Qui alterne, qui s’adapte dans le cas de systèmes proches ?

Rappelons qu’une des autres caractéristiques du travail effectué ici qui le distingue une fois de plus des études classiques sur les langues en contact est le fait que tous les locuteurs observés sont en apparence monodialectaux. Il ne s’est pas agi d’évaluer de quelque façon que ce soit leur compétence de manière individuelle et isolée dans leur dialecte d’origine et dans le dialecte-cible, mais il était clair dès le départ que les locuteurs avaient une certaine compétence (différente les uns des autres en fonction de l’âge, du contact avec la variante…) dans la variante-source qui n’était en rien comparable à leurs éventuelles connaissances de la variante-cible. Il paraît certes extrêmement fréquent qu’il y ait, chez tout locuteur bilingue, un décalage dans la maîtrise des deux codes qu’il a à sa disposition, mais dans notre étude, ce décalage est bien plus marqué. Les nombreux travaux portant sur le bilinguisme ou la diglossie s’intéressent généralement à deux codes présents dans le quotidien des locuteurs mais ayant deux statuts distincts, soit établis par les institutions, soit contraints en partie par les locuteurs eux-mêmes. Ces statuts limitent et répartissent (dans l’idéal) l’usage des codes, et un des cas fréquemment étudié est par exemple celui dans lequel une langue est utilisée pour toutes les communications extérieures (langue du pays d’accueil) et l’autre langue est utilisée au sein de la communauté, entre des locuteurs de la même origine, voire au sein de la seule sphère familiale.

L’utilisation plus ou moins fréquente de phénomènes tels que l’alternance codique dépend bien entendu d’une série de facteurs spécifiques au contexte, à la situation de communication, ainsi qu’aux locuteurs en présence et aux compétences, capacités et motivations de chacun. La tendance, entre autre évoquée par Hoffman (1991), montre que dans une conversation de type informel entre des locuteurs bilingues qui entretiennent des relations familières, proviennent du même milieu socio-économique et partagent la même éducation, l’utilisation du code-switching est fréquente. En revanche, dans une conversation à l’inverse formelle, entre des participants qui ont peu de choses en commun, l’utilisation du code-switching est évitée et on privilégie l’emploi d’un seul code :

‘[…] factors relating to prestige, language loyalty and formality influence the language behaviour in such a way as to concentrate the mind of the speaker on trying to approximate or keep to monolingual standards. (Hoffman, 1991: 113)’

Autrement dit, il est possible que dans certains cas de situations bilingues, les locuteurs essayent de contrôler leur recours au code‑switching et de diminuer sa fréquence d’utilisation. Certains d’entre eux ne sont pas particulièrement perturbés par l’utilisation d’une telle stratégie, d’autres en revanche rejettent complètement l’usage de cette forme hybride de codes, qui leur paraît impure, sortie de toutes normes et qui est employée, selon eux, soit par paresse, soit par ignorance. Ce type de locuteurs est donc particulièrement intolérant à l’égard de ceux qui procèdent à des alternances.

Nos données contiennent une configuration bilingue par la présence du français (langue du pays d’accueil) et de l’arménien (langue commune aux locuteurs de la diaspora arménienne). Même si le lien des locuteurs avec le français a été tardif, il s’est établi sous forme d’apprentissage et/ou d’acquisition avec des contacts constants, indispensables et de toutes sortes avec la communauté d’accueil. Les enjeux étant complètement différents dans le cas de l’arménien, langue de diaspora, il en va tout autrement avec les dialectes arméniens. Les contacts entre les locuteurs de variantes différentes ont toujours été sporadiques, volontaires mais facultatifs. Il n’y a pas ce même caractère nécessaire et primordial de communiquer avec des interlocuteurs d’une autre variante pour vivre en diaspora. Les contacts permettent essentiellement d’entretenir le lien communautaire. Leur faible fréquence (toujours par rapport à des situations bilingues plus classiques) associée à la proximité des systèmes linguistiques mis en contact explique donc le fait que les locuteurs sont monodialectaux en profondeur et non bidialectaux mais qu’ils peuvent, de manière ponctuelle, apparaître comme bidialectaux en surface. Autrement dit, si au fil des rencontres, la base commune mise de côté, certains protagonistes arrivent à repérer, s’approprier et réutiliser certains traits caractéristiques de l’autre variante, alors nous pouvons dire qu’ils sont bidialectaux en surface, c'est-à-dire que dans un contexte particulier, ils activent les connaissances plus ou moins grandes qu’ils ont d’une variante avec laquelle ils ne sont que rarement en contact. Cela étant, même les locuteurs les plus compétents ne sont pas en mesure de basculer complètement dans l’usage unique de la variante opposée. Ils ont tous recours à l’alternance glossique ou au mélange de glosses. De plus, l’étude de nos données permet de mettre en valeur trois cas de figure possibles (répartis dans deux catégories distinctes) :

