Première partie : Les territoires du risque volcanique au Japon

Introduction

‘"Quoi qu'on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière.
Mais c'est déjà beaucoup de n'employer que des pierres authentiques"
Marguerite Yourcenar, Carnet de notes des Mémoires d’Hadrien (1974).’

En fonction des paradigmes, des parcours individuels, des problématiques et des champs d’investigation, la définition simple du risque évoquée en introduction, jugée trop simpliste, trop floue voire impropre, a été complétée, réinterprétée, parfois délaissée au profit d’autres, radicalement différentes. Aléa et vulnérabilité, justement parce qu’ils sont des mots valises, permettent d’amener à bon port des significations plurielles, pour peu qu’ils soient utilisés en toute connaissance de cause, à la lumière des travaux critiques conduits sur le risque. Il convient surtout de reconsidérer leurs interactions et leur rapport à la catastrophe.

Pour Valérie November le lien établi entre le risque et la catastrophe est l’un des obstacles à la compréhension du risque 38. Cette dernière conditionne une approche centrée sur une manifestation visible et ponctuelle du risque, donc très imparfaite et incomplète. Selon ses travaux, nul besoin que la catastrophe se produise pour que le risque existe, et qu’il imprime sa marque dans le territoire :

‘« Fondamentalement, le risque peut être défini comme quelque chose de potentiel, qui ne s’est pas encore produit, mais dont on pressent qu’il se transformera en événement néfaste pour les individus ou une collectivité dans un ou des espaces donnés […] Certains risques s’insèrent « profondément » dans le territoire, dans le sens où il n’est pas aisé de les éliminer de l’endroit dans lequel il émergent. Ils imprègnent donc le territoire sur le long terme. […] Il est possible de noter une certaine répartition des risques dans le territoire. Il y a par exemple concentration de risques de différentes catégories dans certains lieux »39.’

Les quartiers urbains qui servent de cadre empirique à cette définition sont soumis à un seul ou tout un éventail de risques, tantôt le risque incendie, tantôt l’accumulation de risques sociaux, technologiques et naturels. Valérie November annonce ainsi son souci tout particulier de saisir le risque dans sa complexité, puisqu’en plus des représentations (« on pressent »), des catégories d’individus et des processus (« se transformera »), elle insiste sur l’existence de logiques territoriales du risque, rivé dans un territoire où il se concentre, se diffuse, se démultiplie.

On admettra de manière parallèle que le risque volcanique ne se réduit pas la catastrophe éruptive, et qu’il fait partie intégrante du territoire sans nécessairement se concrétiser. Bien qu’il soit trivial de le rappeler, ce risque volcanique, lui aussi, « imprègne […] le territoire sur le long terme ». Parce que son caractère de risque naturel est pour l’essentiel un bastion irréductible, il n’est pas injustifié de conserver une présentation des phénomènes à son origine en tant qu’aléas physiques, dotés d’une logique de répartition et d’occurrence qui leur est propre. Pour cette raison, il aurait été possible d’entamer l’étude du risque volcanique par l’aléa géologique, dans tout ce qu’il a de complexe et incontrôlable. Cette option, fidèle aux ouvrages classiques de géographie régionale dans lesquels la géographie physique ouvrait le bal, ne dépare pas non plus parmi les travaux sur les risques naturels qui débutent traditionnellement par cette entrée. Le CNFG explique d’ailleurs, dans sa bibliographie thématique sur les risques évoquée en introduction, que cette construction du propos reflète la formation des auteurs, pour la plupart géomorphologues « reconvertis » à l’interface. Cette progression suivrait enfin l’une des logiques fondamentales de la recherche, celle de la déduction, qui part du général, la configuration volcano-tectonique de l’archipel, pour aller au particulier, les éruptions historiques. Cette démarche linéaire qui part d’une cause (des phénomènes, facteurs de risque) pour en envisager les conséquences (un impact potentiel sur des enjeux considérés comme passifs) rend malaisé cependant un équilibrage et un véritable dialogue entre les données physiques et les données humaines.

Car réaffirmer que l’aléa volcanique a un rôle déterminant dans la localisation du risque n’empêche pas qu’au Japon comme ailleurs, le territoire imprégné par le risque soit défini et délimité par la manière dont la société empiète sur les espaces concernés. Exposés à ces aléas, les hommes peuvent contribuer à les modifier en partie, les subir, ou s’y adapter. Ainsi, les données du milieu sont indissociables de leur écho social et culturel, avec lesquels elles font système. Cette approche systémique est défendue par Patrick Pigeon :

‘« Si le phénomène risque peut être décomposé selon les deux groupes de paramètres que représentent les processus physiques d’endommagement et la vulnérabilité, ce sont les interactions entre ces deux groupes de paramètres constitutifs qui permettent d’abord de le définir et de l’étudier.[…] Le risque est la probabilité d’occurrence de dommages en raison de l’interaction entre de multiples paramètres humains, auxquels la notion de vulnérabilité, ensemble de facteurs qui favorisent l’endommagement, se réfère, et des facteurs physiques d’endommagement »40.’

