2. Systèmes en contact : le cas particulier des systèmes proches

Notre étude se propose d’enrichir les travaux menés sur les langues en contact. Nous avons tout d’abord tenu à montrer tout au long de notre recherche que le contact de langues était un phénomène qui n’existait pas dans l’absolu, mais qui était actualisé par l’intermédiaire des locuteurs. Nous pouvons dire que les langues sont en contact uniquement dans le cas où elles sont utilisées par les locuteurs qui eux-mêmes se trouvent en contact, dans une même situation de communication. Les systèmes linguistiques ne se retrouvent donc jamais en contact, ce sont les pratiques langagières des locuteurs, qui font un usage personnel du ou des systèmes qu’ils ont à disposition, qui se confrontent dans le même discours. Dans notre étude, nous sommes donc partie des systèmes linguistiques arméniens en les décrivant de manière contrastive, puis nous avons regardé l’usage qui en était fait en discours par des locuteurs, dont la caractéristique était qu’ils ne possédaient pas la même variante d’arménien.

Dans le domaine de la linguistique de contact, notre travail se distingue par le fait qu’il s’est intéressé au contact de systèmes proches 193 . La grande différence entre l’étude de langues et de variétés de langue est le fait que les premières sont basées sur deux systèmes linguistiques distincts, alors que les secondes ont une base largement commune. Ce dernier cas de figure offre à la fois et paradoxalement plus de possibilités d’adaptations, c'est-à-dire que la proximité des systèmes propose des possibilités d’adaptations qui ne sont pas ou sont rarement prévues dans le cas de systèmes éloignés, mais nécessite par ailleurs moins d’adaptations. En effet, s’agissant de systèmes proches, une des particularités qui les distinguent encore des systèmes éloignés est le degré d’intercompréhension qui, dû à la base commune, semble relativement élevé, même si bien entendu, il reste difficile à évaluer réellement étant donné que là encore il ne peut dépendre uniquement des similitudes qui existent dans les systèmes, mais surtout des locuteurs et des compétences que ceux-ci ont dans leur variante d’origine et dans la variante-cible.

Le schéma que nous avons proposé dans le cadre théorique, en partant des études de Hamers & Blanc (1983), s’avère n’être qu’en partie valable dans le corpus étudié ici et nous suggérons de le reprendre et de le mettre à jour, pour résumer les différentes configurations auxquelles un locuteur peut avoir recours dans une telle situation de contact :

La configuration la plus fréquente dans nos données est de loin la première. En revanche, le foreigner-talk et le broken-language ne sont pas des configurations attestées. Les deux variantes ne sont pas assez distantes l’une de l’autre pour qu’on parle sa propre variante de façon simplifiée ou pour qu’en parlant la variante de l’autre, on parvienne à une sorte d’interlangue sommaire. Quant aux concepts de CM et de CS, ils pourraient être alternés si nous nous basions sur ce que nous venons de dire concernant la qualité des efforts fournis par les locuteurs adaptants. L’ordre conservé ici illustre juste la présence de plus en plus forte du code voisin. Enfin, comme nous l’avons déjà expliqué aussi, nous n’observons jamais le dernier cas de figure (locuteur basculant complètement dans la variante opposée) 194 .

Par rapport aux systèmes non apparentés, la proximité des systèmes étudiés ici les rend mutuellement perméables, interpénétrables. Dans les travaux portant sur les langues en contact, les auteurs étudient de près les niveaux linguistiques sur lesquels les phénomènes de contact, tels que le CS, le CM ou l’emprunt, se manifestent. Ils semblent s’accorder sur le fait que le niveau lexical est le plus propice aux modifications langagières, c'est-à-dire que les lexèmes sont les unités les plus empruntables entre deux systèmes complètement différents. Ensuite, le système phonologique d’une langue paraît également relativement accessible (ceci dépendra bien sûr de la nature des langues qui sont en contact). A l’inverse, le niveau morphologique semble en général pour la plupart des auteurs, le niveau le moins ouvert aux emprunts 195 .

‘Morphology and syntax are clearly the domains of linguistic structure least susceptible to the influence of contact, and this statistical generalization is not vitiated by a few exceptional cases. On the other hand, lexicon is clearly the most readily borrowable element, and borrowing lexicon can lead to structural changes at every level of linguistic structure. […] And phonology is very susceptible to change […]. (Sankoff, 2002: 658)’

Thomason & Kaufman (1988) ont proposé à ce propos une échelle d’« empruntabilité » allant dans ce sens, c'est-à-dire qu’ils ont essayé de classer, en fonction de la fréquence et de la qualité des contacts entre des locuteurs de codes différents, les strates linguistiques et les phénomènes qui en font partie, des plus « empruntables » d’une langue à une autre à ceux qui sont les moins susceptibles d’être empruntés. Bien entendu cette échelle est à utiliser avec prudence puisqu’elle est sujette elle-même à variation d’un point de vue externe selon, comme nous venons de le dire, le nombre de contacts et la pression sociologique qui peut naître de ces contacts, mais également d’un point de vue interne selon le lien de parenté ou de proximité typologique plus ou moins fort qui existe entre les deux langues en contact. Toujours est-il que si nous appliquons cette échelle à notre situation de contact de dialectes, il s’avère que certains éléments qui sont adaptés (donc empruntés partiellement ou totalement à la variante opposé) relèvent des niveaux 4 et 5 de l’échelle qui en prévoit 5, c'est-à-dire des niveaux pour lesquels l’empruntabilité est fortement contrainte et les emprunts difficiles à réaliser : il s’agit des différences de prononciation au niveau phonético-phonologique, mais également au niveau morphologique, des marques casuelles différentes, des deux morphèmes du présent (oriental et occidental), ou encore des deux morphèmes de l’article indéfini.