  1. Sur la totalité des données enregistrées, la tendance générale montre qu’il est tout à fait possible que les locuteurs de sous-communautés différentes d’arménien emploient chacun leur variante d’origine. Chaque locuteur conserve donc son propre dialecte, les interactions ne s’en trouvent pas pour autant altérées et l’intercompréhension n’en est que peu affectée. Ceci peut être expliqué par les points communs que possèdent les codes qui sont issus de la même langue, mais également par les connaissances qu’ont les différents protagonistes de la variante opposée (sans nécessairement la parler).
  2. Dans certains cas, il est possible de voir apparaître un certain nombre d’adaptations à la variante-cible. Les locuteurs ont alors recours à l’alternance codique et au mélange des deux codes qu’ils ont à leur disposition et qu’ils maîtrisent chacun à différents niveaux. D’après l’histoire de la diaspora arménienne établie en France et ses différentes vagues de migration (Mouradian 1995, Ter Minassian 1995, Donabédian 2001), rappelons que les Arméniens parlant la variante occidentale sont plus nombreux et sont implantés depuis plus longtemps que ceux maîtrisant la variante orientale. Au niveau macrologique, on s’attendait donc à ce que les locuteurs d’arménien oriental, identifiés alors comme une sous-communauté dominée, fassent plus d’efforts pour parler l’arménien occidental plutôt que l’inverse (ces efforts consistant bien entendu presque toujours en une adaptation partielle et non totale, avec le recours au mélange de glosses ou à l’alternance glossique). En cherchant à connaître l’orientation prise par les adaptations, nous avons vu apparaître trois possibilités :
    1. La plupart du temps dans nos corpus et pour différentes raisons (supériorité numérique, maîtrise…), une des deux variantes prend le statut de code dominant et est utilisée par tous les locuteurs, c'est-à-dire aussi bien par les locuteurs dont c’est le dialecte d’origine, que par les locuteurs dont c’est le dialecte-cible. Il s’agit de la variante occidentale. Les adaptations sont donc qualifiées d’unilatérales, c'est‑à-dire qu’elles ne se font que par le groupe de locuteurs d’arménien oriental à destination du groupe de locuteurs d’arménien occidental. Les locuteurs d’arménien oriental sont effectivement ceux qui s’en servent le plus (qu’elles soient réussies ou non) en employant ce qu’ils connaissent de la variante opposée, ce qui pourrait abonder dans le sens des contraintes socio-historiques générales exposées.
    2. Dans d’autres cas plus rares, il arrive que les deux groupes de locuteurs en présence s’adaptent mutuellement soit de façon alternative, soit de façon simultanée et nous parlons dans ce dernier cas de crossing, ou croisement des deux variantes. Il se produit alors des adaptations bilatérales (successives ou croisées), c’est-à-dire que chaque locuteur d’une variante fait un effort pour utiliser la variante opposée, si bien qu’en discours, la domination socio-historique d’une variante sur l’autre tend à s’effacer.

La cohabitation effective de ces trois cas de figure montre qu’il serait trop réducteur de vouloir définir une situation de contact de dialectes (et de langues) uniquement à partir de contraintes socio-historiques générales (niveau macrologique), et qu’il est nécessaire de la compléter en s’appuyant sur l’étude des multiples phénomènes qui peuvent apparaître au niveau micrologique. Les contraintes apportées par les systèmes linguistiques, ainsi que l’attitude et l’expérience des différents locuteurs qui entrent en contact ont montré que la répartition n’était pas aussi unilatérale que ce qu’une vision déterministe des contraintes socio-historiques laissait entrevoir.

L’originalité de cette situation de contact de dialectes réside dans le fait que l’utilisation du code‑switching (CS) ou du code-mixing (CM) est non seulement tolérée mais également appréciée des locuteurs. En effet, à l’inverse des cas classiques étudiés, les locuteurs n’ont pas de code commun à employer lorsqu’ils se trouvent réunis dans une même situation de communication, étant à la base tous monodialectaux, et ils n’ont pas non plus les compétences suffisantes pour utiliser entièrement le code opposé. Donc pour maximiser l’intercompréhension et pour montrer leur motivation à leurs interlocuteurs, certains participants utilisent du mieux possible, ponctuellement, des éléments appartenant à la variante opposée.

