3.2.1.2. Les actes de langage

Au niveau relationnel, nous nous sommes également intéressée, dans notre étude longitudinale, à l’unité monologale de base de l’interaction, sur laquelle se fonde tout le système : l’acte de langage, qui prend place au sein de l’organisation structurale de l’interaction (modèle de l’analyse en rangs 176 ). Nous avons cherché à voir la place qu’occupaient les adaptations au sein de ces unités minimales de la conversation. Nous nous sommes alors rapidement rendue compte que ces adaptations jouaient un rôle dans le fonctionnement de la politesse. Les traces de la politesse sont omniprésentes dans les interactions, mais on peut aller jusque dans l’étude fine des actes de langage pour en déceler. En nous basant sur les travaux de Brown et Levinson (1978) et de Kerbrat-Orecchioni (1992, 2001), nous avons repéré dans le corpus Pâques un certain nombre de Face Threatening Acts (FTAs) et de Face Flattering Acts (FFAs) intéressants à analyser. Le but de notre étude n’est pas de décrire le fonctionnement des actes de langage, mais uniquement d’exploiter ceux qui contiennent un intérêt particulier permettant de justifier certaines fois le recours aux adaptations. Pour cette raison, les actes de langage ont uniquement servi de support à notre analyse et sont décrits au profit des adaptations.

Dans les données étudiées, il apparaît que les adaptations endossent essentiellement trois rôles différents au sein des actes de langage. Dans la plupart des cas, il est à noter que ce sont les actes de langage potentiellement « menaçants » ou « flatteurs » qui portent en eux des traces d’adaptations (partielles ou totales). En revanche, certains autres FTAs ou FFAs ne sont pas eux-mêmes directement porteurs d’adaptations, mais sont accompagnés d’un autre type d’acte de langage, qui lui, en contiendra.

1) Dans tous les cas, les adaptations peuvent tout d’abord jouer le rôle d’accompagnateurs (adoucisseurs ou renforçateurs) de FTAs, c'est-à-dire que les locuteurs formulent dans la variante de l’autre un acte menaçant, ce qui a pour but d’atténuer ou au contraire de renforcer la menace causée aux faces du destinataire.

Un acte potentiellement menaçant, effectué par un locuteur qui de surcroît le produit dans sa variante‑source, pourrait être perçu par l’interlocuteur dialectalement opposé comme une menace encore plus forte que s’il était produit dans sa variante-source à lui. Par exemple, si nous prenons le cas de la critique, il pourrait s’agir d’une sorte de double menace verbale : en effet, en plus d’émettre une critique, le locuteur la produit sans adaptation. Mais il est possible qu’un acte potentiellement menaçant produit avec une adaptation soit considéré comme une forte menace pour le récepteur. En effet, l’adaptation pourrait dans ce cas-là augmenter en quelque sorte la « compréhensibilité » du FTA produit, donc son impact. Dans les différents exemples relevés, les deux interprétations paraissent possibles, mais partant du point de vue des locuteurs adaptants qui souhaitent améliorer les relations entre eux, nous conservons l’interprétation consistant à dire que les adaptations jouent le rôle d’adoucisseurs de FTAs.

Pour atténuer son acte potentiellement menaçant, l’émetteur peut avoir recours aux procédés adoucisseurs. Parmi la batterie d’adoucisseurs qu’il peut avoir à sa disposition (que nous avons précédemment énumérés), deux possibilités retiennent notre attention :

  • émettre son FTA directement dans la variante-cible (c'est-à-dire un FTA adapté). Nous choisissons cette interprétation qui nous semble correspondre à l’interprétation des locuteurs, mais il serait également possible de considérer à l’inverse que l’adaptation, lors de la production d’un FTA est un procédé renforçateur de FTA (on augmente les chances de se faire comprendre de l’autre) ;
  • émettre son FTA dans la variante-source (parce qu’il ne peut faire autrement) et l’accompagner d’un autre acte de langage (par exemple une sorte de préface) qui est, lui, porteur d’adaptations à fonction adoucissante.

