2.4.3. Vers l’interprétation…

Les formes issues du code-mixing sont finalement peut-être plus révélatrices à la fois de la motivation des locuteurs désirant s’adapter et de leur niveau de compétence, puisqu’ils s’aventurent à produire des formes probablement moins prototypiques et moins fréquentes que celles manifestées par le code-switching. En plus d’une certaine créativité pour ces formes mêlées, la production et l’utilisation de telles formes met en avant une prise de risque importante faite pour les « faces » des locuteurs. Cette prise de risque est plus grande encore dans des cas de code-mixing que dans des cas de code-switching où l’on ne fait finalement que reprendre globalement une forme ou un énoncé existant tels quels dans la variante-cible. Il est intéressant d’observer ce que produit l’économie des choix de codes au niveau de la gestion des faces des locuteurs.

Il nous paraît pertinent de considérer le phénomène global des adaptations comme une possible stratégie de politesse linguistique qui englobe « tous les aspects du discours qui sont régis pas des règles, et dont la fonction est de préserver le caractère harmonieux de la relation interpersonnelle » (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 50). Brown et Levinson (1987) en ont proposé un modèle théorique que nous nous proposons d’exposer dans les grandes lignes. Ils reprennent la notion de « face » notamment abordée par Goffman (1974) lorsque celui-ci parle de face-work ou « travail des faces », et la développent en distinguant chez tout locuteur une face négative, appelée aussi « territoire » (corporel, spatial, temporel…) et une face positive qui est la « face » (côté narcissique) du locuteur. Chaque participant a le désir de préserver au mieux sa face et son territoire qui sont constamment potentiellement menacés par les actes de langage produits au quotidien. Ces derniers, dans une telle configuration, sont alors appelés par Brown et Levinson des FTAs (Face Treathening Acts), que Kerbrat-Orecchioni oppose à leur pendant positif que sont les FFAs (Face Flattering Acts) ou anti-FTAs, actes valorisants qui sont accomplis pour « flatter » la face d’autrui.

‘Tout acte de langage peut donc être décrit comme un FTA, un FFA, ou un complexe de ces deux composantes. Corrélativement, deux formes de politesse peuvent être distinguées sur cette base : la politesse négative, qui consiste à éviter de produire un FTA, ou à en adoucir par quelque procédé la réalisation ; et la politesse positive, qui consiste à accomplir quelque FFA, de préférence renforcé. Le déroulement d’une interaction apparaît alors comme un incessant et subtil jeu de balancier entre FTAs et FFAs. (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 74)’

Les adaptations, qui se manifestent dans le discours sous forme de code-switching ou de code‑mixing, pourraient alors constituer dans les interactions étudiées ici une véritable stratégie de politesse linguistique. Ceci ne veut pas pour autant dire qu’à l’inverse, toute non-tentative serait considérée comme une production massive et systématique d’actes menaçants.

Les tentatives d’adaptation qui sont produites par certains locuteurs, qu’elles soient abouties ou non, montrent une volonté et un effort de « flatter » la face de l’interlocuteur. En s’adaptant à ce qui caractérise l’autre, c'est-à-dire à sa variante, le locuteur fait preuve d’une forme de politesse indirecte. Son adaptation peut donc être considérée comme un FFA pour la face de son destinataire qui, d’une part, le voit se rallier à sa variante et qui, d’autre part, est valorisé par un tel effort. Que nous soyons dans des cas de code-mixing ou de code-switching, la face positive de l’interlocuteur se trouve flattée étant donné que le locuteur fait l’effort de s’adapter à la variante de son interlocuteur, et ce, même si les adaptations échouent ou sont inabouties. Du point de vue du destinataire, quelle que soit l’adaptation, l’émetteur de par ses efforts fait bonne figure. Pour ce qui est du territoire ou face négative du même destinataire, recevoir un tel « cadeau verbal » le mettrait dans ce que Kerbrat-Orecchioni appelle une « position de débiteur », à savoir qu’il serait redevable de ce que lui offre le locuteur adaptant. Ce qui voudrait dire qu’il serait attendu qu’il manifeste d’une façon ou d’une autre sa réaction à un tel présent. En ce sens, nous pourrions rapprocher les adaptations de l’exemple du compliment qui, pour le complimenté, représente à la fois un FFA pour sa face positive mais également un FTA pour son territoire puisque si celui-ci « accepte le compliment, [il] peut se sentir “obligé”, c'est-à-dire tenu de fournir en compensation une contrepartie (ne serait-ce que sous la forme de bonnes grâces, ou de la production d’un contre-compliment), ce qu’il n’a pas forcément envie de faire » (Kerbrat‑Orecchioni, 2001 : 77). Pour les adaptations, le destinataire peut par exemple se sentir obligé d’en formuler à son tour, alors même qu’il n’en est peut-être pas capable. Dans notre étude, le phénomène de crossing s’avère être une belle illustration de la forme que peut prendre dans ce contexte particulier le système du « donnant-donnant ».

