Pour des raisons techniques, il nous manque les premières minutes de l’interaction du sous‑corpus Pâques. En effet, nous n’avons pas pu enregistrer la séquence d’ouverture de l’interaction comportant l’arrivée de NZ chez Martin et Cathy ainsi que les salutations d’ouverture et les premiers échanges. Le passage que nous étudions ici commence directement sur une conversation en cours entre NZ, Cathy et Martin qui se déplacent dans l’appartement. Le couple montre à son invité les aménagements qui ont été faits chez eux après travaux. Ils déambulent donc dans les différentes pièces de l’appartement, en passant par la cuisine, où ils font une halte de quelques secondes qui correspondent aux premiers échanges transcrits, avant de rejoindre le salon qui sera la pièce où se déroulera tout le reste de l’interaction. Cathy et Martin expliquent à NZ en détail les travaux qu’ils ont effectués pour agrandir leur domicile. NZ étant venu à plusieurs reprises chez eux les années précédentes, il se rend compte des changements qui ont été faits et semble impressionné par les transformations et le gain de place. Il n’hésite donc pas à complimenter (à plusieurs reprises dans ces échanges) le couple.
La transcription débute sur une explication apportée par Cathy très probablement en réponse à une question posée par NZ juste avant, mais qui était complètement inaudible. Ils sont dans la cuisine à ce moment-là et Cathy explique que le mur qui séparait la cuisine de l’ancien salon a été déplacé, afin d’agrandir la première pièce et de rétrécir la seconde.
Le tour (l.1) 162 de Cathy commence par un morphème français « si » que Kerbrat-Orecchioni (2001) fait figurer dans les « petits mots de l’interaction » tout comme « oui » et « non » et qui a la particularité d’expliciter un désaccord à propos d’une assertion ou d’une question précédemment émises. Ce qui permet d’affirmer que ce tour est bien une réponse à une question ou une assertion posées par NZ, qui est le seul locuteur en présence à ne pas connaître l’appartement rénové du couple. Cathy enchaîne ensuite sur un énoncé en arménien. On remarque tout de suite la première alternance glossique, mais ce qui est très intéressant et inattendu, c’est qu’elle produit d’abord une forme occidentale puis elle repasse à son dialecte d’origine, oriental. La première forme verbale qu’elle produit donc (« nous avons rétréci ») est complètement occidentale, tandis que la seconde (« nous avons agrandi ») est typiquement orientale, avec des différences portant sur le morphème du causatif 163 . Le nom intermédiaire « cuisine », lui, est neutre, c'est-à-dire commun aux deux variantes. Ce tour représente la première initiative audible et transcrite que Cathy prend pour s’adapter à la variante occidentale. Elle n’hésite pas à produire presque directement, après une marque de désaccord française, une forme parfaitement occidentale, comme pour montrer qu’elle s’adresse bien à NZ et qu’elle le sélectionne comme son interlocuteur préféré, c'est-à-dire son destinataire direct (« addressed »). C’est probablement pour cette raison, c'est-à-dire pour expliciter l’adressage, que le premier item arménien qui est produit par Cathy l’est en arménien occidental. Une fois la sélection de l’interlocuteur effectuée, et donc son attention captée, elle relâche ses efforts et émet un lexème typiquement oriental.
Après un bref silence, correspondant probablement à une phase d’observation au moins pour NZ qui découvre les nouveaux lieux, ce dernier reprend la parole pour formuler un compliment, acte de langage représentant par excellence la politesse positive, immédiatement attenué par Cathy. Voici la paire adjacente concernée (l.4-8) :
Il est très intéressant de constater ici qu’il se produit un cas de crossing, c'est-à-dire un cas où les deux variantes sont croisées, chacune étant utilisée par le locuteur dont ce n’est pas la variante d’origine. Ce crossing est même complété d’un chevauchement qui montre bien la spontanéité de Cathy, qui ne produit pas une adaptation par imitation ou par réponse à l’adaptation de NZ, mais par réponse à son compliment.
NZ commence son compliment direct et explicite (selon la typologie de Kerbrat-Orecchioni, 1994) par un adjectif fort (traduit par « grandiose » en français) qui peut être employé manifestement (après avoir interrogé différents locuteurs) aussi bien en oriental qu’en occidental et qui hyperbolise l’énoncé produit 164 . Ce compliment, portant sur le caractère impressionnant des travaux, vient affecter directement Martin et Cathy qui en sont les principaux destinataires. Nous pourrions dire qu’il était en quelque sorte attendu, dans la mesure où le couple, avec la visite qu’ils ont proposée à NZ et les rapides commentaires de site qu’ils ont effectués (il n’y en a qu’un seul qui figure dans la transcription, les autres étant inaudibles), a conditionné la production positive de NZ. Ce type d’acte de langage est une sorte d’acte rituel souvent nécessaire pour valoriser la relation interpersonnelle.
‘Comme c’est généralement au tout début de la rencontre qu’ont lieu ces « découvertes », il n’est pas étonnant que les échanges complimenteurs se rencontrent surtout dans les séquences d’ouverture, dont ils constituent une composante facultative mais très fréquemment attestée. (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 217)’Puis NZ continue le compliment par une production verbale analytique typiquement orientale, « vous avez fait » (alternance glossique intra-tour). Cet effort langagier ne fait que renforcer encore plus le compliment qui est émis, et lui donne un caractère personnalisé dans la mesure où, de par sa forme, il s’adresse spécifiquement à ses locuteurs OR. NZ produit donc un double « cadeau verbal » puisqu’en plus d’effectuer un compliment, il effectue un compliment en arménien oriental !
