Il nous a paru important de confronter les données authentiques recueillies et observées avec les impressions et donc les représentations langagières des locuteurs. Pour ce faire, nous avons complété les enregistrements du corpus par quelques entretiens informels.
La constitution d’une grammaire contrastive des éléments les plus attestés en discours des deux variantes d’arménien nous a donné les outils nécessaires pour mener à bien une étude quantitative complète de nos données. Tout au long de cette analyse et de son interprétation, nous avons tenu compte du décalage qui pouvait exister entre un système linguistique abstrait et nécessairement figé pour être exploitable et des formes actualisées en discours, appartenant aux locuteurs les produisant et spécifiques à la situation de communication établie. Les spécificités dialectales des locuteurs, qui ne sont pas prévues dans la grammaire contrastive, nous ont d’ailleurs permis maintes fois de relativiser et d’aménager l’utilisation d’une telle grammaire. Celle‑ci aura donc uniquement servi de référence ajustable pour tous les morphèmes relevés dans le corpus et qui nécessitaient une identification. Les cas ambigus, de flottements entre les deux systèmes ou de variations dialectales, ont systématiquement été traités à part.
Cette étude statistique nous a permis de comprendre comment fonctionnaient les adaptations dans une situation de contact particulière. En débutant un tel travail, nous avions cherché à savoir si, en fonction de certaines contraintes amenées par les systèmes linguistiques, des contraintes externes d’ordre socio-historique et enfin en tenant compte des impressions préalables des locuteurs, il était possible d’envisager un sens dans les adaptations, c'est-à-dire s’il était possible de dire qu’un groupe de locuteurs s’adaptait massivement plus qu’un autre. En l’occurrence, nous avons voulu savoir, d’après toutes les contraintes posées, si les adaptations par des locuteurs OR à la variante occidentale étaient aussi systématiques que prévues. Avant de répondre à cette question, nous avons traité les données de manière globale, puis par variante et par locuteur. Dans le sous-corpus étudié de manière fine, le premier résultat qui est apparu concerne le nombre d’items adaptés, toutes variantes confondues. Parmi les items adaptables (56% de la totalité des items), nous avons constaté que seulement 26% d’entre eux (161 items sur 605) étaient exploités par les locuteurs et donc effectivement adaptés. Par rapport aux possibilités de départ, ce pourcentage n’est pas très élevé, ce qui montrerait non pas une proximité relative des systèmes linguistiques que nous avons démontrée par ailleurs, mais la perception de cette proximité relative des systèmes linguistiques de la part des locuteurs qui s’aventurent peu sur un terrain qui leur est moins connu que leur terrain d’origine.
Le caractère divergent de ces manifestations linguistiques se voit donc renforcé par le fait qu’il existe un décalage certain entre la réalité linguistique décrite et les perceptions et représentations qu’en ont les locuteurs qui s’en servent. Mais nous avons vu que cet écart entre les deux variantes diminue considérablement si nous neutralisons les différences phonétiques.
Pour en revenir à la question initiale, même si, dans le sous-corpus étudié de manière fine et dans la totalité des données enregistrées, il s’avère que les adaptations produites par les locuteurs OR sont bien plus nombreuses que celles produites par les locuteurs OCC, il ne paraît pas pertinent d’affirmer pour autant qu’il existe une orientation dans les adaptations. Dans tous les cas, ce ne sont pas les différents types de contraintes décrites précédemment qui, à elles seules, permettent d’affirmer un tel phénomène. Si tel avait été le cas, ceci aurait introduit une systématicité dans les données, à savoir que tous les locuteurs OR ayant la même origine et la même histoire seraient à même de produire des adaptations lorsqu’ils sont en face de locuteurs OCC, et d’autre part, que tous les locuteurs OCC en contact avec eux, n’auraient pas à produire d’adaptations. Or il apparaît que ces deux contraintes sont contredites puisqu’à la fois tous les locuteurs OR (au moins ceux apparaissant dans nos données) issus de la même vague de migration ne s’adaptent pas, et tous les locuteurs OCC n’utilisent pas uniquement leur propre système pour communiquer avec eux. Les facteurs internes (systèmes linguistiques) et les facteurs externes préétablis (contraintes socio-historiques et représentations des locuteurs) posent donc certaines limites qui sont remaniées in vivo dans les pratiques langagières des locuteurs. Même si les données confirment le fait que la plupart des adaptations proviennent des locuteurs OR, les seules contraintes internes et externes ne peuvent suffire à expliquer cette tendance.
