Un des premiers niveaux concernés par les adaptations est le niveau relationnel. En cherchant à savoir si les adaptations peuvent endosser un rôle dans le fonctionnement de la relation interpersonnelle, il apparaît après analyse qu’elles peuvent effectivement intervenir pour marquer d’une façon ou d’une autre la relation interpersonnelle entre les interlocuteurs. Au fil de l’interaction, mais également au fil des rencontres, les locuteurs vont se connaître de plus en plus et se sentir plus ou moins proches les uns des autres. Ils établissent et enrichissent ce que l’on appelle leur « histoire conversationnelle » commune. Leur relation horizontale (axe de la proximité/distance) peut alors être marquée par ce que Kerbrat-Orecchioni (1992) a baptisé des « relationèmes » (horizontaux) qui se manifestent soit de façon non verbale ou paraverbale (gestes, mimiques, regards, postures plus ou moins distants vs familiers ; intensité, timbre de voix, débit de parole…), soit de façon verbale par différents procédés, tels que l’utilisation des termes d’adresse ou la particularité des thèmes abordés et le niveau de langue utilisé. Ce dernier cas va particulièrement nous intéresser. Comme nous l’avons décrit précédemment, la situation que nous étudions contient certaines similitudes avec des situations dans lesquelles les locuteurs adaptent leurs registres de langue à leurs interlocuteurs.
‘Quant au niveau de langue utilisé, c’est toujours (malgré la polyvalence de ce marqueur) un excellent indicateur de la relation : en situation familière, on utilise une langue dite par métonymie « familière » […]. En situation formelle au contraire, on recourt à un langage soutenu, voire châtié […]. (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 56)’Dans une situation de contact de dialectes telle que celle étudiée ici, le choix de la variante arménienne, mais également le choix du registre 174 de la variante, se fait en fonction des participants présents dans l’interaction et auxquels on s’adresse. Les adaptations à la variante-cible sont donc bien des relationèmes verbaux qui ont pour but d’atténuer la distance entre les interactants. En utilisant la variante de l’autre (à bon ou mauvais escient), et ce même de façon ponctuelle, le locuteur a la volonté de se rapprocher de son interlocuteur. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici d’un cas de diglossie stricte au sens de Ferguson (1959) ou Fishman (1971) dans lequel les codes sont en distribution complémentaire, mais bien d’une situation pluriglossique au sens large, dans laquelle les glosses sont simultanément présentes, cohabitent et sont constamment mélangées. Donc même si les adaptations ne sont que ponctuelles, partielles (code-mixing) ou non attestées, leur utilisation affiche une volonté certaine (de la part de leurs utilisateurs) de marquer la proximité et de gommer la distance. En parlant comme l’autre, on essaye de s’en rapprocher.
L’emploi des adaptations par un locuteur affiche également une certaine marque de respect envers son interlocuteur dialectalement opposé. Cette fois-ci, c’est la relation verticale qui se trouve concernée. Tout comme la relation horizontale, celle-ci est graduelle, mais elle est en plus dissymétrique, pouvant marquer une certaine hiérarchie entre les interlocuteurs, qui peuvent se trouver, dans une interaction, en position « haute » ou de « dominant » vs en position « basse » ou de « dominé ». Ce rapport de places, qui dépend de facteurs internes (propres à l’interaction) et externes (propres aux locuteurs, à leurs statuts, leurs âges…) peut être géré par ce que Kerbrat-Orecchioni (1992) a appelé des « taxèmes » ou « relationèmes verticaux », en distinguant les taxèmes de position haute et les taxèmes de position basse. Ceux-ci peuvent être, comme les relationèmes horizontaux, de nature non verbale ou paraverbale (apparence physique, tenues vestimentaires, postures, regards, mimiques, gestes, mais aussi le ton de la voix par exemple) et de nature verbale. Parmi les taxèmes verbaux, les formes de l’adresse sont de bons indicateurs du type de relation qui existe entre les locuteurs.
Dans les corpus Pâques et Prêtre, NZ et le prêtre, locuteurs OCC, appellent Martin et Cathy (locuteurs OR) par leurs prénoms, alors que ces derniers appellent leurs invités par leurs appellatifs religieux (« Monseigneur » et « M. le prêtre »). Ces emplois dissymétriques de l’adresse, qui n’apparaissent pas dans le troisième sous-corpus Anna (où chacun s’appelle par son prénom ou son surnom), expriment une relation hiérarchique, qui peut être atténuée ou au contraire renforcée par d’autres moyens 175 .
