Conclusion

Dans ce travail, nous avons décrit et analysé une situation de contact de dialectes particulière qui se déroulait en contexte de diaspora. Le cadre historique nous a permis d’exposer le fonctionnement de la langue et d’apporter les premières informations sur les origines des différences dialectales et sur les raisons socio-historiques expliquant la naissance des deux familles dialectales. Le choix du cadre théorique nous a ensuite permis de nous situer dans une littérature sociolinguistique extrêmement riche et de pouvoir poser les premières hypothèses sur notre objet d’étude, permettant de mettre en valeur les différents phénomènes qui peuvent apparaître dans des situations de codes en contact et ainsi de comprendre leur répartition et leur fonctionnement. Pour appliquer l’analyse sociolinguistique au cas particulier de l’arménien, nous avons longuement développé une partie linguistique (descriptive) mettant en contraste les deux variantes d’arménien. Nous avons établi des hypothèses portant uniquement sur les systèmes linguistiques, c'est-à-dire un certain nombre de prédictions envisageables en nous appuyant uniquement sur les possibilités et les limites des deux systèmes proches. Le travail sur corpus nous a permis de voir les manifestations réelles de la langue décrite, produites par différents locuteurs et donc dépendantes d’un certain nombre de contraintes sociolinguistiques. A partir de là, nous avons mené sur un sous-corpus une analyse statistique globale que nous avons affinée. Elle a mis en avant l’économie des choix de codes, avant de laisser place à une étude linéaire du même sous-corpus permettant d’expliquer le recours à certains phénomènes langagiers. A partir du moment où nous avons décrit les pratiques langagières des locuteurs, il n’a plus été possible de distinguer ce qui relevait de la mécanique des systèmes linguistiques en interaction de ce qui relevait de caractéristiques sociolinguistiques. Les uns servant d’explications aux autres, nous ne pouvions plus les dissocier.

Les données linguistiques et sociolinguistiques nous ont permis de faire un bilan sur le phénomène d’intercompréhension, en constatant que celui-ci était bien réel car, malgré le décalage qui pouvait exister dans la perception des interactants, son existence a été démontrée par la somme d’éléments linguistiques communs en discours (et non seulement en langue). Elle a également été renforcée par les conclusions générales tirées de l’analyse du corpus dans sa globalité : dans les diverses situations de communication étudiées, la tendance qui se dégage est celle des non-adaptations. Autrement dit, même lorsque chaque locuteur s’exprime dans sa variante d’origine, un bon degré d’intercompréhension semble maintenu. Les incidents qui peuvent handicaper la compréhension et surgir au cours du déroulement de l’interaction ne portent pas nécessairement sur la langue et ne sont donc pas, à ce titre, une spécificité des interactions plurilingues. Ils peuvent se produire également dans les interactions monolingues. Malgré cela, une nuance importante doit être apportée sur ce point. Le nombre d’éléments communs aux deux systèmes ne suffit pas à expliquer ce phénomène. L’intercompréhension constatée est par ailleurs directement dépendante à la fois du niveau de compétence des locuteurs dans leur propre variante et dans la variante-cible mais aussi de l’expérience qu’ils ont de la variante-cible. Il a ainsi été établi que plus un locuteur était expert dans sa variante, plus il montrait une sensibilité à la variante de l’autre, sachant repérer et même utiliser certains points différentiels du système. De plus, cette sensibilité est accrue par le nombre de contacts créés avec la variante opposée, mais aussi en fonction de la motivation des locuteurs. La combinaison de ces critères nous a permis d’établir un continuum montrant que les locuteurs connaissant le mieux leur variante, étant le plus souvent exposés à la variante-cible et étant les plus motivés pour capter les éléments divergents, sont les locuteurs les plus bidialectaux, alors que ceux qui ont le plus de difficultés dans leur variante et/ou sont peu motivés pour assimiler la variante opposée sont les locuteurs les plus monodialectaux.

