3. La fragmentation tectonique

L’ensemble de l’archipel est une frontière tectonique née de la convergence entre l’Asie, continentale et le Pacifique, océanique. La subduction entre les deux donne naissance à un archipel volcanique, l’arc insulaire. Sa géodynamique est une manifestation superficielle du système de convection profonde du globe, qui commande les mouvements horizontaux et verticaux des plaques. Le déplacement de celles-ci, ainsi qu’une importante déformation de la lithosphère de l’arc insulaire lui-même, expliquent la configuration actuelle114. La forme arquée de l’archipel résulte du morcellement des plaques, deux plaques océaniques venant converger de biais vers le continent. L’essentiel de la présentation qui va en être faite provient de la thèse de géodynamique de Stéphane Mazzotti (1999), une étude des déformations de l’archipel associées au contexte convergent.

Une marge tectonique active se manifeste d’abord par sa fracturation et sa séismicité superficielle. Il s’agit d’une zone de largeur limitée, où les failles sont nombreuses et orientées selon une direction préférentielle et où les séismes sont fréquents et de forte magnitude. Au contraire, un secteur non compartimenté et faiblement sismique indique une portion stable et homogène de la croûte. Selon ces signaux, apparaissent nettement autour du Japon deux plaques océaniques, celle du Pacifique et celle des Philippines. Ces plaques océaniques plongent vers l’ouest sous la lithosphère continentale. Plus denses et plus mobiles que celle-ci, elles se déplacent vers l’ouest à une vitesse relative de 4-5 cm/an (plaque Philippines) à 9-10 cm/an (Pacifique).

Dotée d’une sismicité plus diffuse, la plaque Eurasie était considérée dans les années 1970 comme uniforme et se terminant à la limite des deux précédentes. Si la moitié sud du Japon, arc des Ryûkyû inclus, fait bien partie de l’Eurasie, un modèle lithosphérique plus récent (NUVEL1, modifié115) sépare Hokkaidô du reste du Japon pour l’intégrer dans la plaque continentale nord américaine. Depuis les années 1980 et 1990, la limite de cette plaque est discutée (cf. carte 2-1) : passe-t-elle à travers Hokkaidô, le long de la chaîne centrale de Hidaka 日高山脈, ou bien partage-t-elle Honshû en deux moitiés, le long d’une ligne tectonique transversale ? Nakamura et al. (2005) acceptent les deux hypothèses conjointement et proposent l’existence d’une « microplaque Japon nord-est », allant de cette coupure médiane de l’archipel jusqu’aux environs du mont Usu (carte 2-4).

Le faisceau de failles d’Itoigawa-Shizuoka 糸魚川静岡構造線coupe l’arc japonais en deux au niveau des départements de Niigata 新潟県et Shizuoka 静岡県. C’est une cassure majeure de l’archipel, qui constitue la bordure occidentale de la Fossa Magna 116, structure effondrée majeure qui court de la péninsule d’Izu à la plaine de Niigata. Cette fosse peut être assimilée à une charnière entre les deux portions d’arc du Japon. Elle se serait ouverte au plus tard durant le Miocène. À son niveau, se concentrent les déformations de l’archipel. Elle est remplie de sédiments et de roches volcaniques anciennes, chapeautés de volcans quaternaires. La bordure orientale de la Fossa Magna est composée par les montagnes du Kantô occidental.

Carte 2-4 – Distribution des plaques tectoniques autour du Japon
Carte 2-4 – Distribution des plaques tectoniques autour du Japon

D’après Nakamura et al. (2005), p. 26.