A la simple réception de l’adjectif complimenteur, Cathy produit immédiatement une intervention réactive qui est d’ailleurs en chevauchement avec l’adaptation verbale de NZ. Parmi la dizaine de catégories que distingue Kerbrat-Orecchioni 165 (1994) pour classer les différents types de réactions au compliment, l’intervention produite par Cathy est un exemple d’accord à l’assertion évaluative de NZ. Ce type de réaction serait considéré comme « marqué » (il n’entrerait pas dans un type d’enchaînement « préféré »), s’il n’était pas attenué 166 , litotisé. Cathy produit un accord « down-graded » (revu à la baisse), donc il s’agit bien d’un type d’enchaînement préféré.
‘[…] ce n’est plus l’hyperbole, mais la litote qui est de mise, et l’accord s’exprime le plus souvent sur un mode atténué, Pomerantz parlant dans ce cas non plus d’un « optimal agreement », mais d’un « scaled-down agreement » (accord en quelque sorte dégradé). (Kerbrat‑Orecchioni, 1994 : 231-232)’Une des possibilités qu’a l’interlocuteur pour marquer son accord au compliment de façon atténuée est « de substituer à un axiologique fort une expression plus faible sur la même échelle argumentative » (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 232). C’est exactement ce que fait Cathy en utilisant l’adjectif/adverbe (selon le contexte) générique « bon/bien », commun aux deux variantes, qui a un sens beaucoup plus faible et global qu’un adjectif de type « grandiose ». Elle accepte donc bien le compliment, mais la loi de modestie fait qu’elle l’atténue. Au cours de son énoncé, elle fait par ailleurs deux types d’adaptation : la première est lexicale et la seconde stylistique. Cathy ne réagit en fait que sur une partie du double « cadeau verbal » accompli par NZ : elle ne réagit que sur le compliment, et non sur le compliment en oriental puisque le chevauchement montre qu’elle répond à NZ en même temps que l’adaptation verbale de celui-ci. Mais d’un autre côté, Cathy réagit au simple (et non double) compliment de deux manières : en montrant son accord et en switchant partiellement (alternance glossique intra-tour).
La première adaptation que Cathy produit fait partie de ce que nous avons appelé des « expressions emblématiques » appartenant à la variante opposée, c'est-à-dire une série d’expressions que les locuteurs d’arménien occidental, dans un tel cas, n’utilisent pas systématiquement dans leur propre discours, mais que les locuteurs d’arménien oriental, désirant s’adapter, s’approprient et emploient uniquement lorsqu’ils sont avec eux. Il s’agit d’expressions, de mots-phrases ou autres parties du discours qui, dans les représentations langagières des Orientaux, sont symboliques mais pas forcément représentatives de la réalité langagière des Occidentaux. C’est typiquement le cas d’une interjection comme le de, traduit par « eh bien » par exemple, qui n’est pas réellement employée par les Occidentaux, mais qui apparaît à plusieurs reprises dans le discours des Orientaux adaptants. Gumperz (1989) relève d’ailleurs cette catégorie (interjections ou éléments phatiques) dans sa typologie des fonctions conversationnelles de l’alternance codique. Quant à la seconde adaptation qui est stylistique, elle est très fréquente chez les Orientaux et porte sur le verbe être qui, comme nous l’avons dit précédemment, a une prononciation différente en arménien oriental (selon le registre plus ou moins familier/soutenu), et lorsqu’il est prononcé (à la troisième personne du singulier) [ɛ] et non pas [ɑ], indique une volonté d’adaptation à la variante occidentale, qui ne possède (dans son standard) que la première forme.
Cette paire adjacente, par ses actes de langage et son cas de crossing avec chevauchement, offre une interprétation riche. Elle est toutefois complétée par l’intervention de Martin qui apporte immédiatement après la réaction et l’accord de Cathy au compliment de NZ, une information pour préciser ce que Cathy a développé précédemment (l.1). Si l’on considère son intervention comme étant la deuxième partie de la réponse au compliment de NZ (il ne s’agit alors plus strictement d’une paire adjacente), Martin, à la différence de Cathy, produit une stratégie d’évitement du compliment, en traitant l’énoncé de NZ comme une sorte de demande d’information. S’adressant à NZ directement, il glisse dans son énoncé, comme Cathy, le changement vocalique porté par le verbe être (l.5-12) :
Il s’agit là de la première initiative audible et transcrite faite par Martin pour s’adapter à son interlocuteur. L’interaction commence sur les chapeaux de roue ! En quelques tours de parole à peine, les trois principaux locuteurs ont déjà tous produits des adaptations.
Puis, durant les 11 secondes suivantes, l’interaction n’est plus audible parce qu’elle se déroule essentiellement dans la cuisine, loin du micro. Toutefois, nous avons pu percevoir, après de multiples écoutes, quelques adaptations (verbales et pronominales) produites par Cathy qui semble donner des explications sur les travaux effectués, et au moins une adaptation (verbale) de la part de NZ, qui produit d’autres compliments. La transcription reprend au moment où Cathy réagit au dernier compliment de NZ (l.15-22) :
Cette fois-ci, comme Martin précédemment, elle ne montre pas son accord au compliment, mais l’évite en le noyant dans des détails temporels sur la durée des travaux, qui révèlent une forme de plainte, du type : « j’espère que le résultat est beau, après tout le mal que nous nous sommes donné et après la longueur interminable des travaux ! ». Elle produit, toujours pour répondre directement à NZ, trois adaptations (deux alternances glossiques intra-tours et un mélange de glosses) : deux stylistiques (jɛrk'u et ɛʁɑnk) et une lexicale (ɑs).
Après cela, NZ produit de nouveau un compliment (en chevauchement avec la production de Cathy), plus général cette fois-ci (avec l’adjectif/adverbe « bon/bien »), puis une demande de confirmation, en reprenant une partie de l’énoncé de Cathy, sur la durée des travaux. Cathy s’étant ralliée à lui, il a l’occasion de produire une adaptation à la variante orientale, mais ne le fait pour autant pas.
