2.4. Les adaptations mixtes

Il est attendu qu’un certain nombre d’unités adaptées soient mixtes, c’est-à-dire porteuses d’adaptations sur plusieurs strates linguistiques. Il existe alors deux types d’adaptations mixtes : les adaptations mixtes totales et les adaptations mixtes partielles.

Par exemple, une unité qui serait adaptée aussi bien phonétiquement que morphosyntaxiquement et/ou sémantico-lexicalement, serait une unité qui ferait entièrement partie du système opposé. Nous serions alors dans un cas particulier de code-switching que nous avons appelé ici de l’alternance glossique, dans lequel le locuteur utiliserait complètement et de façon parfaitement attestée le code-cible, sur plusieurs strates linguistiques simultanément.

Pour les autres formes adaptées partiellement, c’est-à-dire sur une ou deux strates linguistiques, nous sommes en revanche dans des cas de code-mixing particuliers, que nous avons appelés du mélange de glosses. Dans le cas où l’item serait adapté partiellement, cela signifierait que nous serions en présence d’un item en quelque sorte hybride : une partie appartient encore à la variante-source (la variante d’origine) et une partie est adaptée de la variante-cible (la variante dialectalement opposée).

Si nous regardons la façon dont sont répartis les items concernés par les adaptations mixtes, voici le schéma que nous obtenons :

Il apparaît que 16% des items adaptés correspondent à des formes qui ne sont attestées dans aucune des deux variantes. Ces 10 adaptations erronées sont produites uniquement par Cathy et Martin, locuteurs d’arménien oriental, et sont, pour 9 d’entre elles, non attestées d’un point de vue morphologique. Nous observons ainsi deux cas de figure :

Pour ces deux possibilités, les locuteurs sont victimes du phénomène général d’hypercorrection.

Amorce d’interprétation : les hypercorrectismes ainsi produits sont issus d’une connaissance approximative et incomplète ou de la non-connaissance du phénomène concerné par l’adaptation dans la variante opposée, et sont révélateurs d’une forme d’insécurité linguistique.

En voici quelques exemples :

Le premier exemple, produit par Martin, représente une forme typiquement « bricolée » : la prononciation de ce verbe signifiant « j’ai donné » correspond à celle de la variante occidentale, mais la morphologie est un mélange des deux variantes, et aboutit à une forme qui n’existe dans aucune des deux variantes. Martin reprend, pour cette forme verbale irrégulière, le -i typique de cette flexion en occidental (vs -ɑm en oriental), et lui ajoute le –m présent uniquement en oriental, ce qui donne une forme mêlée : *dəvimqui n’existe ni en oriental ni en occidental. Cet hypercorrectisme est probablement contextuel. Il apparaît après une question posée par NZ, locuteur d’arménien occidental. Voici le contexte (l.181-185) :

NZ emploie la forme verbale à la 2e personne du singulier en occidental (« tu as donné »), ce qui pousse Martin à répondre à sa question, en se servant par analogie de cette même forme verbale en occidental, mais l’adaptation n’est que partielle : elle est réussie phonétiquement, mais est incomplète morphologiquement. Une des explications que nous pouvons avancer pour expliquer la formation de cette construction erronée est la suivante : Martin a mis les deux systèmes verbaux en correspondance et a repris les points communs. La forme dəvir utilisée par NZ dans son interrogation ressemble à son correspondant oriental t’əvɑr. Les deux morphèmes de TAM en -ɑret -iront une voyelle de différence. Martin a donc probablement repris le modèle du morphème de TAM en occidental, constitué du -i du passé narratif (irrégulier) et de la marque de la personne (-r pour la 2e personne du singulier), et l’a appliqué à la 1e personne du singulier, ce qui donne : *dəvim, avec -i comme étant la marque du passé narratif en occidental, et -m correspondant, en toute logique, à la marque de la 1e personne du singulier, à ce détail près que Martin ne sait pas que le -m qui est présent dans son dialecte oriental n’est pas utilisé en occidental et que cette position consonantique reste donc vide (dəvi). Nous obtenons donc *dəvim, forme non attestée, plaquée sur le modèle que Martin a à sa disposition en contexte (dəvir), et sur le modèle qu’il a dans son système (t’əvɑm, t’əvɑr).

Le deuxième exemple relevé dans le tableau ne peut pas s’expliquer par le contexte. Martin utilise une forme verbale analytique, représentant le plus-que-parfait (« tu n’avais pas vu »), avec un auxiliaire (précédé du morphème de négation) qui n’est attesté dans aucune des deux variantes. La forme *tʃɛis desɑdz est, comme la première, totalement adaptée phonétiquement, mais seulement partiellement adaptée morphologiquement. La marque du parfait -ɑdz est bien utilisée (à la place de l’équivalent oriental -ɛl), mais l’auxiliaire être (avec la négation) ne correspond à aucune forme attestée. La seule manière d’expliquer la présence du -s (à la place du -r de 2e personne du passé) dans l’auxiliaire *tʃɛis est la confusion probable entre la forme au passé et la forme de 2e personne du singulier au présent (tʃɛs), identique dans les deux variantes. Il est à noter, par ailleurs, que l’auxiliaire au passé a exactement la même forme en oriental et en occidental (tʃ(ɛ)ir), mais dans le tableau, nous avons préféré indiquer la forme orientale oralisée (avec l’élision, par économie articulatoire, du -ɛ), qui serait utilisée habituellement par nos locuteurs d’arménien oriental.