L’analyse se focalise ici sur des interactions, combinant des états (une structure) et des processus (un fonctionnement), ce que souligne le terme « endommagement », choisi par Pigeon parce qu’il fait référence autant aux uns (le dommage, la matérialisation des contremesures) qu’aux autres (interactions entre facteurs de dommages)41. Cette approche donne du poids à l’action sociale, animatrice essentielle de ce qui peut déboucher sur une catastrophe, par l’urbanisation inconsidérée ou des politiques de gestion inadéquates. Cette définition s’intègre à celle qui fait du risque un « hybride 42», tel que l’envisagent la cybernétique et la cindynique – néologismes désignant une « science des systèmes » et une « science du danger » dont l’objectif est l’étude transdisciplinaire du fonctionnement des systèmes pour la première et des risques pour la seconde. Dans ce cadre, pour définir et étudier la complexité du risque, les interactions entre l’aléa et la vulnérabilité comptent autant sinon plus que ces deux éléments pris séparément, dans une approche holiste. Si les réalités matérielles, c’est-à-dire les aléas, ont constitué le point de départ des études géographiques du risque naturel, mettre en avant la rencontre des deux, aléa et vulnérabilité, permet en effet de se placer du côté social et non plus du côté matériel. L’approche n’est pas totalement nouvelle, preuve en est le retentissement contemporain de la célèbre analyse du séisme de Lisbonne (1755) par Rousseau, dans une lettre à Voltaire :

‘« Convenez que la nature n'avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul »43.’

L’idée de conjonction de l’aléa et de la vulnérabilité, a d’abord pour but de rétablir la « responsabilité sociale » face à l’aléa naturel. Ce que Lévy (2003) définit comme la coprésence, « le rassemblement et l’agrégation, en un même lieu, de réalités sociales distinctes », peut correspondre à cette conjonction. Il convient de préciser cependant que les réalités ne sont pas que sociales, surtout en matière d’éruption. Certaines réalités sont matérielles, « naturelles » (par exemple le volcanisme terrestre, le fonctionnement du cerveau) ou humaines (les écrits), tandis que d’autres sont de l’ordre de l’esprit (les représentations individuelles).

À ce titre, on peut rétablir la catastrophe comme l’un des fondements essentiels du risque, puisque le risque est aussi une catastrophe…vue de l’esprit :

‘« Le terme de risque fait en effet référence (pour le désigner, ou s’y référer, d’une manière ou d’une autre) à un danger qui n’est que potentiel, virtuel, qui n’a de sens que par rapport aux représentations de ceux qui pensent y être confrontés. Le risque « en soi » n’existe donc pas, il n’existe que relativement à un individu, un groupe (social, professionnel), une communauté, une société, qui l’appréhendent (par des représentations mentales) et le traitent (par des pratiques spécifiques). »44

Cette définition s’intéresse surtout aux facteurs d’individualisation de la notion de risque, en analysant des représentations et des pratiques qui diffèrent à l’échelle de l’individu ou du groupe, en fonction du territoire de chacun. Elle se veut une écoute sociologique et ethnographique des « discours inaudibles par les institutions »45. Elle inscrit le risque dans le domaine de l’idéel : le risque, c’est la catastrophe représentée, et la catastrophe est une matérialisation du risque. Si le risque n’a pas nécessairement besoin de la catastrophe pour exister, il lui emprunte une partie de sa cohérence et une certaine rationalité, parce que la catastrophe est expérience, et que ce qui s’est passé…peut se reproduire. Cette conception n’est pas sans logique, mais elle peut aussi enfermer les acteurs (les riverains, les experts ou les autorités notamment) dans des représentations erronées. Ils redoutent, attendent ou se préparent à un événement qui ne se produit pas, et la catastrophe survient lorsque ce qu’ils ne prévoyaient pas survient, sans s’y être préparés. L’un des meilleurs et récents exemples, dans le cas du Japon, pourrait être la catastrophe de Kôbe, qui a traumatisé un pays qui attendait au contraire (et attend encore) un séisme dans la capitale.

Plus que pour d’autres risques plus diaphanes, c’est d’abord l’éruption qui donne à voir le risque volcanique, parfois même, dans une certaine mesure, lui donne corps. La catastrophe permet de concevoir le risque. Pour cette raison, la démarche idiographique sera privilégiée, basée sur les phénomènes enregistrés. Cette progression permettra en outre au lecteur de se familiariser avec le terrain. Le chapitre initial de ce travail présente des éruptions historiques qui ont marqué l’archipel et leurs répercussions, contribuant à créer des territoires du risque. Ces études de cas seront suivies, dans un deuxième chapitre, de l’analyse des aléas volcaniques, tandis que la géographie de la vulnérabilité sera appréhendée au chapitre trois.

Notes
38.

Ibid, p. 238 sqq.

39.

Ibid p. 19-21.

40.

Pigeon (2002), p. 30-31.

41.

Ibid. p. 15, Pigeon (2005) p. 148.

42.

La notion d’hybride est d’abord employée par Latour, ou encore Larrère et Larrère, pour dépasser la dichotomie nature/société.

43.

Jean-Jacques Rousseau, lettre du 18 août 1756 à M. de Voltaire, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, La Pléiade, Gallimard 1969, p. 1061. Cet extrait est abondamment cité dans les études de vulnérabilité, notamment par Fabiani J.-L. et Theys J. (1987) : La société vulnérable : évaluer et maîtriser les risques, presses de l'ENS, 674 p. (p. 3).

44.

Coanus (1992) p. 15.

45.

Duchêne et Martinais (1996), p. 7.