L’ensemble de ces analyses nous a enfin permis de voir comment se comportait chacun des locuteurs enregistrés, lorsqu’il se trouvait en situation de contact. Il est apparu que les adaptations produites par ceux qui en ont les moyens reflètent un cas particulier d’activité métalinguistique. Toute personne qui utilise « la langue pour parler de la langue » sait faire un usage métalinguistique de sa langue. Avec les adaptations, le locuteur utilise la langue de l’autre pour lui montrer, entre autres choses, qu’il peut la parler.
Le métalangage a largement été étudié entre autres par Rey-Debove (1978, 1997). Comme le précise Perrault (2006), le métalangage sous sa forme « spécifique » (vs générale), c'est-à-dire à visée scientifique, peut se réaliser sous trois formes : en discours sur le langage et les langues (observé en philosophie du langage ou en linguistique), en discours sur une langue en particulier (métalangage A sur une langue B, observé dans l’enseignement de langues secondes) et en discours réflexif (métalangage A sur la langue A).
Dans nos données, nous n’avons pas relevé de segments de discours qui soient vraiment à caractère métalinguistique, comme il est fréquent d’en trouver dans la littérature, dans des cas de communication étrangère exolingue. En revanche, nous avons repéré un usage métalinguistique implicite lorsque les locuteurs produisent des adaptations à la variante-cible. Autrement dit, ils ont repéré dans le système opposé les équivalents de certaines formes présentes dans leur propre système et montrent qu’ils peuvent les réemployer. Que ce soit au niveau phonétique, morphologique ou lexical, ils ont identifié certaines unités et ont saisi les différences de fonctionnement entre les deux variantes d’arménien, puisqu’il leur arrive de se servir de ces formes appartenant au dialecte voisin, pour exprimer une même signification. Par exemple, l’utilisation du morphème du présent, qui est totalement différent en arménien oriental (-um) et en arménien occidental (gǝ), est une adaptation relativement fréquente aussi bien chez les locuteurs OR que les locuteurs OCC. Ils ont donc adopté volontairement une unité faisant partie du système opposé : ils ont repéré que le sens était identique à celui attesté dans leur système, ont étiqueté la nouvelle forme à laquelle ils ont recours quand ils sont en contact avec des locuteurs de l’autre variante, et ils tentent de s’en servir dès que possible.
En ayant recours aux adaptations, le locuteur montre implicitement à son interlocuteur et de façon volontaire qu’il a conscience de la différence de variantes entre eux deux : il sait que son interlocuteur parle une autre variante que lui et en produisant des adaptations, il lui lance des signaux pour lui signifier qu’il a conscience de cette différence et qu’il la maîtrise dans une certaine mesure, selon ses compétences. C’est en cela qu’en faisant des adaptations, il produit un discours implicitement métalinguistique.
En étudiant alors en détail le contenu de ce discours métalinguistique, nous avons constaté deux phénomènes tout à fait intéressants :
Mis à part le cas de figure particulier de NZ qui s’adapte involontairement à certaines spécificités dialectales orientales, ces exemples ont le mérite de confirmer une autre des hypothèses suggérées dans notre travail. Nous avions suggéré qu’un locuteur aurait plutôt tendance à s’adapter au standard représentant la famille dialectale opposée qu’à un des dialectes. Nous en avons eu la confirmation à plusieurs reprises dans nos données. Par exemple, les locuteurs OR, qui sont ceux qui produisent de loin le plus d’adaptations (donc ceux qui seraient le plus exposés), ne font jamais usage de certaines spécificités dialectales occidentales. Par exemple, ils n’utilisent jamais le gor 198 (morphème du progressif) typiquement occidental ou des emprunts lexicaux au turc (iʃte, etc.). Par conséquent, les adaptants cherchent ce que le standard opposé a de plus différent, mais ne vont pas (ou alors ils le font involontairement) jusqu’à utiliser des formes qu’ils auraient identifiées comme typiquement dialectales.
