La fréquence croissante des contacts en diaspora pourrait augurer l’émergence d’une sorte de langue mixte (sorte de pidgin ou de créole) 189 regroupant des attestations existant en arménien oriental et en arménien occidental, mais un tel résultat n’est pas encore observé, loin s’en faut. En effet, la proximité des systèmes arméniens offre aux locuteurs un éventail de possibilités maximal pour leur permettre d’employer (de façon systématique s’ils le souhaitent) des formes appartenant à la variante opposée. L’apparition d’une telle langue mixte serait envisageable si certaines récurrences et régularités apparaissaient dans les pratiques langagières des locuteurs, mais il n’en est rien. Une langue mixte (appelée fused lect par Auer, 1998) serait une sorte de compromis entre les deux systèmes et résulterait d’un certain nombre de choix qui auraient été faits bilatéralement pour aboutir à un système unique simplifié. Ce qui ne paraît pas, dans le cas étudié ici, inconcevable en soi. Une grande partie de l’arménien étant commune aux deux familles dialectales ou en tous les cas aux deux standards les représentant, il s’agirait d’ajouter à cette base commune les éléments pour lesquels il existe une différence de formes ou de fonctionnement et de stabiliser leurs utilisations. Mais les usages individuels et collectifs que nous avons observés ne sont nullement stabilisés. Au niveau individuel, ceci veut par exemple dire que le locuteur qui possède, pour un même sémantisme, deux morphèmes différents parce qu’il a identifié celui spécifique à l’autre variante, utilise de façon irrégulière tantôt l’un, tantôt l’autre. Et il en va exactement de même au niveau collectif, c'est-à-dire au niveau de la co-construction du discours : une forme préférée parmi les deux possibles n’a pas été négociée et choisie par les locuteurs et n’est pas systématiquement utilisée. Les deux circulent aussi bien chez un même locuteur, que d’un locuteur à un autre. Les usages ne sont donc pas stabilisés et aucune institution de référence crédible en diaspora ou ailleurs ne s’est jamais proposée de discuter concrètement les modalités d’une amorce de fusion des standards. Donabédian (1994) évoque, à cet égard, la complémentarité qu’offrent les deux variantes, l’une (OCC) ayant une fonction de plus en plus symbolique (parce qu’elle perd ses locuteurs au fil des générations) au sein de la diaspora, lieu de nostalgie et de quête d’authenticité, l’autre (OR) ayant une fonction communicative assurée, étant donné qu’elle est la langue d’un pays et qu’elle véhicule une identité ethnique forte.
Une brève comparaison avec la situation linguistique de l’arabe parlé sous différentes formes dans les régions du monde dans lesquelles il est présent nous a permis de discuter le concept de pluriglossie, qui semble adaptable à la situation étudiée ici. Nous avons vu que l’arménien possédait deux standards (issus à l’origine d’une koïnê interdialectale) qui représentent chacun un certain nombre de dialectes. Ces derniers se différencient de leurs représentants en tant qu’ils contiennent certaines spécificités tant aux niveaux phonétique et morphologique, qu’au niveau lexical. Nous avons confirmé l’hypothèse selon laquelle les locuteurs adaptants utilisaient le standard opposé et non un des dialectes représentés. Pour cette raison, sans parvenir à faire constamment la distinction, il apparaît clair que nos conversations arméniennes contiennent plusieurs glosses, terme générique qui nous a permis de regrouper les standards et leurs dialectes répartis sur un continuum.