Chez les locuteurs les plus bidialectaux, nous nous sommes focalisée sur le recours à un phénomène bien particulier, celui des adaptations. Ces interactants bénéficiaient d’une certaine compétence dans la variante opposée leur permettant de maximiser l’intercompréhension et d’assurer une bonne relation interpersonnelle. En effet, les adaptations (réussies) augmentent le nombre d’éléments communs aux deux variantes arméniennes. Il a d’ailleurs été constaté que, même si elles n’étaient pas très fréquentes, la plupart des adaptations tentées par les locuteurs bidialectaux étaient réussies, c'est-à-dire qu’ils parvenaient à produire des formes qui étaient partiellement et même totalement attestées dans la variante-cible. Quant à la relation interpersonnelle, il a été montré que les adaptations pouvaient être un exemple de stratégies discursives pour montrer tantôt du respect à son interlocuteur, tantôt des compétences personnelles, tantôt une certaine proximité. Ainsi, on tente d’utiliser la variante de l’autre pour lui montrer qu’on le respecte, qu’on est capable de parler comme lui ou qu’on a la volonté de se rapprocher de lui. A un niveau plus fin de l’interaction, au sein des séquences, échanges et tours de parole, les adaptations se sont révélées comme étant une possibilité de structurer le discours d’un point de vue organisationnel ou de marquer la relation interpersonnelle en enrichissant les stratégies de la politesse linguistique. En plus de chercher à savoir comment, où et par qui se manifestaient les adaptations, nous avons tenté d’expliquer pourquoi elles se produisaient. Nous avons aussi complété les éléments apportés par la situation de communication et l’interaction elle-même par, une fois de plus, des facteurs sociolinguistiques individuels, propres aux différents profils des locuteurs, ou plus généraux, décrivant la situation de la diaspora arménienne. De cette manière, nous avons mis à jour le décalage qu’il pouvait y avoir entre leurs représentations langagières, leurs compétences, les possibilités offertes par les systèmes et leurs productions réelles. Les représentations langagières sont guidées par les facteurs socio-historiques qui ont pu imposer une variante par rapport à une autre et engendrer ainsi les sentiments de sécurité ou d’insécurité linguistiques. Cela provoque le sentiment fort d’incompréhension dont sont victimes les deux sous-communautés de locuteurs arméniens étudiés (l’une convaincue de ne pas être comprise, l’autre persuadée de ne pas comprendre). Ces représentations divergentes de la réalité ont alors développé chez les locuteurs les plus experts certaines compétences pour acquérir, assimiler et réemployer quelques éléments de la variante opposée. Il a d’ailleurs été constaté, contre toute attente, que les éléments retenus du système voisin étaient ceux qui étaient les plus saillants, c'est-à-dire les plus divergents d’un système à l’autre, ce qui s’explique par le fait qu’il s’agit en fin de compte des éléments les plus emblématiques c'est-à-dire, par leur différence, les plus représentatifs du système opposé, et donc probablement les plus identifiables. Enfin, les productions réelles des locuteurs ont révélé des adaptations bien moins fréquentes que ce que pensaient les locuteurs, parce que moins nécessaires.

Ce travail offre un éventail de résultats applicables à différents niveaux : d’abord au niveau du fonctionnement de la langue arménienne en particulier et des systèmes linguistiques proches (vs non apparentés) en général que décrit la linguistique de contact, ensuite au niveau sociolinguistique tant en ce qui concerne les références culturelles sur le plan de la communauté arménienne que sur le plan des attitudes inter- et intra-individuelles et enfin, au niveau interactionnel tant sur le plan des relations entre les interactants que sur celui de l’organisation du discours.

Un point important reste à faire sur la méthodologie mise en place dans cette étude pour aboutir à l’ensemble de ces résultats. L’originalité de ce travail se situe dans le fait d’avoir constitué un corpus de données conversationnelles authentiques pour observer le fonctionnement d’une situation de contact de dialectes. Cet outil est largement exploité dans la linguistique de contact de systèmes non apparentés, mais ne l’est pas réellement dans l’étude de systèmes proches : les spécialistes privilégient le recours aux entretiens pour capter au mieux les variations produites par les locuteurs interviewés. De plus, ce travail s’est intéressé à toutes les strates linguistiques, puisque l’arménien contient des divergences à tous les niveaux, là où la plupart des études de dialectologie variationniste s’intéressent majoritairement aux différences phonétiques 199 , et parfois lexicales. Le pendant morphologique et les résultats qui y sont liés s’avèrent donc une nouveauté aussi bien dans les études de systèmes proches que dans celles de systèmes éloignés. Pour obtenir tous ces résultats à partir du corpus, une méthodologie fine empruntée à Mackey (1976), adaptée à notre situation et largement enrichie et approfondie a été mise en place pour traiter les données. Chaque item du corpus a été identifié et un traitement particulier a été accordé aux adaptations, ce qui a entre autres permis d’en connaître le nombre et de savoir quels locuteurs les réalisaient, de quelle manière et quelles étaient les strates linguistiques concernées. Nous avons conscience que l’analyse quantitative menée a une faible validité statistique et ce, pour deux raisons : tout d’abord parce que, par manque de moyens, l’analyse porte sur un sous-corpus restreint, mais également parce que le sous-corpus sélectionné n’est pas représentatif de la tendance générale d’une telle situation de contact, mais est spécifique. En représentant les adaptations produites par les locuteurs, il rend compte d’une situation marquée qui est précieuse d’un point de vue qualitatif. Aussi, l’une des possibilités de poursuivre ce travail serait d’adapter cette méthodologie à d’autres types de situations linguistiques.

Une première possibilité serait de poursuivre les recherches sur le corpus établi, en nous focalisant cette fois-ci sur l’alternance entre l’arménien et le français que nous n’avons pu aborder que dans les grandes lignes. Ceci permettrait de mieux comprendre à quels moments apparaît le recours au français.

Une deuxième possibilité serait d’élargir le corpus arménien actuel en recueillant des données de même nature dans d’autres villes de France ou dans d’autres pays connaissant une diaspora à deux sous-communautés, pour confirmer les tendances dégagées à propos du fonctionnement et de la répartition des adaptations.