Les tours de parole des lignes 27, 32 et 36 sont deux nouveaux compliments de la part de NZ suivis de la fomulation de vœux, mais toujours sans aucune adaptation. En somme, il passe du double « cadeau verbal » au simple « cadeau verbal » et privilégie la formulation de compliments et vœux, aux adaptations. Ainsi :
Hormis les adaptations phonétiques qu’il aurait pu produire (rappelons qu’elles paraissent peu probables), NZ aurait pu faire des adaptations lexicales et stylistiques. Dans ce dernier cas, tout comme les locuteurs OR emploient pour le verbe être la voyelle [ɛ] en s’adressant à des locuteurs OCC, NZ aurait pu employer la voyelle [ɑ] en présence de locuteurs OR. Mais nous ne pouvons savoir comment NZ perçoit l’usage de cette voyelle : soit il considère qu’elle fait partie intégrante du système oriental, en variation libre avec le [ɛ], soit il a conscience qu’elle a une restriction d’emploi et n’est utilisée que dans les discours à registre de langue courant et familier. S’il connaît cette dernière nuance, il est alors fort possible que, de par son statut, il évite d’avoir recours à une telle forme verbale et ne s’adapte donc pas. Toujours est-il que le verbe être à la ligne 32 ne contient pas d’adaptation.
Entre les compliments et vœux de NZ, Cathy essaye de placer son intervention (l.38). Les multiples reprises montrent qu’elle négocie l’introduction d’un nouveau thème. La négociation de ce nouveau thème se passe entre Cathy et NZ qui sont en décalage, NZ continuant sur le thème initial et Cathy cherchant à le clore. Elle s’y prend ainsi par trois fois avant de parvenir à le formuler dans son intégralité : à chacun de ses trois tours de parole, elle complète de plus en plus son énoncé (cf. l.30, 34, 38). En répétant notamment quatre fois et toujours en début d’énoncé l’adverbe « maintenant », elle montre qu’elle ne veut pas abandonner son idée qui, abordée sous forme de plaisanterie, est une proposition implicite d’un nouveau thème sur le fait que maintenant que leur appartement est grand, ils doivent trouver des personnes à inviter. Une fois formulée jusqu’au bout, c'est-à-dire une fois que NZ en a fini avec ses compliments et vœux, cette plaisanterie est, notons-le, bien accueillie puisqu’elle fait rire tout le monde et détend un peu plus l’atmosphère, après cette longue phase d’ouverture de l’interaction. Ce que Traverso (1996) appelle glissement thématique est implicitement ratifié par la présence des rires des interlocuteurs. Après une série de plaintes (sur la difficulté des travaux) accompagnée d’une série de compliments fournis par NZ, la loi de modestie l’y obligeant, Cathy bifurque en douceur sur un thème légèrement différent, celui-ci ne sollicitant plus de flatteries. A part une éventuelle adaptation phonétique possible que Cathy n’effectue pas, cet énoncé ne contient pas d’éléments qui soient sujets à adaptation, autrement dit, il pourrait être prononcé tel quel aussi bien par un locuteur d’arménien oriental qu’un locuteur d’arménien occidental.
Après les rires collectifs provoqués par la plaisanterie de Cathy, NZ reprend la parole et ratifie personnellement le nouveau thème lancé par Cathy. Il fait part à ses interlocuteurs de ses réflexions personnelles, qui ressemblent à de réelles préoccupations qu’il a eues avant de venir chez les H. Il avait le souvenir que leur salon, pour accueillir les invités, était vraiment petit et qu’ils pouvaient vite s’y retrouver à l’étroit, chose qui a eu l’air de lui causer du souci avant d’arriver chez les H :
Cette intervention est très intéressante, puisqu’au cours de celle-ci NZ produit trois nouvelles adaptations portant sur les formes verbales, qui ont une double fonction. Il emploie pour ces dernières le présent (progressif) oriental qui figure (avec l’imparfait, le parfait et le plus-que-parfait) parmi les formes verbales qui ont le degré de distance le plus fort d’une variante à l’autre (degré 5/5), c'est-à-dire les formes qui ont un signifié identique mais un signifiant complètement différent. Ces trois formes verbales analytiques produites ainsi servent à introduire un discours rapporté, qui n’est autre que le monologue intérieur de NZ, mais elles servent également à atténuer le contenu du discours rapporté à venir qui est un FTA. La première (tʃɛs hɑvɑdum, « tu ne vas pas me croire ») est ce que Sacks appelle une « entrée-préface » qui aiguise la curiosité des auditeurs et annonce que le locuteur est sur le point de raconter un fait. Cette préface est destinée à capter l’attention des interlocuteurs. Elle s’adresse à Cathy ou Martin (l’enregistrement audio ne nous permet pas d’évacuer ce doute, même si nous pourrions penser que NZ répond à Cathy qui a été chronologiquement la dernière à s’adresser à lui) et les met en condition pour écouter la suite. La stratégie employée par NZ pour aiguiser la curiosité de ses interlocuteurs est double, puisqu’en plus de formuler volontairement une préface qui les intrigue, il la formule en arménien oriental (cas de mélange de glosses parce que l’adaptation est morphologique mais pas phonétique). Ainsi, par cette double approche, il met toutes les chances de son côté pour capter leur attention, et met la première partie de son énoncé encore plus en valeur avec une brève pause (0.7 seconde) qui sépare la préface de l’événement qu’il s’apprête à raconter. Avant de passer à la narration proprement dite, NZ produit des commentaires métalinguistiques permettant d’indiquer qu’il s’apprête à dévoiler une partie de ses pensées, et donc à produire un second FTA pour sa face positive (la confidence le met dans une position basse). Ainsi, il prolonge l’intrigue posée par la préface en produisant deux nouvelles formes verbales analytiques au présent de narration oriental (mədɑdzum ɛm« je pense », ɑsum ɛm« je me dis »), comme pour adoucir