Il reste en revanche une distinction à apporter par rapport à la notion de diglossie. Nous avons précédemment expliqué en quoi la situation que nous avons étudiée n’était pas exclusivement diglossique. Tout d’abord, nous avons vu qu’au niveau micro, c'est-à-dire au niveau d’une situation de communication particulière, malgré ce que les facteurs socio-historiques laisseraient attendre, les deux variantes d’arménien n’étaient pas en relation d’opposition significative, qui sous-tend qu’une variante apparaît là où l’autre n’apparaît pas et endosse des fonctions que l’autre ne peut incarner. La plupart des locuteurs de la communauté arménienne de Lyon sont monodialectaux, c'est-à-dire qu’ils ne maîtrisent qu’un seul dialecte particulier représenté par un des deux standards. N’étant donc pas bidialectaux, même si la situation l’attendait, ils ne peuvent se retrouver en contexte diglossique strict, c'est-à-dire utiliser uniquement la variante opposée. De plus, les deux variantes d’arménien sont utilisées dans les deux sous-communautés arméniennes avec les mêmes fonctions et à des fins de communication identiques.
De nombreuses situations di- ou pluriglossiques sont décrites en montrant une répartition idéale et stricte des codes à disposition, selon les fonctions et les situations de communication, mais les multiples études s’intéressant à ces phénomènes ont montré que cette répartition ne pouvait être aussi figée en discours. Les locuteurs maîtrisant plusieurs codes ne parviennent pas à n’en utiliser qu’un dans certaines situation de communication : ils alternent et mélangent ceux dont ils disposent. Dans les interactions arméniennes étudiées ici, les locuteurs sont pour la plupart monodialectaux, ce qui fait que chacun se sert de sa variante dans une même interaction (puisque les fonctions occupées par les deux variantes sont identiques). Les locuteurs arméniens qui ont une compétence bidialectale, eux, se distinguent des situations classiques précédemment décrites par le fait que l’utilisation qu’ils font d’un second code (qu’ils maîtrisent beaucoup moins que le premier) est volontaire et stratégique et a plusieurs fonctions : maximiser l’intercompréhension (qui est assurée par la proximité des systèmes linguistiques en contact), montrer du respect à son interlocuteur, montrer son accessibilité et ses propres connaissances du système opposé à son interlocuteur…
Si nous ne sommes pas dans une situation pluriglossique au sens exclusif, nous sommes dans une situation qui en a certaines caractéristiques, à savoir l’existence et l’actualisation possible de plusieurs glosses au sein d’une même interaction par les locuteurs en présence. Cette situation fait apparaître tous les phénomènes spécifiques aux situations de contact de langues, tels que l’alternance codique ou le code-mixing.
Enfin, une dernière différence par rapport aux situations di- et pluriglossiques traditionnellement étudiées porte sur l’existence d’une hiérarchie entre deux ou plusieurs variétés. Nous avons tenté de montrer à quel point il était difficile de proposer une relation de ce type entre les deux variantes arméniennes, chacune ayant des raisons socio-historiques particulières d’endosser le rôle de variante dominante (vs variante dominée). La variante occidentale s’est imposée comme étant, dès les premières vagues de migration à travers le monde, comme la langue de la diaspora arménienne, servant alors de moyen pour réunir un peuple complètement éclaté. D’un autre côté, la variante orientale, malgré une arrivée tardive en diaspora, est la langue d’Etat en Arménie et possède un territoire de référence et des institutions qui la régissent et la pérennisent. Les deux variantes ont donc de quoi être en concurrence pour occuper la place la plus prestigieuse, et ce conflit potentiel ne se fait pas tant sentir au niveau des institutions de la diaspora qu’au niveau plus personnel des locuteurs : chacun d’entre eux a la volonté de prôner sa variante, mais est parfois freîné par les réactions des interlocuteurs de l’autre variante. Quel que soit le statut accordé aux variantes, ce qui va primer en réalité, c’est l’usage personnel et personnalisé que les différents utilisateurs en feront. Ce qui montre un décalage réel entre une domination fonctionnelle concurrentielle et une domination idéologique unique établie par les locuteurs.