Les actes de langage qui sont concernés par l’une ou l’autre de ces possibilités et que nous avons relevés le plus fréquemment dans notre corpus Pâques sont les suivants :

a) La critique :

  • FTA adapté :

l.122-123 : la question de Martin recèle une critique implicite adaptée (partiellement) en arménien occidental.

Note 183. Pour le verbe savoir, il existe deux formes en arménien oriental : git’ɛl et imanal, mais nos locuteurs d’arménien oriental utilisent la plupart du temps dans leur discours oriental la seconde forme et réserve la première pour un usage plus soutenu et pour les cas d’adaptations. Pour cette raison, nous considérons la forme git’ɛl/kidɛl comme une adaptation lexicale lorsqu’elle est utilisée par les locuteurs OR.

l.198-199 : Cathy critique directement et en occidental le produit acheté par Martin. Elle s’adresse à la cantonade et choisit de le faire en occidental, comme pour adoucir sa critique.

  • FTA + AL adapté :

l.41-46 : NZ accompagne sa critique de préfaces adaptées.

l. 51-54 : Cathy accompagne sa critique d’un désaccord adapté (autre FTA) et de généralités.

b) Le désaccord :

  • FTA adapté :

l.51-54 : il s’agit d’une partie de l’exemple cité juste au-dessus.

l.198-205 : c’est l’intervention de Martin qui est intéressante ici et qui est produite après la critique de Cathy et la demande de confirmation de NZ  :

c) L’ordre :

  • FTA adapté :

l.87-94 : Ici, c’est l’intervention de Cathy qui nous intéresse. Comme nous l’avons déjà expliqué, sa réponse à la question de NZ vient compléter celle de Martin. Elle est déguisée en suggestion cachant ainsi un ordre implicite. Il y a donc deux types d’adoucisseurs : au niveau de l’acte de langage et au niveau de la variante utilisée.

Ces actes de langage potentiellement menaçants relevés dans le corpus Pâques sont donc porteurs d’adaptations ou accompagnés d’énoncés porteurs d’adaptations qui jouent véritablement le rôle d’adoucisseurs de FTAs. En utilisant la variante de l’autre, on atténue partiellement les menaces véhiculées. Notons simplement que la plupart des exemples contenant des adaptations adoucisseurs de FTAs sont produits par Cathy et Martin.

2) Les deux rôles suivants que peuvent incarner les adaptations portent sur les actes de langage « flatteurs », le pendant des FTAs. Tout d’abord, les adaptations peuvent jouer le rôle de minimisateurs de (auto-)FFAs 177 . C’est ce qui se passe dans le cas particulier du compliment. Lorsqu’un locuteur reçoit un compliment, une des possibilités de réaction qu’il a est de minimiser le FFA reçu. Il peut utiliser plusieurs types de minimisateurs (que nous avons rapidement présentés), et il a même la possibilité de les combiner entre eux. Mais une fois de plus, les seuls qui retiendront notre attention sont les adaptations.

l.5-8 : Cathy accepte le compliment reçu de NZ en le minimisant de deux façons : par le vocabulaire qu’elle utilise (litotisation) et par la variante qu’elle emploie (variante de l’autre). Nous avons largement détaillé le fonctionnement de cette paire notamment intéressante pour son cas de crossing, aussi nous n’y reviendrons pas. Elle reçoit le compliment de NZ et produit en échange un auto-FFA réactif avec minimisation par rapport à la formulation du FFA initiatif. On peut ainsi penser que l’adaptation va ici dans le sens de la politesse, en soulignant la « modestie » de la réaction.

l.143-144 : Martin parle d’un porte-clefs qu’il a acheté quelques instants plus tôt, ce thème occupe d’ailleurs l’interaction pendant un long moment. Martin est le premier à produire un auto‑compliment qu’il adresse à NZ (il s’agit d’un auto-FFA initiatif). Il l’émet comme pour se conforter dans le bon choix qu’il a fait lors de son achat, en demandant implicitement la confirmation de NZ à ce sujet. Martin produit cet auto-compliment en s’adaptant (à la variante de NZ), au niveau de la copule, pour minimiser cet acte auto-valorisant.