Une troisième possibilité serait de confronter les données recueillies en situation de diaspora avec des données prises directement en Arménie, pays dans lequel les deux variantes ont des statuts tout autres. L’expérience que nous avons pu mener sur place 200 ne nous a malheureusement pas permis de recréer une situation de contact de dialectes. Les seuls enregistrements que nous avons pu effectuer se sont passés entre locuteurs d’arménien oriental 201 . Pour recueillir une situation de contact exploitable, l’idéal serait d’aller directement sur les lieux attirant des touristes OCC, comme par exemple le marché artisanal de Erevan : il pourrait être intéressant de recueillir des scènes d’achats et de négociations entre des touristes OCC (en provenance de France, des Etats-Unis ou encore de la diaspora occidentale implantée en Orient), et des marchands-artisans d’Arménie. Il serait par exemple intéressant de voir si ces locuteurs OR, à force d’être en contact depuis ces dernières années avec les touristes OCC, et pour faire marcher leur commerce, ont repéré les caractéristiques de leur système occidental, ou bien si la présence, dans leur conscience, de la langue d’Etat est tellement forte qu’elle exclut tout développement de sensibilité à une autre variante.

Enfin, une quatrième possibilité serait d’appliquer la méthodologie mise en place à une autre situation de contact regroupant des systèmes proches ou des systèmes non apparentés. La méthode mise au point à travers ce travail a une pertinence au-delà des données arméniennes : grâce à une analyse à la fois qualitative et quantitative, nous avons été capable d’étudier des interactions entre locuteurs de systèmes linguistiques proches. Une approche interactionnelle de la sociolinguistique permet d’effectuer une analyse qualitative du discours en interaction afin de mettre en valeur ce qui détermine en contexte les adaptations produites par les locuteurs. En réunissant, via un corpus de données authentiques, les facteurs systémiques, autrement dit les critères internes propres à des codes proches, et les facteurs sociaux, historiques et culturels, c'est-à-dire les critères externes propres aux locuteurs parlant ces codes-là, il est possible de comprendre comment fonctionne l’économie des choix de codes, c'est-à-dire quels sont les facteurs qui expliquent la répartition et l’utilisation des différents codes à disposition des locuteurs, et comment l’utilisation du code opposé est rendue possible.

L’analyse quantitative permet, quant à elle, de rendre compte, sur la totalité d’un corpus transcrit, de la répartition des différents codes. Nous pouvons voir ainsi la part occupée par les éléments communs aux deux systèmes employés par les deux groupes de locuteurs, la part occupée par les éléments spécifiques à chaque système et utilisés par les locuteurs du système correspondant, ainsi que la part occupée par les éléments appartenant au système opposé, employés par les locuteurs de la variante opposée. Dans cette analyse, il est également nécessaire de regarder les dimensions linguistiques ainsi que les catégories grammaticales les plus concernées par ces phénomènes d’alternance codique ou de mélange de codes, ce qui apporte des informations sur le degré de perméabilité effectif entre les systèmes ainsi que sur le degré de distance des éléments les plus employés par des locuteurs parlant la variante opposée.

Une des possibilités pour reprendre cette problématique portant sur l’économie des choix de langues serait alors de la transposer à une nouvelle situation linguistique. Par exemple, les variétés de français étant particulièrement nombreuses à travers le monde, il pourrait être intéressant d’appliquer cette méthode aux différentes situations de contact rencontrées. Ainsi, nous pourrions par exemple vérifier la validité de nos hypothèses en nous intéressant à des interactions se déroulant entre des locuteurs de français hexagonal et des locuteurs de français acadien, au Canada.

Nous pourrions non seulement étudier les facteurs définissant la situation sociolinguistique au Nouveau-Brunswick, mais également analyser les attitudes linguistiques et les pratiques langagières des Acadiens et décrire les caractéristiques de la langue orale (et écrite) en usage chez les francophones du Nouveau-Brunswick. Pour réussir ce travail, il s’agirait de reprendre et de compléter certaines descriptions existantes mettant en avant les points communs et les divergences entre les systèmes linguistiques des différentes variétés de français parlées au Nouveau-Brunswick et, dans un second temps, d’observer les pratiques langagières et les stratégies discursives des locuteurs maîtrisant une ou plusieurs de ces variétés en contact.

Plus généralement, il nous paraît important de retenir que quelle que soit la situation de contact étudiée, les facteurs contextuels et sociaux, c'est-à-dire ceux qui sont spécifiques aux locuteurs en présence (motivation, expérience dans sa propre langue et dans la langue voisine), ainsi que les facteurs internes à la langue doivent absolument être exploités dans leur complémentarité afin de mener à bien de telles études.

Notes
199.

Voir à ce propos les travaux de Trudgill (1986, 1974), Coupland (1984) et certains de Labov (1976).

200.

Nous avons effectué un séjour de recherche d’une durée de trois mois en Arménie.

201.

Même si nous avons enregistré des locuteurs dont les familles avaient quitté l’Arménie, qui s’étaient donc occidentalisées, mais qui avaient fini par revenir en Arménie, effaçant ainsi, au fil des années presque toute trace d’arménien occidental.