qu’une seule et unique tentative qui, par ailleurs, est réussie. Elle porte sur un segment vocalique et plus précisément, comme vu précédemment, sur le verbe être (l.371-375) :

Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que le fait d’employer un adjectif français juste avant le verbe ne l’empêche pas de faire tout de même cette adaptation du côté occidental. Il se pourrait même que la présence de cet adjectif français ait favorisé l’adaptation vocalique.

L’utilisation des deux points dans le tour de Julie représente un allongement de la dernière syllabe de la première unité (complexe) prononcée, et est un signe d’hésitation quant à la suite, marque d’un travail cognitif en cours. Après cette hésitation, l’adjectif français se trouve certainement être l’item le plus rapidement accessible en mémoire par rapport à son équivalent arménien, et la présence immédiate et consécutive d’une adaptation phonétique occidentale pourrait avoir un effet compensatoire sur l’utilisation de vocabulaire français non prévu. Nous pourrions également dire que cette adaptation est favorisée par des critères contextuels. En effet, le verbe être est encadré de part et d’autre de deux voyelles [ɛ] identiques qui pourraient influencer la voyelle [ɑ] initialement attendue. Il s’agirait alors d’une forme d’harmonie vocalique. Toujours est-il que la seule tentative qui est faite par Julie est parfaitement réussie.

Cathy est, avec Martin, l’un des deux locuteurs OR s’exprimant le plus (loin derrière NZ). Parmi les 227 unités prononcées en arménien, 100 étaient sujettes à adaptation, et sur ce total-là, Cathy a effectué 46 tentatives d’adaptation (46%). Elle est de loin, tous locuteurs confondus, celle qui s’adapte le plus phonétiquement, puisque presque une forme sur deux qu’elle prononce contient une adaptation phonétique, les plus fréquentes étant au niveau vocalique puis consonantique (sur les 10 items adaptables à la fois au niveau des consonnes et des voyelles (PC PV), les 7 tentés sont tout de même correctement adaptés).

Quant à Martin, il produit légèrement moins d’adaptations, mais la répartition est quasi identique, les plus fréquentes étant tout de même les adaptations uniquement consonantiques (19%). La plus grande partie des adaptations phonétiques de tous ces locuteurs sont réussies, c'est-à-dire attestées dans la variante voisine.

Après avoir vu le fonctionnement des adaptations phonétiques, qui sont clairement plus fréquentes dans un des deux groupes de locuteurs (avec rappelons-le deux locuteurs principaux dans le groupe OR et un dans le groupe OCC), il nous reste à voir à présent la répartition des adaptations qui se produisent aux niveaux morphosyntaxique et sémantico-lexical.