l.163-164 : quelques instants plus tard, Martin produit pratiquement le même auto-compliment (portant toujours sur le porte-clefs qu’il a acheté), comme pour se convaincre et convaincre les autres participants, après une critique collective du prix élevé, qu’il a vraiment fait un bon achat. Ici, l’adaptation à la variante occidentale peut certes véhiculer une valeur de minimisateur d’auto‑FFA, mais elle peut également servir à rendre l’énoncé accessible à tous, c'est‑à‑dire non uniquement accessible aux locuteurs OR (proposition de ratification d’un interlocuteur dialectalement opposé).

l.312-313 : après une question de NZ à propos d’un élément décoratif chez les H, Martin apporte des éléments de réponse en deux temps et produit un nouvel auto-compliment (qui porte sur un élément matériel décoré par Cathy) explicite. Et une fois de plus, pour l’atténuer, le rendre moins fort face à NZ (et certes plus accessible), il le produit entièrement dans la variante occidentale :

Le second rôle que peuvent endosser les adaptations est un rôle de renforçateurs de FFAs. Autrement dit, lorsqu’un locuteur produit un acte valorisant pour la face de son interlocuteur, il a la possibilité de l’accompagner de différents procédés permettant de le renforcer, donc d’augmenter son effet positif. Il s’avère que les adaptations à la variante opposée peuvent, là encore, se mettre au service de la politesse et remplir cette fonction de renforçateur. Les différents FFAs relevés dans le corpus sont directement porteurs d’adaptations. En voici quelques exemples :

a) Le compliment adapté

l.143-147 : nous observons ici un nouveau cas de crossing au niveau de la copule. Martin la produit en arménien occidental et NZ en arménien oriental, dans un énoncé identique. Les compliments (cf. ci-dessus) portent sur l’objet acheté quelques instants plus tôt par Martin. Chacun adopte la variante de l’autre, Martin pour minimiser son auto-FTA qu’il vient d’effectuer, pour le rendre moins fort, et NZ pour au contraire renforcer son compliment et marquer son accord « upgraded » (avec l’emploi de l’adverbe « très »).

l.191-192 : quelques instants plus tard, toujours à propos du porte-clefs, NZ réitère son compliment (qui porte une nouvelle fois sur un bien personnel de Martin) et le produit partiellement en arménien oriental, ce qui a pour but de montrer à qui il s’adresse, mais aussi de le rendre le plus accessible possible.

l.573-574 : Martin adresse un compliment cette fois-ci implicite à NZ pour le flatter et lui montrer son importance et son influence. En effet, il explique que partout (ou presque) où NZ se rend pour faire une communication, Julie y assiste. Martin produit cet énoncé complimenteur presque entièrement en arménien occidental, ce qui est un second « cadeau verbal » : en plus de le complimenter, il utilise la variante de son invité.

l.664-667 : dans la dernière partie du corpus, lorsque les hôtes accueillent le couple VD-GD, Cathy voit VD arriver avec un bouquet de fleurs et des chocolats plein les bras. Juste après les premières salutations, durant lesquelles il est fort probable que VD remette aux hôtes leurs présents, Cathy réceptionne les cadeaux et la remercie. Nous allons y revenir. Puis, après avoir produit un énoncé entièrement en français (l.661), dans le tour de parole suivant, elle produit un compliment adapté (avec une question) suivi d’un remerciement en français.

Le compliment est composé d’une auto-réponse anticipée (qui est le compliment explicite et direct) et d’une question, autre renforçateur (en plus des adaptations), le mettant encore plus en valeur. Les adaptations apparaissent dans le terme d’adresse (spécifique à la variante occidentale) et dans la question qui accompagne le compliment. Tous ces éléments ne font qu’intensifier le FFA émis par Cathy.

b) Le remerciement adapté

Les exemples de compliments adaptés sont relativement nombreux dans le corpus, mais il est également possible que les adaptations renforcent un autre type de FFA (pour la face de l’interlocuteur), il s’agit du remerciement. Deux exemples sont à cet égard intéressants à relever. Il s’agit des réponses au cadeau matériel apporté par VD, en début de rencontre.

