L’étude quantitative précédente permet de rendre compte du fonctionnement global d’une interaction dans laquelle des locuteurs de dialectes différents entrent en contact. Elle permet de dégager, dans les grandes lignes, des tendances générales quant à l’économie des choix de codes effectués par les locuteurs sur un sous-corpus entier et de comprendre comment s’articule le lien entre les systèmes linguistiques à disposition et l’actualisation de ces systèmes linguistiques, autrement dit le lien entre la grammaire en tant que pratique sociale et le discours-en-interaction. Ainsi, en souhaitant étudier le rendement pragmatique des adaptations, c'est-à-dire quand elles sont employées, pourquoi et par qui, nous posons « la question de l’articulation entre mobilisation des ressources grammaticales et organisation de la parole-en-interaction » (Mondada, 2007 : 168). Ceci nous amène naturellement à procéder, dans un second temps, à une étude beaucoup plus fine de ce même sous-corpus, en effectuant une analyse linéaire des données, pour tenter d’éclairer, cette fois-ci, le recours aux différents phénomènes propres aux adaptations. Nous partons donc, comme le suggère Mondada (2007 : 168) d’« une approche interactionnelle qui considère le code-switching comme une ressource mobilisée par les participants de manière contingente, localement située, sensible à l’organisation séquentielle 160 de l’interaction en cours », ce qui nous permettrait « d’éclairer aussi bien l’organisation de l’interaction que le fonctionnement de la langue comme pratique sociale ». Bien sûr, nous ne considérons pas seulement le code-switching, mais également le code-mixing, ou plutôt ce que nous avons appelé plus spécifiquement « alternance glossique » et « mélange de glosses ».
Les adaptations langagières étant polyfonctionnelles, il est bien entendu possible de les étudier sous différents aspects. Dans cette étude linéaire, nous observons l’utilisation que font les locuteurs des adaptations, c'est-à-dire que nous partons du contexte, autrement dit de l’interaction elle-même, pour dégager les fonctions conversationnelles possibles des adaptations, et non d’une typologie préétablie qu’il s’agirait à tout prix d’illustrer et d’enrichir. En ce point, nous rejoignons là encore la méthode proposée par Mondada (2007 : 170), appliquée au phénomène de code-switching, que nous étendons à celui, plus général, des adaptations :
‘[…] si les modèles peuvent rendre compte de tendances générales, ils rendent plus difficilement compte du détail des CSs 161 observables dans la parole-en-interaction et que, pour ce faire, plutôt que de partir d’une liste – nécessairement ouverte – de fonctions, il vaut mieux adopter un modèle séquentiel de la manière dont les participants eux-mêmes organisent et rendent sensé le CS de manière contingente et occasionnée au fil de l’interaction.’En procédant alors à une analyse longitudinale, basée sur le déroulement de l’interaction, nous tentons de comprendre si les adaptations apparaissent à des moments spécifiques de ladite interaction. Autrement dit, nous cherchons à savoir s’il est possible que l’organisation de l’interaction, à travers son script, les thèmes qui y sont abordés et les participants en présence, explique le recours aux adaptations. Après avoir analysé le sous-corpus au niveau « macro », il est intéressant de l’étudier aux niveaux « méso » et « micro », en regardant les unités dialogales et monologales qui le constituent. Les premières qui vont nous intéresser sont celles nommées classiquement séquences et échanges (qui peuvent parfois constituer des paires adjacentes) en Analyse du Discours ; les secondes sont les interventions et les actes de langage. Pour éviter toute confusion (lorsque les termes employés sont identiques), nous adoptons les modèles proposés dans le cadre de l’Analyse du Discours plutôt que ceux de l’Analyse Conversationnelle (CA), utilisant entre autres les notions de tours (dont nous nous servons uniquement pour désigner et isoler en surface ce que disent les locuteurs).