‘(4) Strong cultural pressure: moderate structural borrowing.
Structure: Major structural features that cause relatively little typological change. Phonological borrowing at this stage includes introduction of new distinctive features in contrastive sets that are represented in native vocabulary, and perhaps loss of some contrasts […]. In morphology, borrowed inflectional affixes and categories (e.g., new cases) will be added to native words, especially if there is a good typological fit in both category and ordering.
(5) Very strong cultural pressure: heavy structural borrowing.
Structure: Major structural features that cause significant typological disruption: […] changes in word structure rules (e.g., adding prefixes in a language that was exclusively suffixing or a change from flexional toward agglutinative morphology) […]. (Thomason & Kaufman, 1988: 75-76)’

Weinreich (1953) explique que peu d’études ont décrit le transfert de morphèmes liés d’une langue à une autre, la littérature s’étant la plupart du temps focalisée sur le fonctionnement de ce type de morphèmes dans des systèmes unilingues (et fixes) et non dans des discours bilingues. Ceci étant dit, dans les langues européennes qui ont été étudiées, il a été montré que le transfert de morphèmes de type flexionnel était extrêmement rare. Il apparaît également que plus le morphème est lié (c'est-à-dire intégré), moins il aura de chance d’être transféré. Weinreich propose même un continuum pour ordonner les classes de morphèmes d’une langue 196 , des moins transférables aux plus transférables : il part du morphème flexionnel le plus lié, passe par les mots grammaticaux tels que les prépositions, déterminants et auxiliaires, pour arriver aux classes lexicales (noms, verbes, adjectifs, adverbes et interjections).

Ce continuum est relativisé dans le cas de systèmes proches. Ainsi, Weinreich ajoute qu’il semble plus fréquent que le transfert de morphèmes (même flexionnels) soit rendu possible entre des systèmes ayant de fortes similitudes structurelles, ce qui est le cas de l’arménien. Enfin, il contredit ce que d’autres, en disant que les adaptations morphologiques n’étaient pas possibles, ont affirmé de façon ferme. Il explique que le transfert de morphèmes de manière individuelle est tout à fait envisageable :

‘[…] a simple statement of the form “Morphologies can(not) be mixed” is premature at the present state of our knowledge. The transfer of a full grammatical paradigm, with its formant morphemes, from one language into another has apparently never been recorded. But the transfer of individual morphemes of all types is definitely possible under certain favorable structural conditions, such as preexisting similarity in patterns or the relatively unbound and invariant form of the morpheme. (Weinreich, 1953: 43-44)’

Notre étude s’intéressant à des systèmes proches contredit ainsi plusieurs des prédictions de la « linguistique de contact » traditionnelle, la plus importante étant celle qui annonce pour des systèmes opposés une faible empruntabilité de la morphologie. Nos données ont permis de mettre en avant les dimensions linguistiques les plus touchées par les adaptations. Si nous regardons le nombre d’adaptations toutes strates linguistiques confondues, il s’avère qu’avec 57% d’adaptations tentées, le niveau phonétique est le niveau le plus exploité par les locuteurs étudiés. Ensuite, contre toute attente selon la linguistique de contact traditionnelle, le niveau morphologique représente 26% de la totalité des adaptations. Puis, 15% des adaptations sont produites au niveau lexical. Enfin, loin derrière, 2% seulement se manifestent au niveau syntaxique. Pour compléter ces données, il est intéressant de rapporter le taux de réussite qu’occupe chacun de ces types d’adaptations : 71% des adaptations tentées sont réussies (vs 12% sont partielles et 17% sont non réussies) parmi lesquelles 36% d’adaptations phonétiques, 19% d’adaptations morphologiques et 15% d’adaptations lexicales (0% d’adaptations syntaxiques). Tous ces chiffres montrent entre autres choses l’importance que prennent les adaptations morphologiques, qui sont par ailleurs très souvent réussies. L’existence et la fréquence de celles-ci sont des preuves supplémentaires de la proximité des systèmes arméniens. En effet, le fait que la morphologie soit empruntable, et si souvent empruntée, montre une certaine souplesse dans l’utilisation des deux systèmes. Ce qui permet de faciliter le recours aux adaptations est le fait que les règles de découpage morphologique sont presque toujours identiques entre les deux variantes. S’ils sont bien identifiés et délimités par les locuteurs adaptants, les morphèmes sont interchangeables (pour ceux qui sont sujets à variation) 197 . Ainsi, la plupart du temps, ces locuteurs conservent une base nominale ou verbale commune et y accolent un morphème flexionnel spécifique à la variante opposée. Il est possible qu’il y ait un décalage entre ce qui se passe d’un point de vue descriptif et l’impression des locuteurs. En effet, nous n’avons pas vraiment de moyens de savoir si les locuteurs adaptants parviennent réellement à effectuer un découpage morphologique et à isoler et réemployer des morphèmes qu’ils attribuent à la variante-cible, ou bien si les unités sujettes à variation morphologique constituent pour eux des items indissociables, qui forment un tout. Après avoir été interrogés, certains semblent conscients de l’existence de certains morphèmes tels que –um ou gǝ, les deux morphèmes du présent (à ajouter à une base verbale), ainsi que certaines marques casuelles pour le nom ou le pronom, mais ces remarques sont très limitées, ce qui nous pousse à croire qu’à part pour ces cas emblématiques, ils ne perçoivent pas les distinctions et les limites morphologiques dans la plupart des items adaptés.