l.657-658 : Cathy produit un remerciement indirect et implicite déguisé sous forme de question adaptée presque en totalité en arménien occidental, variante d’origine de VD. Cette question pourrait presque basculer du côté des FTAs, en prenant des allures de critique, s’il n’y avait pas le ton enjoué et les rires qui le conservent bien dans la catégorie des FFAs.

l.670-671 : Cathy poursuit son remerciement qui est une fois de plus implicite puisqu’elle fait ici l’éloge des fleurs qui lui ont été offertes. Elle accomplit son énoncé en produisant une adaptation lexicale qui ne fait que renforcer son remerciement et compliment.

c) L’offre adaptée

Un dernier type d’acte de langage peut se trouver porteur d’adaptations qui ont pour effet de renforcer son action valorisante auprès du destinataire, il s’agit de l’offre (verbale). Tous les exemples que nous avons relevés de ce cas sont produits par Cathy qui, en tant que maîtresse de maison, est attentive à ses invités, leur propose différentes choses et le fait quasi systématiquement en adaptant leur variante ce qui marque encore plus sa volonté de paraître polie.

l.128-129 : Cathy propose quelque chose à boire à NZ, et le FFA qu’elle produit est d’autant plus poli qu’il comporte un terme d’adresse (appellatif religieux) plaçant NZ en position haute, doublé d’une adaptation morphosyntaxique.

l.675-676 : dans cet exemple, Cathy s’adresse au couple VD-GD, invités nouvellement arrivés. VD remarque tout de suite les premiers changements effectués dans l’appartement, et Cathy propose de faire le tour du propriétaire ultérieurement, une fois la séquence d’ouverture passée. Elle produit dans son énoncé, trois adaptations pour mettre en valeur son offre mais aussi, très certainement, pour compenser un éventuel FTA qu’elle aurait produit en ne proposant pas une visite immédiate du lieu.

l.680-681 : Cathy souhaite la bienvenue à ses hôtes et leur propose d’entrer dans le salon. Nous avons ici un bel exemple de ce que Gumperz (1982) appelle la « réitération », dans sa classification des fonctions conversationnelles de l’alternance codique, puisque Cathy produit consécutivement la même forme verbale de politesse en arménien oriental puis en arménien occidental, pour bien mettre en valeur son message.

‘Il est fréquent qu’un message exprimé d’abord dans un code soit répété dans un autre, soit littéralement, soit sous une forme quelque peu modifiée. Dans certains cas ces répétitions peuvent servir à clarifier ce qu’on dit, mais souvent elles ne servent qu’à amplifier ou à faire ressortir un message. (Gumperz, 1982 : 77)’

l.751-752 : un peu plus loin, Cathy renouvelle sa proposition (entre temps, NZ a effectué sa bénédiction religieuse) et la complète en offrant aux invités de s’asseoir, tout ceci produit directement et uniquement cette fois-ci en arménien occidental.

l.776-779 : une fois la bénédiction terminée et tout le monde installé, Cathy propose un apéritif à ses hôtes. Ce qui est très intéressant dans ce tour de parole c’est qu’elle produit sa première offre intégralement en arménien occidental, ce qui renforce largement son FFA, puis la réitère toujours dans un énoncé en occidental, en remplaçant par le mot français « apéritif » une expression exprimée en arménien occidental juste avant, pour s’assurer de la bonne compréhension de tous. Cette fois-ci, l’exemple de réitération ne se passe pas entre les deux variantes d’arménien mais entre l’arménien (occidental) et le français.

Dans tous ces exemples d’adaptations jouant le rôle de renforçateurs de FFAs, il est intéressant de constater que toutes les productions langagières sont composées d’un « double cadeau verbal ». Autrement dit, non seulement le locuteur produit un acte valorisant pour les faces de l’autre, mais il le rend encore plus valorisant en l’adaptant à la variante de l’autre.

Notes
176.

Cf. les travaux de l’Ecole de Genève (Roulet et al., 1985).

177.

Dans le système de la politesse, les auto-FFAs sont des actes plus comparables aux FTAs qu’aux « allo »-FFAs, et les effets de l’adaptation ne sont pas toujours évidents à interpréter.