2. Deux gestions de crise antinomiques

Les deux éruptions ont donné lieu à des évacuations généralisées, et ont eu lieu dans un contexte d’après Kôbe72 – une catastrophe majeure qui a pris de court le gouvernement73. Pourtant les modalités des deux crises ont été fort différentes. L’accessibilité des deux sites est paradoxale. Hokkaidô est traditionnellement indépendante et éloignée de Tôkyô, tandis que Miyake fait partie du même département que la capitale. Pourtant, une fois l’aéroport de Miyake hors service, il faut six heures de bateau pour y accéder, tandis que la desserte aérienne de Hokkaidô met la ville de Date, d’où s’est effectuée la gestion de crise, à moins de deux heures de Tôkyô. Cette proximité a permis à des membres du gouvernement central de se rendre à Date, près du volcan, pour organiser un PC de crise décentralisé et gérer l’évacuation au jour le jour, au plus près du terrain, sans pour autant être dans la zone de danger.

Figure 1-2 – Évolution du volume de SO
Figure 1-2 – Évolution du volume de SO2 émis à Miyake-jima depuis 2000 Mesurée en ppm (parties par million), la concentration de SO2 a atteint au début de l’éruption 0,945, à 4,5 km du cratère. Actuellement (2008), cette concentration oscille en moyenne entre 0,01 (voir moins) et 0,2 ppm (Cf. p. 274-75)

L’éruption de 2000 à l’Usu est la première catastrophe qui permet de mettre en pratique, avec succès, un dispositif théorisé après Kôbe pour décentraliser la gestion des crises et la rendre plus efficace75. Autour de l’Usu, les représentants de l’État76 et du département ont fait équipe avec des volcanologues qui travaillaient de longue date avec les autorités locales, et qui avaient la confiance des résidents. Ce PC de crise délocalisé77 a été mis en place dès le début de l’éruption, et a favorisé la rapidité de prise de décision, au lieu d’en faire porter la responsabilité, comme la loi fondamentale sur la prévention le prévoit, sur les seules épaules des maires78. Cette forme d’organisation, qui réintègre le maillon local dans un processus de gestion qui se veut désormais plus près du terrain, intervient dans un contexte de renouveau du pouvoir local, avec une nouvelle loi de décentralisation votée la même année, et le succès croissant des maires indépendants qui se présentent comme les «candidats des citoyens»79.

Carte 1-6 – Miyake-jima
Carte 1-6 – Miyake-jima

Source : d’après Kishôchô (2005)

Photo 1-4 –  « Ako Onsen, animé par le tourisme et la pêche ».
Photo 1-4 –  « Ako Onsen, animé par le tourisme et la pêche ». Lotissement d’Ako avant 1983 (panneau sur le site)

Photo M. Augendre (2005) ; source : Mairie de Miyake Mura

Photo 1-5 – Lotissement d’Ako recouvert par la coulée depuis le même point de vue
Photo 1-5 – Lotissement d’Ako recouvert par la coulée depuis le même point de vue

Photo M. Augendre (2005)

Il convient de souligner les bons rapports entretenus par l’équipe de volcanologues et les élus locaux. Les canaux informels de décision (cf. organigramme de la figure 1-3) qui ont fonctionné en parallèle aux procédures habituelles ont rendu plus fluide la prise de décision, et grandement aidé la délimitation pointilliste des secteurs à évacuer. Les bons rapports avec les journalistes, canalisés par des conférences de presse régulières et balisées, ont évité une partie des conflits qui surviennent fréquemment dans ce contexte80.

Carte 1-7 – Gestion de l’évacuation au mont Usu entre mars 2000 et 2001
Carte 1-7 – Gestion de l’évacuation au mont Usu entre mars 2000 et 2001
Figure 1-3 – La gestion de crise au mont Usu en 2000
Figure 1-3 – La gestion de crise au mont Usu en 2000
Photo 1-6 – Logements préfabriqués pour évacués à Abuta
Photo 1-6 – Logements préfabriqués pour évacués à Abuta