par anticipation le FTA qu’il s’apprête à produire pour les faces de ses interlocuteurs, et ouvre ainsi son micro-récit qui, comme nous l’aurons compris, porte sur une confidence à propos de ses craintes, présentée sous forme de monologue intérieur rapporté. Après l’avoir introduit par cette longue préface entièrement orientale (ou presque : le al « aussi » est occidental), le micro-récit se produit, mais cette fois-ci, intégralement dans la variante d’origine du locuteur, c'est-à-dire en arménien occidental. Il est intéressant de constater ici que NZ ne fait qu’annoncer son discours rapporté en arménien oriental pour être sûr d’avoir l’attention de ses auditeurs, mais également et surtout pour amortir le FTA contenu dans sa confidence à venir. Les adaptations jouent alors le rôle de véritables adoucisseurs du FTA à venir. Parmi ceux-ci, Kerbrat‑Orecchioni (1992) distingue les « procédés substitutifs » et les « procédés additifs ou accompagnateurs ». Nous proposons d’intégrer les adaptations au dialecte opposé dans ce dernier type de procédés, parmi lesquels Kerbrat-Orecchioni (2005) distingue essentiellement : les formules de politesse à proprement parler, les énoncés préliminaires et les désarmeurs, les procédés réparateurs, les amadoueurs, les modalisateurs et les minimisateurs. La particularité des adaptations produites par NZ réside dans le fait qu’elles accompagnent mais surtout précèdent la production du FTA en lui-même. Ce ne sont donc pas les actes de langage en eux-mêmes qui sont des adoucisseurs et que l’on a appelé « préface » en tant qu’ils intriguent le locuteur et introduisent un micro-récit, mais l’adaptation linguistique portée par ces actes de langage qui est une véritable stratégie « préparatoire » du FTA. En utilisant des formes verbales adaptées, NZ anticipe (comme ce qui se passe avec les désarmeurs) l’acte menaçant en l’adoucissant et prépare les interlocuteurs à le recevoir.
Une fois qu’il les a « appâtés », il rebascule dans son propre dialecte pour faire part de ses préoccupations précédant sa visite chez les H. Sa confidence se trouve alors être à la fois un FTA pour son territoire qu’il met en danger, mais également un FTA pour les faces positives des interlocuteurs qui se trouvent critiqués. Mais ceux-ci le sont indirectement, ce qui a pour conséquence d’atténuer la menace effectuée, et ce, pour trois raisons : tout d’abord parce que la critique porte sur leur bien matériel et non directement sur eux-mêmes, sur l’état de leur bien passé et non présent, mais également parce qu’ils n’en sont que les destinataires indirects. En effet, en rapportant un monologue intérieur, NZ atténue son FTA en produisant ce que Kerbrat-Orecchioni (1990) appelle un « trope communicationnel », c'est-à-dire qu’il se produit un « renversement de la hiérarchie normale des destinataires » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 92). La plupart du temps, le schéma classique du trope communicationnel s’applique dans des interactions à plus de deux participants et met en avant, face à L1 (l’émetteur), un allocutaire apparent L2 vs un allocutaire réel L3. Le message est ainsi délivré par L1 à L2 mais est en fait destiné à L3. Dans l’exemple étudié ici, nous observons un cas particulier et original de trope communicationnel où l’allocutaire apparent est L1 lui-même, autrement dit NZ. Ce locuteur, en rapportant son monologue intérieur, est le destinataire apparent du message, mais les destinataires réels ne sont autres que Cathy et Martin. L’adressage indirect par trope communicationnel d’un message apparemment auto-adressé atténue donc un peu plus le FTA contenu dans la critique formulée par NZ.
Une troisième possibilité qu’aurait eu NZ pour adoucir son FTA aurait été de formuler non seulement sa préface mais également sa critique en arménien oriental, mais il ne le fait pas. Il paraîtrait d’ailleurs étrange qu’il aille jusqu’à rapporter un monologue intérieur en oriental puisque celui-ci reflète ses pensées personnelles, auto-orientées. Or, étant d’origine occidentale, tout nous porte à croire qu’il ne réfléchit et ne s’exprime pas en oriental quand il est seul. Gumperz (1989) propose, dans sa typologie des fonctions conversationnelles de l’alternance codique, de considérer la citation ou le discours rapporté comme passages discursifs sujets à alternance. C'est‑à-dire qu’un locuteur qui souhaite rapporter les propos passés d’un interlocuteur dialectalement différent, aurait la possibilité de les reproduire directement dans le dialecte d’origine entendu, donc de s’adapter. Ainsi, c’est ce qui se passerait si par exemple un locuteur oriental rapportait le discours passé d’un locuteur occidental en arménien occidental, c'est-à-dire dans la variante d’origine de son interlocuteur (qui est sa variante-cible). Ici, l’exemple relevé portant sur un monologue intérieur, cette fonction conversationnelle ne peut marcher. En revanche, l’originalité porte sur le fait que la partie préparatoire du discours rapporté est bien adaptée, ce qui inverse la tendance proposée et attendue chez Gumperz (préparation du discours rapporté dans le code d’origine vs discours rapporté dans le code-cible).
Les adaptations préparatoires et le trope communicationnel sont les deux principaux moyens que NZ utilise pour adoucir son FTA. Il ne faut pour autant pas oublier les multiples compliments et vœux qu’il a effectués avant d’en arriver là. Ceux-ci ont probablement déclenché son FTA mais également adouci son effet menaçant (ils sont encore frais…). Maintenant que NZ a fait l’état des lieux et est rassuré de voir la nouvelle disposition de l’appartement, il peut bien se permettre de formuler une critique qui est obsolète ! Il propose par ailleurs un nouveau sous-thème, en lien avec l’« hyperthème » qui domine ce début d’interaction : les travaux.