Dans les cas classiques d’alternance ou de mélange de codes, nous ne pouvons véritablement parler de stratégies puisqu’il apparaît que l’utilisation de ces phénomènes est certes la plupart du temps consciente, mais pas nécessairement volontaire. Dans notre cas particulier, l’utilisation de ces mêmes phénomènes est volontaire et stratégique, certains locuteurs étant persuadés que s’ils s’en servaient moins ou ne s’en servaient pas, leurs interlocuteurs ne les comprendraient pas. Ce qui montre bien un décalage entre la perception du système, c'est-à-dire les représentations langagières des locuteurs, et la réalité du système en lui-même.

Il apparaît qu’en plus d’être acceptées et estimées, ces stratégies sont aussi réparties différemment selon les situations : elles semblent plus abondantes dans les situations formelles (que les adaptations soient unilatérales ou bilatérales) que dans les situations informelles ou déséquilibrées numériquement, où justement, les locuteurs ressentent moins le besoin de faire des efforts.

Notre travail nous a permis d’illustrer une différence majeure concernant le recours aux phénomènes de code‑switching ou de code-mixing dans des situations de bilinguisme par rapport à la situation présentée ici. Dans le premier cas de figure, le recours à de tels phénomènes correspond au respect du principe d’économie ou de la loi du moindre effort qui suggèrent que les locuteurs utilisent en alternance ou de façon mêlée, les éléments des codes qui leurs sont le plus facilement et rapidement accessibles, même si l’utilisation de ces phénomènes est mal perçue par certains locuteurs. Dans le second cas analysé dans ce travail, le principe d’économie est mis de côté en faveur des règles de politesse et de respect de l’autre, qui demandent un investissement important et donc plus d’efforts de production, puisque le locuteur essaye d’utiliser un code qu’il maîtrise peu. Le locuteur produit donc volontairement, même si cela reste ponctuel, des formes appartenant à la variante opposée.

Enfin, en plus de certaines contraintes externes, il faut tenir compte des contraintes internes, qu’elles soient propres aux systèmes placés en contact ou aux locuteurs qui les utilisent. Comme l’évoquent Bourhis et al. (2000), dans une communication multilingue, les choix de codes sont influencés par trois facteurs importants que nous avons tentés de mettre en valeur et d’articuler ensemble tout au long de notre travail :

  • la compétence linguistique,
  • le désir d’augmenter l’efficacité de la communication,
  • les exigences normatives de la situation.

Les deux premiers facteurs sont indissociables. La compétence linguistique est ici double puisqu’elle prend en compte la compétence du locuteur ainsi que celle qu’il suppose à son interlocuteur.

Pour terminer, après avoir placé les locuteurs présents dans nos transcriptions sur des axes reflétant leurs compétences dans leurs variantes d’origine, nous avons finalement tenté de tous les regrouper sur un seul et même axe. Le but n’a pas été de juger de leurs compétences dans l’absolu, mais d’en rendre compte en contexte, les uns par rapport aux autres, à l’aide de l’observation de leurs pratiques langagières dans les données empiriques dont nous disposions. Nous avons donc constitué un double continuum que nous présentons ci-après, les deux extrémités représentant les locuteurs les plus monodialectaux dans leurs variantes respectives et le centre du continuum rassemblant les locuteurs qui sont parvenus à déployer une compétence bidialectale situationnelle.

A l’aide de ce schéma, nous constatons bien, comme nous l’avons précédemment mentionné, que les locuteurs les plus bidialectaux sont ceux qui maîtrisent le mieux leur variante d’origine. Les échelles sont relativement ressemblantes. La seule exception à ce phénomène est le cas du prêtre et il mérite d’être souligné. L’utilisation qu’il fait du système semble totalement hermétique à toute influence orientale, ce qui peut notamment s’expliquer par le côté normatif qu’il a conservé malgré (ou à cause de) ses fonctions qui le mettent en contact avec des croyants des deux sous-communautés arméniennes depuis presque trente ans. En cela, il se distingue de NZ (évêque de l’église arménienne). Une fois de plus, ce schéma nous permet de rendre compte de l’importance des facteurs individuels. Il serait probablement totalement différent avec des locuteurs ayant des origines et des profils différents.