Plusieurs interprétations récentes ont introduit une sous-plaque Amour s’écartant de l’Eurasie à partir du rift du lac Baïkal, et une sous-plaque Okhotsk en rotation horaire par rapport à la plaque nord américaine117, pour mieux rendre compte des enregistrements sismiques. Leur existence indépendante semble admise mais il n’y a pas de consensus quant aux limites et aux mouvements de ces microplaques continentales telles que les modèles les décrivent. Ces divergences s’expliquent en partie par les lacunes de données sismiques sur la partie continentale, mal connue. L’emploi de méthodes et de modèles différents, ne donnant pas de résultats cohérents, pourrait aussi expliquer les contradictions. Le principal motif de la controverse pourrait être le fait que le Japon « ne fait pas partie d'une plaque tectonique rigide mais agit plutôt comme une zone tampon entre les plaques principales Pacifique, Philippines et Amour118 ». Il est donc difficile d’inclure l’archipel dans une seule plaque rigide comme le font les modèles usuels. Dans l’une des dernières synthèses sur la région, Apel et al. (2006) écrivent dès l’introduction :

‘« L’Asie du nord-est est l’une des dernières frontières de la tectonique des plaques au monde. Les limites entre plaques nord américaine et eurasiatique sont incertaines, et restent énigmatiques en raison de la possible rotation indépendante de microplaques plus petites […] à l’intérieur des zones de bordures plus vastes. Elucider la cinématique actuelle de la région est encore compliqué par une déformation dominée par la subduction à l’est, et un faible mouvement de plaque différentiel à l’ouest, résultant en une sismicité diffuse et sporadique qui brouille les frontières de plaques ».’

Cette configuration morcelée en plan se traduit en coupe par une subduction variable du nord-est au sud-ouest du Japon. La figure 2-1 montre en coupe le rifting d’arrière-arc depuis son origine connue, 25 Ma. Les deux parties nord –où la déformation est localisée - et sud – où elle est plus distribuée -connaissent des évolutions différenciées.

Au nord-est, la fosse du Japon progresse de manière frontale vers l’ouest, provoquant soulèvement et migration du volcanisme andésitique. Depuis quelques millions d’années, des contraintes compressives se sont amorcées et dominent désormais à l’intérieur de l’arc japonais. Elles conduisent à un raccourcissement est-ouest, qui amorce la fermeture de la mer du Japon (carte 2-5). L’axe des contraintes est localisé au large de Hokkaidô, mais passe sur terre dans le Tôhoku, associés à une ligne de reliefs qui culminent à 2038 m avec le mont Iwate. À Hokkaidô, la chaîne d’Hidaka résulte de déformations quaternaires plus localisées, résultat de la collision de l’arc des Kouriles avec celui du Japon.

Au sud de l’archipel, la plaque Philippines passe sous la frange eurasiatique. Sa bordure occidentale subduit sous les Ryûkyû, tandis que sa bordure orientale porte l’arc d’Izu, sous lequel plonge la plaque pacifique. L’arc d’Izu est en collision au nord avec l’arc du Japon : il forme un poinçon au SE d’Honshû autour de la péninsule d’Izu. C’est la région la plus complexe, à l’intersection de deux subductions et d’une collision terrestre inter-arc, au pied de laquelle s’est développé le volcanisme du Fuji-san et d’Hakone. La plaque Philippines localement déformée a provoqué la surrection de blocs crustaux de l’arc d’Izu en s’enfonçant. Ces portions de croûte supérieure composée de matériaux volcaniques, surmontés de sédiments qui remplissaient la fosse ont ainsi formé la péninsule d’Izu, au sud du mont Fuji et du massif volcanique d’Hakone.

Figure 2-1 – Différenciation de la subduction du nord au sud de l’archipel et évolution depuis le rifting de la mer du Japon
Figure 2-1 – Différenciation de la subduction du nord au sud de l’archipel et évolution depuis le rifting de la mer du Japon

Sources : d’après Jolivet & Tamaki (1992), in dossier « géomanips » CNRS119

Le Kansai, région dépourvue de volcanisme récent, correspond à la transition entre la compression de l’arc japonais (au nord) et des cisaillements. Ce changement de style correspond au passage à une subduction oblique de la plaque Philippines, et qui constitue la « ligne tectonique médiane » (MTL) étirée perpendiculairement à la Fossa Magna jusqu’à Kyûshû. Enfin dans le prolongement occidental de cette MTL, la tectonique de l’arc japonais devient extensive, et s’ouvre d’abord en un fossé au centre de Kyûshû (qui porte les zones volcaniques de Beppu 別府市, de l’Aso-san et de l’Unzen) puis en un bassin d’arrière arc dans les Ryûkyû.