Bien qu’il ait énoncé son micro-récit personnel en arménien occidental, NZ a réussi à conserver l’attention de son auditoire oriental et son thème a parfaitement été ratifié : la critique, même si elle est indirecte et attenuée, ne passe pas inaperçue ! En effet, d’une part Cathy (l.48-49) produit ce que Laforest (1996) 167 appelle un signal à fonction de relance, traduit en français par « ah oui/ » montrant sa surprise, et d’autre part Martin (l.50) émet un signal à fonction de soutien, à savoir des rires. Le premier type de signal (à fonction de relance), de par sa forme interrogative, sert en général de relance au locuteur, l’encourage à poursuivre son tour de parole et donc à prendre en compte la réaction de l’auditeur, alors que le second type est moins fort et sert à exprimer (de façon non verbale, dans le cas présenté ici) des attitudes coopératives conformes aux attentes du locuteur. Ces deux types de signaux montrent bien l’attention et la réaction collective des auditeurs, malgré la non-adaptation de NZ lors de la production de son micro-récit et de la formulation de sa critique.
Après avoir exprimé son étonnement quant aux préoccupations de NZ, Cathy (l.51-54) enchaîne en répondant elle-même à son propre signal à fonction de relance. Elle commence par des marqueurs de réfutation employés en français : « mais non », produits avec une emphase et un allongement qui les accentuent encore plus. Ces marqueurs annoncent un désaccord. Bien que le sujet de la critique ne soit plus d’actualité, elle souhaite rectifier les souvenirs biaisés de NZ à propos de l’ancienne pièce, en lui démontrant qu’ils avaient bien pu y tenir en étant relativement nombreux. Elle réagit donc à la critique de NZ formulée sous forme de micro-confidence, en apportant des informations supplémentaires manifestement oubliées de celui-ci. Nous assistons ici à un deuxième cas de crossing, puisqu’après l’intervention de NZ, en retour, Cathy produit des formes adaptées à l’arménien occidental. Il s’agit de trois nouvelles formes verbales : la première est une adaptation uniquement morphologique (emploi du parfait occidental à la place du parfait oriental, degré de distance maximal entre les variantes), les deux autres sont des adaptations lexicales ou stylistiques, qui contiennent d’une variante à l’autre une différence vocalique.
Au début de son tour de parole, l’annonce de son désaccord est forte parce qu’accentuée mais également marquée : elle est produite en français dans une interaction en arménien. Elle est par la suite atténuée par le désaccord en lui-même composé d’une contre-proposition complexe, signifiant que NZ se trompe et l’incitant ainsi à se rallier. La contre-proposition est la suivante : « nous avons été plus nombreux Monseigneur » (ɑvɛli ɛl ɛʁɑts' ɛnk sə: euh sərpɑzɑn hɑjr). Il s’agit d’un argument contradicteur fort. Cathy produit par là un FTA pour la face positive de NZ, FTA qui n’intervient qu’en réponse c'est-à-dire en défense à celui produit précédemment par NZ lui‑même. Elle tente alors de l’atténuer ou de mieux le faire passer en ayant recours à différentes stratégies discursives qui jouent toutes des rôles d’adoucisseurs :
Cette paire (l.41 à 54) est extrêmement complexe et intéressante à étudier puisqu’elle montre un véritable travail de négociation engendré par la formulation d’actes menaçants de part et d’autre et atténuée par différentes stratégies discursives dont la production d’adaptations croisées.
Mais avec la réaction immédiate de NZ (l.55-58), nous nous rendons compte que la négociation n’est pas encore terminée. Son intervention montre que le désaccord exprimé, même après avoir été atténué par Cathy elle-même, n’est pas ignoré ou refusé de NZ 168 , mais est bien intégré. En effet, NZ réagit sur l’argument phare émis par Cathy. Il semble finalement se souvenir qu’effectivement ils ont été nombreux dans le salon de l’époque :
Il montre son ralliement à Cathy en acceptant son argument, et en le confirmant par dʒiʃd e « c’est vrai ». La négociation arrive cette fois-ci à son terme : chaque locuteur a fait un pas vers l’autre. Cathy a partiellement accepté la critique de NZ tout en montrant son impuissance, et NZ a réparé son FTA en acceptant l’argument de Cathy. Par ce travail de réparation marqué par l’énoncé « c’est vrai », NZ montre qu’il s’est peut-être trompé, que ses souvenirs étaient finalement biaisés et qu’il s’aligne sur ce qu’affirme Cathy.
Kerbrat-Orecchioni (1984 : 237) propose quatre issues possibles à la négociation :
‘(1) L1 et L2 modifient leurs attitudes mutuelles, et parviennent à un compromis satisfaisant.Si la négociation s’était arrêtée à la paire adjacente, l’issue aurait été la deuxième proposée ici, avec un ralliement (même s’il est partiel) de Cathy. Mais la négociation se poursuivant un tour de parole supplémentaire, l’issue est finalement la première, basée sur une sorte de compromis. Les FTAs produits des deux côtés sont ainsi adoucis. Par ailleurs, nous n’observons aucune adaptation dans le tour de parole de NZ. Ceci peut être expliqué de deux façons. Tout d’abord, Cathy ayant produit plusieurs adaptations dans son tour de parole précédent et s’étant finalement ralliée à lui, NZ s’économise et reste dans son propre dialecte. D’autre part, étant donné que dans sa propre intervention NZ se rallie également à l’argument de Cathy, il ne produit pas d’autres efforts langagiers. Nous avons donc d’un côté un double ralliement : Cathy se rallie dialectalement et admet la critique de NZ, et de l’autre côté, un ralliement simple avec NZ qui finit par accepter l’argument de Cathy.