Du côté du locuteur en revanche, l’interprétation est différente selon la réussite de son adaptation. Si le locuteur formule une adaptation réussie, c'est-à-dire attestée dans la variante‑cible, alors cette adaptation constituera également un FFA pour ses propres faces, puisque sa tentative sera couronnée de succès. Mais la tentative d’adaptation, de par la prise de risque qu’elle engendre ainsi que la probabilité d’échouer, incarne avant tout une réelle menace pour sa face, donc des FTAs potentiels pour sa face négative étant donné que le locuteur s’engage sur un terrain glissant (emploie-t-il une forme attestée complètement ou partiellement, sera-t-il compris s’il produit une forme non attestée, etc. ?), mais aussi pour sa face positive puisqu’en cas d’échec, le locuteur se sera « auto-dégradé ».

Ces adaptations ou tentatives d’adaptation sont donc des phénomènes « mixtes » puisqu’ils mêlent de façon complexe, aussi bien pour le destinataire qui les reçoit que pour l’émetteur qui les produit, menaces et « flatteries ».

D’un autre côté, le fait de ne pas s’adapter, en plus de pouvoir être ressenti comme une menace par le récepteur, peut être également un FTA plus grand que celui d’une adaptation pour l’émetteur. En effet, la non-adaptation peut être perçue comme une autre forme de prise de risque et de perte de la face pour le locuteur qui ne peut faire autrement que de rester dans son dialecte. Il montrerait ainsi ouvertement à son interlocuteur qu’il n’a pas la capacité à s’adapter à sa variante, autrement dit, il dévoile indirectement une de ses faiblesses langagières. Pour l’émetteur, les deux phénomènes constituent donc des prises de risque à différents niveaux.

Pour conclure cette analyse, il nous reste finalement à voir les types d’adaptations qui sont effectués par les locuteurs. Nous avons classé par variante la colonne du tableau Excel intitulée « types d’adaptations », ce qui nous a permis de voir si les locuteurs utilisaient les mêmes principes pour s’adapter ou non et s’ils avaient recours à des adaptations plutôt mono-adaptées (c'est-à-dire adaptées sur une seule strate linguistique) ou multi-adaptées (c'est-à-dire adaptées sur plusieurs strates linguistiques simultanément).

Voici les résultats, par variante :

Bien que le nombre d’adaptations soit réellement déséquilibré entre les deux variantes (22 produites par les locuteurs d’arménien occidental, 139 produites par les locuteurs d’arménien oriental), la répartition quant aux types d’adaptation est relativement semblable. Les trois quarts des items touchés par les adaptations (79% des items chez les OR et 76% des items chez les OCC) sont mono-adaptés, c'est-à-dire que l’adaptation ne porte que sur une seule strate linguistique et porte soit sur le lexique, soit sur la flexion (morphologie), soit sur la prononciation, avec une distinction importante entre l’adaptation de segments vocaliques et l’adaptation de segments consonantiques. Remarquons d’ailleurs qu’un des chiffres qui varie le plus est celui représentant le pourcentage d’adaptation au niveau consonantique. En effet, c’est un type d’adaptation que les locuteurs OR utilisent beaucoup plus que les locuteurs OCC (23% vs 5%), ce qui confirme une de nos hypothèses de départ.

Une deuxième donnée à souligner, qui varie entre les locuteurs des deux variantes, est le nombre d’adaptations mixtes qui sont effectuées. D’un côté, les adaptations mixtes occupent une place plus importante dans la répartition des types d’adaptations des locuteurs OCC (ou plutôt du locuteur occidental) que dans celle des locuteurs OR : 24% vs 14% de la totalité des types d’adaptations, ce qui représente en fait 5 adaptations mixtes sur 22 au total du côté occidental vs 20 adaptations mixtes sur 139 au total du côté oriental. Mais d’un autre côté, les locuteurs OR produisent des combinaisons d’adaptations mixtes plus variées que les locuteurs OCC (8 combinaisons différentes chez les OR vs 4 possibles chez les OCC), probablement parce qu’ils effectuent tout simplement plus d’adaptations que les OCC. Ils augmentent donc la diversité des adaptations possibles.