L’économie des choix de langues ne dépend donc pas seulement des structures différentielles que proposent les codes en contact, mais également des facteurs sociaux incarnés par les locuteurs utilisant ces mêmes codes. Comme le disent Thomason & Kaufman (1988), ce sont les facteurs sociaux (externes) et non seulement les facteurs internes propres aux langues qui déterminent la direction et le degré des interférences. Ils prennent ainsi l’exemple des Grecs et des Turcs en Asie Mineure :
‘Turkish influenced Greek in Asia Minor because it was the Greeks who were under cultural pressure and (therefore) the Greeks who became bilingual. Greek could not have influences Turkish structurally (though lexical borrowing from Greek did occur in Turkish), no matter how much Greek structures might have favored such interference, when few Turks learned Greek and Greeks who shifted to Turkish were too few to introduce their learners’ errors into Turkish as a whole. And, in that particular context, Turkish influence was powerful enough to introduce morphological features as well as the more readily borrowed features of phonology and syntax into local Greek dialects. (1988: 19)’Pour le cas de l’arménien en situation de diaspora en France, les interférences entre les deux variantes se produisent en surface et ne sont pas intégrées dans l’un ou l’autre des systèmes. Certaines d’entre elles possèdent une explication et une motivation sociale, c'est-à-dire que l’utilisation de certains éléments provenant du dialecte opposé trouve sa justification dans l’histoire générale ou personnelle des locuteurs qui entrent en communication. D’autres fois, le recours à d’autres éléments s’explique à la fois par des critères sociaux et par des critères propres aux variantes, offrant à certains locuteurs des possibilités dont d’autres ne pourront bénéficier (c’est ce qui se passe par exemple au niveau phonético-phonologique). Autrement dit, ces interférences existent, elles sont rendues possibles par l’interaction qui se crée entre les deux systèmes placés en contact et qui sont par ailleurs des systèmes proches, mais elles ne sont que le fruit des pratiques langagières de certains locuteurs et ne sont pas encore influentes au point d’intégrer et donc de modifier les systèmes linguistiques en profondeur. Silva-Corvalán (1995) 190 reprend la même idée que Thomason & Kaufman quant à l’implication des locuteurs dans le contact des langues :
‘Le contact de langues peut conduire à des transferts au niveau pragmatico-discursif mais n’aboutit pas à l’introduction brusque de nouvelles structures qui causeraient des changements radicaux dans le système. Les changements se produisent petit-à-petit et peuvent conduire avec le temps et le prolongement de la situation de contact à des changements radicaux. Pour elle, la structure des langues impliquées, contrainte par des processus cognitifs et interactionnels, gouverne l’introduction et la diffusion des innovations dans les systèmes linguistiques. (Varol, 2001 : 89)’Si nous prenons l’exemple du morphème du présent qui est différent en arménien oriental (aux. BV-um) et en arménien occidental (gǝ BV), même si un locuteur possède les deux, il apparaît dans nos données de dialectes en contact qu’il n’utilise pas uniquement celle qui correspond à la variante opposée. Quand bien même nous trouverions un locuteur qui s’impose une régularité dans l’emploi de certaines formes adaptées, deux problèmes restent sans réponse :
Auer (1998) discute et compare trois phénomènes attestés dans des situations de langues en contact et très largement décrits dans la littérature. Il montre en les plaçant sur un continuum, comment on glisse du code-switching (CS) aux fused lects (FLs) en passant par le language mixing (LM). Il propose de considérer le continuum en fonction du degré de grammaticalisation. Autrement dit, plus les formes employées seront grammaticalisées, c'est-à-dire qu’elles seront moins sujettes à variation et plus contraintes par le système, plus nous serons dans un cas de fused lects. A l’inverse, plus elles auront un usage pragmatique, donc ne seront pas figées, réglées par le système et dépendront essentiellement de l’utilisation qu’en feront les locuteurs, plus nous serons du côté du code-switching.