Il se produit dans ce tour de parole un nouveau glissement thématique. NZ ratifie le thème lancé par Cathy au cours de son désaccord (« nous avons été plus nombreux ») et le développe lui-même, en énumérant les personnes présentes lors de la précédente invitation. Il s’attarde alors sur le prénom du fils de Cathy et Martin et demande à Cathy la confirmation qu’il ne se trompe pas. Celle-ci rectifie l’erreur d’identité commise et en profite pour enchaîner sur un thème concernant son fils. Le glissement thématique continue, tout comme les adaptations produites. On en compte pas moins de 8 dans ce même tour de parole :
Comme nous pouvons le voir dans le tableau reprenant les adaptations (cf. Annexe VII), 4 sont totales, 3 sont partielles (c’est l’adaptation au niveau phonétique qui fait à chaque fois défaut, l’adaptation morphologique, elle, étant parfaitement réussie) et une d’entre elles se trouve être une forme qui n’est attestée dans aucune des deux variantes. Nous remarquons que les adaptations apparaissent seulement au moment de l’explication de Cathy 169 . Cette explication prend même une forme de justification : elle s’excuse de l’absence de son fils pendant les fêtes de Pâques en général 170 . Cathy se retrouve donc à réparer implicitement et indirectement, c'est-à-dire en reconnaissant une « faute » dont elle n’est pas directement responsable (sauf en tant que mère de la personne absente), une offense proxémique auprès de NZ et accompagne cette réparation d’adaptations, pouvant jouer là encore le rôle d’adoucisseurs de FTA. Mais l’offense soi-disant commise est absente de l’échange ou plutôt, elle est, pour Cathy, de par son caractère non verbal (absence de manifestation physique), implicite et déclenchée. Quand bien même cette absence systématique pour les repas de Pâques peut effectivement être considérée comme une offense pour le territoire de NZ, représentant de l’Eglise et éminente personnalité qu’il est très prestigieux de recevoir chez soi, Cathy ne peut que s’en excuser indirectement, partiellement et par anticipation. Indirectement, parce que ce n’est pas elle qui commet l’offense, mais son fils ; elle ne peut donc de par leur lien familial qu’en être solidaire 171 . Partiellement, parce qu’elle ne peut que s’excuser du comportement de Z en son nom, et ne peut le faire mieux que son fils lui-même. Et enfin par anticipation, parce que l’offense ne semble pas avoir été, à ce moment de l’interaction, identifiée par NZ. Jusqu’à ce que Cathy (offenseuse indirecte) la lui signale, NZ ne semble en fait pas en avoir pris conscience, donc ne s’en sent probablement pas particulièrement offensé. Cathy reconnaît donc les faits, les justifie et en demande ainsi implicitement le pardon (« faute avouée est à demi pardonnée »). Elle accompagne sa justification d’adaptations à la variante de NZ, comme pour adoucir l’offense commise : si elle s’exprime en arménien occidental, le FTA produit par l’offense sera peut-être moins pénible à avaler pour NZ. L’adaptation, à partir du tour 51 de Cathy, devient unilatérale. Cathy s’étant ralliée au dialecte de NZ, ce dernier ne fait plus d’efforts pour s’adapter.
Si nous regardons à présent la réaction de NZ à la réparation de Cathy, nous pouvons dire qu’elle n’est pas attendue. En effet, il ne réagit pas à proprement parler sur la réparation mais effectue une demande de précision sur un malentendu, un segment que Cathy a prononcé en français.
Il ne réagit pas sur l’offense causée par l’absence du fils de Cathy, mais sur un élément faisant partie de l’offense et qu’il a juste mal entendu. Il y a au total 4 répétitions du même segment « Lundi de Pâques » répartis entre Cathy et NZ et un complément d’information apporté par Cathy (« jour férié »).
L’hyperthème des travaux semble prendre fin à ce moment de l’interaction pour laisser sa place à deux brefs dilogues instigués par Martin qui opère alors une rupture thématique. Lors de la première paire adjacente (question/réponse), Martin montre à sa fille Julie l’objet qu’il a acquis en allant chercher NZ à l’église arménienne, pour le repas : il s’agit d’un porte-clefs vendu par le personnel de l’église. Ce dilogue entre le père et la fille est bref, mais il est à remarquer qu’il est purement produit en arménien oriental (cf. l’adjectif sirun et la copule ɑ).
Les quelques exemples étudiés jusqu’ici mettent en avant une autre fonction fondamentale des adaptations que Gumperz (1989) appelle la « désignation d’un interlocuteur » : « l’alternance sert à adresser le message à l’un parmi plusieurs interlocuteurs possibles » (Gumperz, 1989 : 75). L’alternance glossique ou le mélange de glosses, autrement dit tout effort fait en direction de la variante-cible, sert avant tout à montrer à quel destinataire direct s’adresse le locuteur. L’exemple cité ci-dessus montre également le procédé inverse, à savoir que la non-adaptation sert aussi à désigner un interlocuteur de la même variante. Mais nous verrons plus loin qu’il est également possible d’utiliser la variante-cible avec un locuteur partageant la même variante d’origine.
Concernant le second dilogue, il se déroule entre Martin et Cathy (qui semble avoir remplacé Julie), et est bien plus long (l.77-86) :
La première intervention de Cathy est entièrement produite en arménien oriental, ce qui paraît attendu, comme dans l’échange précédent, étant donné qu’elle s’adresse à un locuteur d’arménien oriental. En revanche, les trois interventions suivantes ont la particularité de ne pas être entièrement faites en arménien oriental.
Martin, le premier, produit une adaptation stylistique (c’est la seule) au niveau de la copule verbale, alors qu’il ne l’avait pas fait lors de l’échange avec Julie.