La base commune aux deux variantes ainsi que cette forte possibilité d’adaptations qu’offre la proximité des systèmes linguistiques étudiés permettent d’établir une sorte de continuum dialectal entre les deux systèmes. Nous nous sommes certes appuyée sur les deux standards arméniens, unités relativement stables (en tout cas plus stables que les dialectes) pour servir de base à la description des points communs et divergences des systèmes, mais nous avons pris en considération les variations dialectales présentes dans nos données, qui font partie des attestations réelles utilisées par les locuteurs en discours, sans qu’elles soient dictées par la situation. Ainsi, le glissement entre standard et dialecte est fin et souvent difficile à percevoir, ces deux systèmes étant constamment imbriqués. Les spécificités dialectales viennent tantôt remplacer les formes standards, tantôt les compléter. Pour toutes ces raisons, il ne peut y avoir de frontières strictes entre les deux systèmes arméniens. On passe d’un pôle à un autre en croisant un éventail de dialectes. C’est ce continuum dialectal qui permet une telle souplesse dans les possibilités d’adaptations, une telle perméabilité pour l’appropriation de certains phénomènes. Un tel glissement et une telle perméabilité ne seraient en aucun cas envisageables dans le cas de langues non apparentées qui n’ont aucun élément en commun.

Un autre phénomène a trouvé quelques éléments de réponse dans notre étude : il s’agit du phénomène d’intercompréhension qui, comme nous l’avons montré dans le cadre théorique (Chapitre 3), n’est là encore pas évaluable en soi. En effet, il ne peut dépendre seulement de la distance entre les systèmes mis en contact : il est avant tout lié aux locuteurs et aux usages que font les locuteurs des systèmes qu’ils ont à leur disposition. En observant donc les pratiques langagières des locuteurs, nous avons eu une preuve supplémentaire que les systèmes qu’ils exploitaient étaient des systèmes proches. En effet, quel que soit son niveau de connaissance de la variante opposée (et quand bien même les adaptations ne sont pas présentes pour faciliter le travail de communication), l’étude de l’ensemble de nos données a montré que le locuteur comprend une grande partie du discours de son interlocuteur. Rappelons que sur les 56% de formes adaptables (dans le sous-corpus étudié), 26% sont effectivement adaptées par les locuteurs contre 74% qui ne le sont pas. C’est sur ce dernier pourcentage que nous basons l’intercompréhension. Ensuite, en analysant plus spécifiquement le profil de certains locuteurs, il apparaît clairement qu’il existe un lien fort entre le niveau de compétence dans la variante d’origine et le degré de compétence dans la variante-cible. Autrement dit, les données montrent que plus un locuteur est compétent dans sa propre variante, plus il sera en mesure de s’adapter et d’utiliser des éléments qu’il aura identifiés comme appartenant à la variante-cible. Ainsi, une de nos hypothèses de départ (inspirée entre autres de Hamers & Blanc, 1983) portant sur l’interdépendance linguistique se trouve parfaitement vérifiée. A partir de là, nous sommes à même de proposer un continuum de compétence pour situer les locuteurs des plus monodialectaux aux plus bidialectaux (cf. p.442).

Notes
193.

Par rapport à ce que nous venons de dire, il faut ajouter une précision : nous nous sommes intéressée au contact de locuteurs qui ont des pratiques langagières issues de systèmes proches.

194.

Nous n’avons pas inclus l’utilisation du français, qui serait identique même au sein d’une même variante.

195.

Quant à la syntaxe, tout dépend là encore des deux langues en contact. Si la syntaxe est relativement identique d’un système à l’autre, ce niveau sera facilement empruntable. En revanche, si elle est complètement différente, elle se rapprochera du niveau morphologique, et sera tout comme lui, difficile à acquérir et réemployer.

196.

Il s’est intéressé essentiellement aux langues indo-européennes.

197.

Ce qui peut augmenter l’empruntabilité de la morphologie en arménien, c’est peut-être la présence de morphèmes agglutinants (ce qui est le cas pour le nom vs le verbe) qui sont, par rapport aux morphèmes flexionnels, relativement autonomes.