Ceci illustre un décalage certain dont sont victimes les locuteurs adaptants et que ne connaissent pas les locuteurs non-adaptants. Tous les locuteurs OR que nous avons interrogés (même au-delà du corpus) s’accordent pour dire que, face à des locuteurs OCC, s’ils ne s’adaptaient pas, ils ne seraient pas compris. Or nos données ont l’avantage de montrer que les adaptations sont loin d’être aussi systématiques que ce que pensent les locuteurs OR, et qu’en plus, sans adaptation, l’intercompréhension est réelle. L’insécurité linguistique dont semblent victimes ces locuteurs OR remonte d’un point de vue historique à leur arrivée en France, en tant que nouveaux diasporiques. Ils nous racontent que lors de leurs premiers contacts et pendant de nombreuses années, les premiers membres OCC de la diaspora leur signifiaient de manière explicite qu’ils ne comprenaient pas le dialecte (celui d’Iran) qu’ils utilisaient. Il apparaît donc que leur insécurité linguistique remonterait à leur arrivée en France et serait liée directement à la perception des locuteurs OCC (de troisième et quatrième générations). Ces derniers se sont probablement sentis menacés par l’arrivée d’un dialecte qu’ils pensaient ne pas comprendre et ils ont ainsi pu rejeter leur propre insécurité linguistique sur les nouveaux arrivants, au lieu de se remettre en question ou de se rendre plus accessibles. Ce rejet peut s’expliquer par le fait que les locuteurs OCC issus de cette première vague de migration étaient par ailleurs en conflit identitaire. Le français prenant le dessus sur leur langue maternelle, certains n’ont pas hésité, pour accélérer leur intégration dans le pays d’accueil, à ne plus se servir de l’arménien occidental. C’est pourquoi il est possible qu’un contact d’une autre nature avec un dialecte fraîchement arrivé les ait inquiétés : ce nouveau contact les a confrontés à leurs propres représentations langagières et a révélé des préoccupations autres. Les locuteurs OR se sont donc retrouvés en position de devoir gérer leurs propres représentations langagières, mais également et de façon involontaire et indirecte, les représentations langagières et conflits identitaires de leurs interlocuteurs OCC. Les contraintes socio-historiques apportent donc un élément de réponse pour expliquer le comportement de certains participants, mais n’expliquent pas ce qui se passe réellement à un niveau plus micrologique, au sein des interactions. Le décalage est donc incontestable entre les représentations langagières des uns (OR, pensant ne pas être compris) et des autres (OCC, pensant ne pas comprendre) et la réalité d’une situation de contact dans laquelle les adaptations sont peu nombreuses et l’intercompréhension sans grand danger. Ces représentations langagières, prenant largement le dessus sur la situation réelle, ont entraîné le recours fréquent au français dans les interactions entre ces types particuliers de locuteurs, considéré alors comme une langue de compromis.
Le cas de NZ, locuteur OCC qui produit quelques adaptations, est à traiter à part, puisque de par ses fonctions religieuses, il a un statut tout à fait particulier, dont nous avons largement discuté au fil de notre travail. Ses qualités intellectuelles ainsi que ses contacts constants avec les différentes communautés arméniennes (celles de la diaspora et celle d’Arménie) lui ont offert une sensibilité certaine à d’autres dialectes. Quant à Gilles, autre locuteur OCC, ses adaptations (non enregistrées dans notre corpus) sont expliquées par sa situation personnelle (contact quotidien avec son épouse OR).
A ce propos, voir Donabédian (2001b).