Puis c’est au tour de Cathy de produire une adaptation quelque peu particulière. En effet, nous ne l’avons pas prise en considération lors de la présentation théorique parce que celle-ci est purement idiolectale. Au fil de multiples enregistrements, nous avons constaté que Cathy produisait régulièrement, en contact avec des locuteurs d’arménien occidental, des adaptations au niveau intonatif. Il ne s’agit pas de réelles adaptations mais plutôt de modifications intonatives, qui pourraient être des sortes d’imitations, qu’elle effectue régulièrement lorsqu’elle a en face d’elle des locuteurs dialectalement opposés. Nous n’avons pas cherché à systématiser cette différence, qui demanderait une étude acoustique extrêmement fine, mais nous avons décidé de la souligner lorsqu’elle nous paraissait pertinente. Or, dans le tour de parole 81, il est certain que si Cathy s’était adressée uniquement à Martin, sans la présence de quelque locuteur OCC que ce soit, son énoncé n’aurait pas eu la même courbe intonative que celui-ci. Donc même si cette intonation n’est nullement caractéristique de la variante occidentale, l’utilisation qu’en fait Cathy montre bien une volonté d’adaptation, même si elle est faite par pure imitation.
Enfin, dans le tour 83 de Martin, nous remarquons des adaptations phonétiques sur trois items. Il s’agit de cas de mélange de glosses : Martin adopte la prononciation occidentale et garde la morphologie orientale.
Ce mini-dilogue, se clôturant par la demande de confirmation de Cathy (l.85), montre un phénomène intéressant. Bien que les locuteurs soient tous d’origine orientale, nous détectons la présence de plusieurs adaptations, qui seraient considérées comme marquées car inattendues si l’interaction était un « vrai dilogue oriental ». Or, la seule présence de NZ dans la situation de communication peut servir à justifier les quelques adaptations commises dans ce « faux dilogue » 172 . Lors de ces échanges, Martin et Cathy n’ont pas oublié la présence physique et auditive de NZ, qui suit (même si ce n’est que partiellement) l’interaction en cours. Même s’ils ne s’adressent pas directement à lui, ils produisent des adaptations pour le ratifier et le faire passer du statut de « overhearer » (selon la terminologie de Goffman, 1987), à celui de destinataire indirect, autrement dit de participant non ratifié à participant ratifié « unaddressed ». Voici le schéma proposé par Kerbrat-Orecchioni (1990 : 86) 173 reprenant les différentes catégories de récepteurs potentiels proposées par Goffman (1987), et adapté à notre situation :
Les adaptations de Cathy et Martin à destination de NZ jouent le rôle de propositions de ratification, d’invitation à participer à la conversation en cours. Il s’agit d’une nouvelle stratégie de politesse, formée de sollicitations à valeur de FFAs, qui cherchent à flatter l’interlocuteur et à lui donner une place dans l’échange, afin qu’il ne se sente pas exclu. NZ change donc involontairement de catégorie : on lui propose, en utilisant sa variante même partiellement, de participer à la conversation, ne serait-ce qu’en tant que simple auditeur. Si le dilogue allait jusqu’à se transformer en trilogue, ceci voudrait dire que NZ aurait, cette fois-ci volontairement, changé de catégorie et serait passé dans celle des destinataires directs.
Malgré ces appels à participation, NZ ne ratifie pas le thème proposé par Martin et n’intervient pas dans le dilogue. Il propose à son tour, en même temps que la demande de confirmation de Cathy, un nouveau thème, qui lui, principe de politesse oblige, sera immédiatement ratifié par les hôtes :
Ce thème est d’autant plus ratifié qu’il est constitué d’une question orientée (il s’agit en fait d’une demande de confirmation), à laquelle Martin répond immédiatement, abandonnant son propre thème. Il y a donc rupture thématique, produite par NZ. Il est d’ailleurs probable que de par son statut officiel (relation verticale) et son rôle interactionnel d’invité (relation horizontale), NZ mène en quelque sorte la « danse thématique » tout au long de l’interaction. Ses hôtes, selon les règles de politesse, sont attentifs à lui. La suite de l’interaction va le confirmer, mais nous pouvons d’ores et déjà dire que la plupart du temps, c’est NZ qui gère les thèmes, leur contenu, leur ratification, leur succession et leur durée.
En posant sa question, NZ ne produit aucune adaptation à la variante orientale, qui n’aurait pu qu’être phonétique d’ailleurs. La réponse apportée à NZ se construit successivement sur trois interventions :
Cette réponse collective faite par le couple à NZ est complète, complémentaire et personnalisée : parce qu’elle confirme la demande initiale de NZ, l’argumente (« je leur ai dit à huit heures ») et atténue les FTAs produits dans les assertions « oui », « eh bien oui », en lui offrant d’une part un choix pour calmer son impatience, et en ayant recours d’autre part aux adaptations dans sa propre variante. Ces dernières jouent à nouveau un rôle d’adoucisseurs dans des assertions qui auraient pu prendre des aspects d’ordre.
En analysant de façon linéaire les premiers échanges du corpus Pâques, nous sommes parvenue à dégager quelques catégories et fonctions possibles des adaptations. Nous nous proposons de les présenter en repassant par le niveau macro, car elles sont représentatives du corpus étudié. L’analyse précédente s’est avérée complexe parce qu’elle a pris en compte non seulement des facteurs externes, comme les caractéristiques des locuteurs ou de la situation de communication, mais également des facteurs internes à la langue, qui sont les caractéristiques linguistiques des deux variantes d’arménien mises en contact, et enfin des facteurs propres à l’interaction elle-même, c'est-à-dire propres à son déroulement et à son fonctionnement. Nous ne pouvions donc nous contenter de critères sociaux ou purement linguistiques pour expliquer le recours aux adaptations. Il nous a fallu regarder la structure de l’interaction, sa constitution en tours, échanges ou séquences, ainsi que les thèmes abordés et les actes de langage formulés pour comprendre comment et parfois pourquoi les locuteurs employaient les adaptations. Autrement dit, non seulement le contexte global de l’interaction (qui fait que certains locuteurs maîtrisant un ou plusieurs dialectes et entretenant un type particulier de relation, se retrouvent dans la même situation), mais également le contexte spécifique à l’interaction (appelé parfois cotexte, i.e. l’environnement verbal), c'est-à-dire son organisation locale et séquentielle, ont tous deux eu leur importance dans une étude comme la nôtre. Une telle prise en compte ne nous conduit pas « à une vision autonome [des adaptations] en interaction qui serai[en]t détachée[s] du contexte social ; le contexte social est lui-même considéré non comme externe à l’interaction (qui indexerait ou actualiserait certaines de ses composantes) mais comme étant reproduit, transformé, réélaboré de l’intérieur de l’interaction, dans son organisation même » (Mondada, 2007 : 177). En combinant ces deux types de contexte, nous nous inspirons de l’analyse conversationnelle en considérant les adaptations comme des ressources que les participants ont à disposition pour leurs activités interactionnelles.