‘[…] CS will be reserved for those cases in which the juxtaposition of two codes (languages) is perceived and interpreted as a locally meaningful event by participants. The term LM, on the other hand, will be used for those cases of the juxtaposition of two languages in which the use of two languages is meaningful (to participants) not in a local but only in a more global sense, i.e. when seen as a recurrent pattern. […] Stabilized mixed varieties will be called fused lects. (Auer, 1998: 1)’Ce que Auer appelle language mixing correspond à ce que nous avons appelé du code-mixing ou plus précisément du mélange de glosses. La différence par rapport à un FL réside dans le fait que les formes issues d’un mélange de glosses ne sont pas stabilisées et grammaticalisées. L’arménien fait donc encore bien partie de ce niveau dans le continuum. A l’inverse du LM, un FL pourrait, dans un cas extrême, être appris et utilisé par un locuteur monolingue, qui n’a pas besoin de connaître systématiquement les deux codes qui sont à l’origine de la fusion. Pour illustrer des cas de fused lects, Auer donne pour exemples le Michif (étudié par Bakker, 1997), mélange de crie (Cree) et de français, utilisé par une collectivité indienne du Canada, ou encore plusieurs dialectes romanis d’Europe (mélange d’allemand et de romani par exemple) 191 .
Dans l’analyse quantitative que nous avons menée, nous avons d’ailleurs tenté de faire la distinction, pour les adaptations mixtes (c'est-à-dire les adaptations produites simultanément sur plusieurs strates), qui représentent 38% de la totalité des adaptations effectuées, entre des cas de code-switching et des cas de code-mixing. Ainsi, parmi ces adaptations multi-strates, 30% ont été étiquetées comme étant des exemples de CS, c'est-à-dire des cas d’adaptations complètes, 54% des exemples de CM, c'est-à-dire des cas d’adaptations partielles, et 16% des formes qui n’étaient attestées ni en arménien oriental, ni en arménien occidental. Il nous est apparu que les cas de CS demandaient moins d’efforts pour les locuteurs adaptants que les cas de CM, puisqu’ils sont repris presque comme des items figés, appartenant globalement à la variante opposée. Les différents constituants de ces unités paraissent indissociables. A l’inverse, dans des cas de CM, le locuteur adaptant, en reproduisant partiellement des items appartenant à la variante opposée, s’est réapproprié certaines caractéristiques de la variante-cible, ce qui lui demande manifestement un degré de compétence dans cette variante plus élevé, et ce, même si l’adaptation n’est pas complète 192 . Or, il est intéressant de constater que les cas de CM sont les plus fréquents dans nos données (parmi les adaptations mixtes).
‘Compared to CS, LM seems to require a higher bilingual competence […]. On the continuum from CS to FL, the most balanced bilinguals are likely to be found here. (Auer, 1998: 10)’D’autre part, Auer (1998) ajoute deux phénomènes qui vont dans ce sens : un locuteur peut passer du CS au LM ou du LM aux FLs, mais le LM ne peut pas se développer en CS et les FLs ne peuvent se développer en LM. Il y a donc bien un sens sur ce continuum proposé et il est lié aux compétences des locuteurs.
Les pidgins et les créoles sont des cas particuliers de langues mixtes. Le procédé de pidginisation consiste à créer une nouvelle variété (véhiculaire) issue de deux (ou plus) variétés existantes et placées en contact dans certaines conditions, pour faciliter la communication entre deux groupes de variétés différentes. Et un pidgin qui possède des locuteurs natifs est appelé un créole. Ces cas de figure, représentant des systèmes stabilisés, ne reflétant pas la situation de l’arménien, nous ne les développons guère plus. Nous n’évoquons pas non plus le cas de l’emprunt (dans le sens de language borrowing) puisque là non plus, il ne reflète pas la situation de l’arménien. En effet, si les adaptations produites étaient de l’ordre de l’emprunt, ceci signifierait que sortis d’une situation de contact, les locuteurs, dans leur discours monodialectal, se serviraient de formes appartenant à l’autre variante. Il en serait de même pour des locuteurs non-adaptants qui seraient monodialectaux.
Citée par Varol (2001).
Pour le cas du romani, voir Friedman (2001) et Duka (2001).
A propos de la différence de compétence requise pour le CS et le CM, voir Poplack (1980), Backus (1996) et Bentahila & Davies (1995).