Parmi les autres types de taxèmes recensés par Kerbrat-Orecchioni (1992), certains sont présents dans le corpus Pâques étudié en détail :
Au niveau des actes de langage, un locuteur peut marquer sa position haute en accomplissant un acte potentiellement menaçant pour la ou les faces de son interlocuteur, et se retrouver en position basse s’il reçoit un FTA ou s’en inflige un à lui-même. Nous reviendrons sur la description de ces phénomènes plus tard, puisque nous verrons que les actes de langage peuvent être accompagnés d’un choix de variantes particulier.
Un dernier type de taxème verbal va particulièrement nous intéresser. Il s’agit du choix de langue dans l’interaction.
‘En situation de plurilinguisme, le choix de la langue dans laquelle va s’effectuer l’échange a des implications décisives sur l’instauration du rapport de places. (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 82)’Dans des communautés plurilingues ou pluriglossiques, les variétés à disposition, qu’il s’agisse de langues, de dialectes, de glosses ou de registres de langue particuliers, peuvent être hiérarchisées, une variété étant dans des situations particulières plus prestigieuse qu’une autre plus populaire ou familière. On retrouve par là la notion de diglossie développée par Ferguson.
Dans la situation de contact de dialectes arméniens en contexte de diaspora, cette hiérarchie est particulière. En effet, comme nous l’avons déjà dit (cf. Chapitre 3), les Arméniens de la diaspora arménienne de Lyon cohabitent au sein d’une situation pluridialectale, mais sont personnellement monodialectaux pour la plupart. Ils forment alors deux sous-communautés (orientale et occidentale) dont les variantes représentantes entrent en contact lorsque les locuteurs se rencontrent. Cette situation de contact est alors en partie gérée, d’un point de vue externe, par les représentations langagières des interlocuteurs, par leurs connaissances et leur motivation, et d’un point de vue interne, par le déroulement de l’interaction et la place qu’ils y occupent. Si l’on regarde la situation socio-historique de la diaspora étudiée et les représentations langagières qu’ont les interlocuteurs de cette situation, il apparaît que la situation linguistique semble déséquilibrée et hiérarchisée pour tous les interlocuteurs OR interrogés, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord parce que les locuteurs OCC sont installés en France (et à Lyon) depuis plus longtemps qu’eux (ils font partie de la première vague de migration), mais aussi parce qu’ils ont été durant très longtemps (au moins jusqu’à la troisième vague de migration en provenance d’Arménie) numériquement supérieurs. Les Arméniens orientaux (présents dans notre corpus) ont ressenti dès leurs premiers contacts avec les Arméniens occidentaux, remontant à une trentaine d’années, la nécessité de s’adapter à leur variante. Ils ont perçu un décalage et, selon leurs témoignages, on leur a même fait comprendre qu’avec leur variante, ils se situaient en position basse et n’étaient pas compris. Pour ces raisons historiques, numériques et d’imaginaires sociolinguistiques, la situation pourrait sembler diglossique avec une variante dominante, qui est la variante occidentale (à utiliser au sein de la sous-communauté occidentale mais aussi lorsque les deux sous-communautés sont en contact) et une variante dominée, la variante orientale (à utiliser au sein de la sous-communauté orientale seulement). Or, il s’avère que lorsque les interlocuteurs de variantes différentes entrent en contact, la situation n’est pas aussi diglossique que prévue par tous les facteurs externes. Cette diglossie stricte est gommée au niveau de l’interaction pour laisser place à une dissymétrie plus fonctionnelle, apportée par les locuteurs eux-mêmes, selon les usages qu’ils font des codes à disposition. Le monodialectalisme (occidental) qui pourrait être attendu d’après les critères externes n’est pas actualisé dans l’interaction. Il n’y a pas de variante dominante : d’après l’étude quantitative que nous avons menée précédemment, nous n’observons dans nos données ni la présence d’une seule variante, ni l’utilisation plus abondante d’une variante sur les deux variantes attestées. En revanche, les taxèmes de position haute ou basse peuvent s’appliquer aux interlocuteurs selon les choix de langue qu’ils effectuent. En effet, un locuteur qui essaye d’utiliser la variante opposée se place en position haute (encore plus haute si l’adaptation est