‘[…] l’analyse conversationnelle se penche sur le CS [ici les adaptations] tel qu’il est exploité au sein des « méthodes » (au sens garfinkelien) par lesquelles les participants formatent leurs tours, coordonnent leurs actions, initient des séquences et s’alignent ou non par rapport à ce qui a été projeté dans l’action précédente. L’action est donc étudiée du point de vue des enchaînements séquentiels tels qu’ils sont localement organisés par les participants, chaque tour fournissant le contexte pertinent pour le tour suivant, et non du point de vue de « motifs » extérieurs qui guideraient les interlocuteurs (et qui seraient reconstitués par l’analyste indépendamment des actions des participants). (Mondada, 2002 : 176)’Le contexte « extérieur » permet de prédire et d’expliquer certains des comportements langagiers des interlocuteurs mais n’est pas suffisant en soi pour permettre de comprendre l’utilisation in vivo qu’ils font des adaptations, utilisation qui, pour être éclairée, doit nécessairement être complétée par les indices contextuels tirés de l’interaction.
En effectuant une analyse longitudinale à plusieurs niveaux sur les premiers échanges du corpus Pâques, nous avons dégagé des phénomènes qui, d’une part expliquent le recours aux adaptations, et d’autre part expliquent le non-recours aux adaptations ou plutôt le maintien de la variante d’origine du locuteur.
Nous avons choisi une numérotation des lignes, et non des tours de parole, dans le corpus (voir Annexe IV pour retrouver l’intégralité du sous-corpus transcrit).
Nous ne reprenons pas systématiquement les formes qui seraient attendues si le locuteur avait conservé dans son discours sa variante d’origine, étant donné qu’elles figurent à chaque fois dans le tableau Excel (voir Annexe VII).
C’est d’ailleurs bien ce qui est de mise pour les énoncés polis vs les énoncés impolis qui sont litotisés.
Nous retrouvons dans cette classification, trois grandes familles renfermant chacune leurs catégories : – réactions positives : accord et acceptation du compliment ; – réactions négatives : désaccord et rejet du compliment ; – autres types de réactions : déplacement, renvoi, demande de confirmation du compliment, contestation de la sincérite du complimenteur, réactions « infra-verbales », évitement du compliment.
Dans les cas où le compliment formulé concerne directement l’interlocuteur, sinon, si l’assertion évaluative porte sur un objet complètement extérieur à l’interlocuteur, selon les règles de politesse, ce dernier vient en « rajouter » et hyperbolise l’expression émise.
Laforest répartit les signaux dits back-channel, c'est-à-dire les signaux émis par les auditeurs pour manifester leur présence et montrer leur qualité d’écoute au locuteur, en trois catégories, selon l’importance de leur fonction : – les signaux à fonction d’accusé de réception, – les signaux à fonction de soutien, – les signaux à fonction de relance.
Traverso (1996), lors de l’analyse des conversations familières, distingue plusieurs cas de figure dans l’étude du désaccord :– Le locuteur est en désaccord, mais ne l’exprime pas. Il n’y a donc pas d’accrochage. – Le locuteur exprime son désaccord mais l’interlocuteur le refuse vs il l’exprime et l’interlocuteur le prend en considération.
Ceci étant dit, la première partie de l’énoncé (tʃɛ zɑrevɑndə [(0.5)] mɛr zɑrevɑndə zɑt'ik'in) n’aurait pu contenir que des adaptations phonétiques, les morphèmes étant commun aux deux variantes.
Etant donné que c’est un week-end prolongé, chaque année Z est absent à cette période.
Kerbrat-Orecchioni (1994 : 155) parle également dans sa typologie d’offenses indirectes mais dans le cas où l’interlocuteur « se sent solidaire de l’offensé » vs des offenses directes qui concerne directement l’offensé. Dans le cas que nous exposons ici, il s’agit d’une offense indirecte d’une autre forme, puisque la solidarité est établie entre responsables de l’offense et non entre victimes de l’offense.
Il s’agit d’un « faux dilogue », puisqu’il est produit en présence de plus d’un interlocuteur, et corrélativement d’un « faux dilogue oriental », c'est-à-dire un dilogue censé être produit en arménien oriental, à destination de locuteurs OR.
Il existe deux types de récepteurs : – les récepteurs ratifiés : parmi lesquels figurent le destinataire direct (addressed), c'est-à-dire l’allocutaire, celui à qui s’adresse principalement le locuteur vs le destinataire indirect (unaddressed) ; – les récepteurs non ratifiés (bystanders), qui sont de simples spectateurs d’échanges dont ils sont en principe exclus. Ils doivent montrer leur désintéressement quant aux paroles échangées au sein du groupe conversationnel. Parmi eux, on peut retrouver les « récepteurs en surplus » (selon Kerbrat-Orecchioni, 1990) ou overhearers (l’émetteur est parfaitement conscient de leur présence) vs les « épieurs » ou eavesdroppers qui sont de purs intrus qui écoutent le locuteur à son insu.