‘En CA, les unités vedettes sont les « tours de parole » (turns-at-talk), constitués d’« unités de construction des tours » (turn-constructional units ou TCUs) et constituant des « paires adjacentes » (ou PA, adjacency pairs). Mais les tours et les paires adjacentes sont des unités de nature radicalement hétérogène, qui ne relèvent pas du même niveau d’organisation, ainsi que l’admet du reste Schegloff : contrairement à ce qui est encore affirmé parfois, les PA ne sont pas des « paires de tours ». (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 58)’En entrant dans cette construction hiérarchique de l’interaction, nous allons pouvoir expliquer en partie l’économie des choix de dialectes. Le recours à ce type d’analyse complète certes l’analyse quantitative et globale précédemment menée, mais possède par ailleurs ses propres limites : elle se cantonne à la description d’une situation de communication et de contact particulière, dont les caractéristiques et les stratégies sont peut-être trop spécifiques et difficilement transposables à d’autres situations. Mais d’un autre côté, en suivant l’enchaînement et la combinaison de toutes ces unités fonctionnelles hiérarchiques, cette analyse est le meilleur moyen pour donner quelques pistes de réflexion sur le fonctionnement des adaptations. Il faut tout de même signaler la complexité du travail interprétatif que nous devons mener en tant qu’analyste. En étant dans une situation de contact, nous cherchons encore plus que dans tout autre type de situations à « comprendre comment les locuteurs se comprennent mutuellement » (Gumperz, 2002 : 150). L’analyste se base à la fois sur le contenu de l’interaction pour émettre des hypothèses interprétatives, mais également sur l’interprétation des participants, puisqu’il essaye à tout moment de la reconstituer. La simple analyse en surface des enchaînements pour comprendre le fonctionnement de l’interaction est beaucoup trop réductrice et doit être élargie à tout le matériau qui n’est pas directement accessible à l’analyste ou est implicite, pour rendre l’interprétation exploitable.
‘L’interprétation des discours dialogaux est en réalité plus complexe encore que celle des discours monologaux, puisqu’elle consiste à reconstituer tour après tour, à partir de ce que l’analyste suppose être leurs compétences communicatives respectives, les interprétations à la fois possibles et affichées par les différents participants, interprétations qui ne sont pas toujours convergentes. L’analyste de conversations est un « archi-interprétant », qui doit effectuer des hypothèses sur les hypothèses interprétatives effectuées par ceux qui se trouvent engagés dans ce processus dynamique qu’est la construction collective, et parfois conflictuelle, de l’interaction. (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 81)’En tant qu’« archi-interprétante », nous prenons en compte l’interprétation des différents protagonistes présents dans les interactions, qui eux-mêmes (re)construisent leurs interprétations du comportement de leurs interlocuteurs en fonction de ce qu’ils savent de leurs aptitudes mutuelles dans les deux variantes. Donc nous regardons de façon linéaire ce qui provoque le recours aux adaptations ou ce qu’elles-mêmes provoquent, et nous complétons à la fois par l’interprétation qu’en ont les locuteurs et par les contraintes imposées par les facteurs externes et les facteurs internes, propres aux systèmes linguistiques.
Enfin, une autre limite à cette analyse est qu’elle ne suffira malgré tout pas à expliquer toutes les adaptations tentées par les locuteurs.
Pour l’analyse longitudinale, nous allons identifier les tours qui nous intéressent (unités « pratiques »), puis regarder la façon dont ils se combinent entre eux (unités « fonctionnelles », selon Kerbrat-Orecchioni, 2005), en effectuant des allers-retours partant de la structure de l’acte de langage et remontant aux niveaux de l’intervention, de l’échange ou de la séquence. La théorie austino-searlienne des actes de langage a envisagé ceux-ci de façon monologique, isolée les uns des autres et hors contexte, ce qui n’est pour autant pas incompatible avec une perspective interactionniste. Puisque parler c’est agir et même interagir, la linguistique interactionniste a la possibilité de tirer profit de la théorie des actes de langage en analysant ceux-ci en contexte et à l’intérieur d’échanges et de séquences :
‘Par rapport à la perspective classique sur les actes de langage, l’étude de leur fonctionnement dans l’interaction a surtout permis de mettre en évidence le fait que les énoncés possédaient, outre leur valeur illocutoire, une valeur conversationnelle liée à l’enchaînement séquentiel. (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 65)’Comme nous l’avons dit précédemment, il est fort possible que les adaptations tentées par les locuteurs apparaissent comme une stratégie de politesse, mais la seule possibilité pour le confirmer est de regarder en détail le fonctionnement de l’interaction pour comprendre à quels moments sont effectivement produites ces adaptations. Hormis le fait que certains locuteurs ont les compétences pour les effectuer, ces adaptations sont-elles relevées dans des contextes particuliers, c'est-à-dire autour d’actes de langage, au sein d’échanges ou de séquences spécifiques ?
Nous n’adoptons pas l’approche séquentielle au sens de l’Analyse Conversationnelle (analyse en séquences et paires adjacentes), mais une analyse en rangs (avec des unités hiérarchisés dont fait partie la séquence).
CS : code-switching.