réussie) puisqu’il montre sa capacité à employer un autre code que son code d’origine (comme c’est le cas pour Cathy et Martin dans les trois corpus étudiés), alors qu’à l’inverse un locuteur n’effectuant aucune adaptation se place en position basse puisqu’il montre son incapacité à utiliser un autre code que le sien. Mais il est prudent d’apporter une nuance à cette dichotomie. En effet, dans les trois corpus étudiés, les locuteurs OCC tels que le prêtre (corpus Prêtre), Gilles (corpus Anna) ou VD et GD (corpus Pâques) ne s’adaptent pas, ce qui pourrait les placer en position basse car cela dévoilerait leur incapacité à se servir d’un deuxième code. Mais dans le cas de NZ (corpus Pâques) qui s’adapte, même s’il le fait de façon ponctuelle, ses non-adaptations ne sont pas à placer sur le même plan. Elles ne le mettent pas en position basse, et ce, pour deux raisons : tout d’abord parce qu’il lui arrive de s’adapter par ailleurs, il ne s’agit donc pas de douter de ses compétences, mais également parce qu’il incarne un statut prestigieux qui, de toute façon, le maintient en position haute et pourrait même le dispenser de toute adaptation. Ainsi le fait de ne pas s’adapter pourrait encore plus le placer dans une position haute (par rapport aux autres locuteurs qui ne s’adaptent pas).
Dans le fonctionnement du système des places, il est certes important de distinguer les marques extérieures et caractéristiques portées par les locuteurs, des marques utilisées dans leurs discours, puisque par exemple une position extérieure (institutionnelle) basse peut être réhaussée grâce à des marqueurs dans l’interaction (et vice-versa), ces marqueurs jouant alors le rôle de « redistributeurs de places » (Kerbrat-Orecchioni, 1992), mais il arrive également que les marqueurs extérieurs et intérieurs se confondent lorsque les seconds reflètent les premiers.
‘C’est dire combien l’interaction est un processus dynamique, où rien n’est déterminé une fois pour toutes ; en particulier, la configuration de l’échiquier taxémique se modifie constamment au cours du déroulement de l’interaction, et celui qui domine en un temps T1 peut fort bien être dominé en T2. Enfin et surtout, on peut fort bien dominer sur un plan, et être dominé sur un autre : il existe bien des façons d’occuper la position haute, qui ne vont pas toujours de pair. (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 48 et sqq)’Même si nous nous intéressons uniquement au phénomène des adaptations, il serait trop réducteur et même inexact de limiter le fonctionnement des places aux seules marques d’adaptation présentes dans le discours des locuteurs. Pour expliquer ce rapport de places, il faut donc prendre en considération le faisceau de marqueurs contextuels et discursifs dont les adaptations font partie.
Prenons quelques exemples pour montrer la complexité du rapport de places :
Les positions contextuelles initiales sont conservées ou modifiées (sans pour autant être inversées) par les marques du discours.
Etant donné que les adaptations demandent un certain investissement aux personnes qui les produisent, doublé d’une prise de risque (FTA pour leur face si l’adaptation n’est pas attestée dans la variante-cible), il semble pertinent de dire que plus les adaptations seront fréquentes, plus la volonté de se rapprocher de son interlocuteur (relation horizontale gommée) ou de lui témoigner des marques de respect (relation verticale maintenue) sera grande. Mais bien entendu, cette hypothèse dépendra des participants en présence. Dans les trois sous-corpus étudiés, les situations varient :
Dans les trois sous-corpus étudiés, Cathy, Martin et NZ sont les trois locuteurs qui, en produisant des adaptations, essayent de réduire les distances horizontale et verticale.
Dans l’étude longitudinale que nous avons menée, nous constatons que les adaptations peuvent être des marqueurs de relations horizontale ou verticale, mais elles peuvent également avoir d’autres fonctions, au niveau relationnel.
Dans ce travail, nous ne sommes pas allée jusqu’à exploiter en détail le choix du registre de la variante qui n’est pas toujours aisé à identifier.
En regardant le fonctionnement des pronoms personnels d’adresse (ou des morphèmes flexionnels de personne sur les verbes), nous observons également une utilisation dissymétrique : l’évêque et le prêtre tutoie Cathy et Martin (et Julie) et Cathy les vouvoie en retour. En revanche, même si Martin emploie leurs appellatifs religieux, il les tutoie tous les deux.