Photo M. Augendre, été 2001

Cette organisation a permis de limiter le plus possible la « double catastrophe » que constitue une évacuation, en redéfinissant presque au jour le jour la zone d’évacuation (carte 1-7), pour s’adapter le mieux possible aux développements de l’éruption. Ainsi, après avoir fait évacuer l’ensemble de la région comprise entre le lac et la baie, le poste central de crise a rapidement réduit la zone interdite au sommet du volcan et à la commune d’Abuta, puis à la seule station de Tôyako, une fois que le risque d’éruption sommitale a été écarté. En outre, avec l’aide logistique des forces d’autodéfense, certains résidents ont été autorisés à rentrer chez eux temporairement, à la journée, ou occasionnellement et sous escorte81. Certains riverains sont malgré tout restés logés plus d’un an dans des préfabriqués sans âme (photo 1-6) et la durée de l’éruption reste une période pénible pour la plupart des évacués.

À Miyake, tout ou presque est inversé. Si les premiers développements de l’éruption avaient été correctement estimés par les prévisions, l’éruption prend rapidement une tournure nouvelle et imprévue, avec une recrudescence de l’activité explosive, au moment où l’éruption semblait s’affaiblir. Aucun volcanologue n’avait anticipé l’ouverture d’une caldera82. Certains résidents inquiets commencèrent à quitter l’île, et un ordre officiel vida l’île de toute sa population. L’ampleur des émissions de soufre (jusqu’à dépasser 100 000 tonnes par jour à l’automne 2000, des quantités inconnues ailleurs au monde jusqu’à cette date) surprit autant la communauté scientifique que la population, surtout marquée par la coulée de lave de 1983.

Tandis qu’au mont Usu, dont le comportement présente de nombreuses récurrences, les volcanologues de l’observatoire auscultaient le volcan depuis 1977, organisant aussi l’information du public (notamment depuis la commémoration des cinquante ans de Shôwa Shinzan en 1995), la préparation des habitants de Miyake était minime – même si une partie de la population avait déjà dû évacuer une fois dix-sept ans auparavant. Après la fin de l’évacuation, des résidents continuaient de se plaindre des « experts » qui décidaient de leur sort sans être « du cru ». Leurs brèves visites sur l’île comme leurs rapides observations en hélicoptère n’étaient pas suffisants, aux yeux des évacués, pour leur permettre de comprendre la réalité de la situation vécue sur place. De plus, contrairement aux éruptions précédentes, la dernière phase d’activité du mont O-yama a détruit la forêt sur les flancs supérieurs du cratère et rendu inhabitable près de la moitié de l’île à cause d’émanations continues de gaz toxiques, ce qui n’était jamais arrivé dans les décennies précédentes.

Enfin, le déroulement de l’évacuation à Miyake n’a rien de commun avec sa consœur : les 4 000 insulaires ont été évacués pour la majorité à deux cents kilomètres de chez eux, dispersés en plein Tôkyô, et contraints de rester à l’écart de leur île pendant plus de quatre ans. Près des trois-quarts sont finalement rentrés, préférant vivre au quotidien avec les nuisances inhérentes à cette activité persistante, plutôt que rester évacués en ville (en l’occurrence la capitale)83.

Notes
72.

Anshin-Awaji daijisai 阪神・淡路大震災, « le grand séisme d’Anshin-Awaji ».

73.

Ogino (1999), p. 130 sq.

74.

Mesurée en ppm (parties par million), la concentration de SO2 a atteint au début de l’éruption 0,945, à 4,5 km du cratère. Actuellement (2008), cette concentration oscille en moyenne entre 0,01 (voir moins) et 0,2 ppm (Cf. p. 274-75)

75.

Koizumi (2005), p. 88.

76.

Inclus des membres du comité de coordination pour la prévention des éruptions, le CCPVE (Cf. p. 181).

77.

Il a été surnommé « mini Kasumigaseki », parce qu’il reproduisait en province l’organisation du gouvernement central – implanté à Tôkyô dans le quartier du même nom.

78.

Les textes de lois principaux sont indiqués en annexe.

79.

Asahi Shimbun (2002).

80.

Peterson (1988).

81.

Koizumi, ibid.

82.

Aramaki (2005), p. 95.

83.

Cf. Perrin (2008) pour l’analyse détaillée de cette évacuation.