Les quatres formes suivantes, dans le tableau, employées par Cathy et Martin relèvent du même processus et révèlent une confusion dans l’utilisation des voyelles -i et -ɛ. Dans les deux formes verbales ut'ɛk/udɛk (« manger ») et p'it'i t'ɑni/ bidi dɑni (« il doit l’emporter »), les terminaisons flexionnelles sont complètement identiques en arménien oriental et en arménien occidental, il n’y a que la prononciation consonantique qui varie et qui n’est pas adaptée. Pour autant, Cathy et Martin semblent croire que ces morphèmes varient d’un standard à l’autre et remplacent le -ɛ par le -i et vice-versa (udɛk*ut’iketbidi dɑni*p’it’i t’ɑnɛ), alors que s’ils avaient conservé les formes qu’ils connaissent bien en oriental, les formes auraient été attestées dans les deux variantes. Pour le verbe « manger », ce qui est par ailleurs étonnant, c’est que Cathy, dans l’énoncé dans lequel ce verbe apparaît, produit d’autres adaptations à la variante occidentale qui sont parfaitement réussies (l.321-323) :

Il s’agit essentiellement d’adaptations lexicales ; Cathy emploie dans les trois autres exemples soulignés l’entrée lexicale correspondant à la variante occidentale. Il est possible que ces adaptations l’aient poussée à produire une sur-adaptation, c'est-à-dire un hypercorrectisme, qui n’existe dans aucune des deux variantes.

Pour les deux autres formes verbales relevées, même s’il s’agit du même phénomène de choix erroné de la voyelle (-i vs -ɛ), les morphèmes sont cette fois-ci complètement différents en oriental et en occidental. Pour la première des deux formes guzɛs ⇒ *guzis (« tu veux ») conjuguée à la 2e personne du présent occidental, Martin aurait pu avoir un indice contextuel, puisque cette forme est prononcée peu avant par NZ (locuteur d’arménien occidental) (l.286-299) :

Martin n’a manifestement pas porté attention à la forme verbale produite par NZ un peu plus tôt, qu’il aurait pu reprendre à l’identique. Il s’agit donc encore d’un exemple d’hypercorrection, puisque Martin, n’ayant pas saisi la similitude entre les deux variantes pour cette forme verbale au présent, applique le modèle flexionnel en -il spécifique à l’occidental et conjugue son verbe de cette façon. Notons par ailleurs qu’il hésite et commence par produire la première syllabe du verbe avant d’enchaîner la forme entière qui est finalement erronée. Une autre remarque est importante à faire ici : nous avons vu dans la description contrastive des systèmes linguistiques arméniens, que dans la morphologie verbale, le présent de l’occidental avait la même forme (mise à part la prononciation) que le futur (deuxième forme) de l’oriental. Dans cet exemple, Martin utilise clairement une forme verbale au présent. Il n’avait finalement qu’à utiliser la forme du futur qui était présente dans son propre système, qu’il maîtrisait, et qui aurait été l’équivalent du présent occidental (k’uzɛs/guzɛs).

Amorce d’interprétation : il est à supposer que Martin n’a peut-être pas saisi la répartition des temps verbaux d’une variante à l’autre puisqu’il ne semble pas avoir réalisé que ces deux temps verbaux (présent et futur) étaient exprimés par des formes verbales identiques dans les deux variantes.

Quant aux deuxième et troisième formes de cette série d’exemples, elles représentent également un présent en arménien occidental qui est censé avoir la même forme qu’un futur (deuxième forme) en oriental : gə pɑχ(n)i*gə pɑχnɛ (« il s’échappe »), gə sorvi*k'ə sovorɛ (« elle apprend »). Si Cathy et Martin avaient utilisé ces verbes au futur dans un énoncé typiquement oriental, il est fort probable qu’ils auraient employé la forme qui est attestée dans les deux variantes (k’ə/gə pɑχni ; k’ə sovori / gə sorvi). Deux raisons peuvent expliquer un usage erroné de ces formes verbales, dont une spécifique au comportement de Cathy :

Il est possible que la forme verbale précédant celle que nous évoquons ici (*gə pɑχnɛ) ait influencé la production de Cathy. En effet, la forme gə kədnɛest bien attestée, d’un point de vue morphologique, en arménien occidental et il est fort probable que la voyelle terminale de cette forme analytique ait influencé la forme verbale suivante que Cathy a terminé par la même voyelle -ɛ (*gə pɑχnɛ), ce qui correspondrait à une attestation du phénomène d’harmonie vocalique.

Le dernier exemple du tableau est une forme pronominale qui, comme les formes verbales précédentes, est une forme hybride. En fait, Cathy aurait pu, là encore, conserver l’item utilisé habituellement dans sa variante d’origine, qui correspond (sauf pour la prononciation) à une des deux formes possibles construites avec la postposition avec en occidental. Autrement dit, elle aurait pu conserver la forme commune aux deux variantes, c'est-à-dire la forme pronominale au génitif (dzɛr/tsɛr hɛt) mais elle a choisi la forme orientale au datif (dzɛz hɛt 157 ).

Ces quelques exemples montrent d’un peu plus près le fonctionnement des adaptations mixtes, qui sont réussies partiellement, sur une ou plusieurs strates linguistiques. Certaines d’entre elles trouvent leurs explications au sein du contexte, tandis que d’autres se justifient au niveau systémique.

Notes
157.

Néanmoins, en arménien occidental, il existe également une fluctuation avec la postposition hɛt (« avec ») entre tsɛz et tsɛzi hɛt.