Ainsi, l’existence d’une subduction hétérogène du nord au sud explique les variations de répartition du volcanisme en surface, organisé en plusieurs arcs distincts, de direction parallèle aux fosses de subduction. La carte 2-6 fait en effet apparaître celui des Kouriles (incluant une large moitié orientale de Hokkaidô), de Honshû (« arc japonais », nord et sud) et d’Izu-Ogasawara et des Ryûkyû (incluant le sud Kyûshû). Les volcans d’un arc tendent à s’organiser en alignements plus ou moins réguliers (Tôhoku, arcs insulaires du sud). La forme d’ensemble arquée s’explique tout simplement par la géométrie de l’intersection entre la plaque subduite (assimilable à un plan) et une sphère (le géoïde). Dans les secteurs de jointure très fracturés, lorsque la subduction est oblique et compliquée par une collision d’arcs comme au centre du Japon (Chûbu) ou à Hokkaidô, la répartition devient plus confuse.

En coupe, seule la partie interne des arcs, en arrière du front de subduction, est volcanique et active : La partie frontale ou avant-arc, elle, est constituée de socle et de laves de la première heure (prisme d’accrétion et son prolongement, formant la bordure de la fosse de subduction).

Carte 2-5 – Grandes lignes de la tectonique quaternaire
Carte 2-5 – Grandes lignes de la tectonique quaternaire

D’après Mazotti (1999)

Carte 2-6 – Les grandes divisions structurales
Carte 2-6 – Les grandes divisions structurales

Source : Nakamura et al. (2005)

La forme arquée des alignements volcaniques de l’archipel japonais pourrait s’expliquer par des raisons géométriques : ce tracé incurvé correspond à l’intersection d’une plaque, assimilable à un plan, dans une sphère, d’où la convexité systématiquement tournée vers la fosse de subduction à l’échelle du millier de kilomètres. D’autres facteurs comme l’épaisseur, l’inclinaison, l’âge ou la vitesse de la plaque jouent un rôle déterminant dans la répartition du volcanisme en surface ; ces facteurs sont d’ailleurs souvent corrélés entre eux. Plus la plaque océanique est âgée, plus elle est dense et lourde, et plus elle tend à plonger rapidement et avec un angle prononcé. La largeur de la zone volcanisée est inversement proportionnelle à l’angle de la subduction (qui indique si la plaque plonge progressivement ou au contraire brutalement dans le manteau), car les volcans se situent en moyenne à 110 km au dessus du plan de Wadati(Wadachi)-Benioff120.

La carte 2-7, où le volcanisme se superpose au plan de subduction (matérialisé par des isohypses cotées en profondeur), montre bien les variations de l’angle de subduction du nord au sud, comme la corrélation entre la localisation du volcanisme et une profondeur fixe de la plaque subduite. Les volcans resserrés sur l’axe linéaire de l’arc d’Izu traduisent une plongée très forte d’une portion de plaque d’âge ancien (150 Ma121). À Hokkaidô et dans le Tôhoku, au dessus d’une portion de plaque pacifique âgée d’environ 130 Ma et dans un contexte compressif, la plongée est un peu moins raide et le volcanisme se développe en une zone volcanique élargie122.

L’arc du Japon méridional (Chûbu) est par contre peu consistant. Seule une demi-douzaine d’édifices quaternaires est apparue du côté de la mer du Japon, éloignés de 350 à 400 km de la fosse alors que les autres volcans actifs sont à moins de 300, parfois moins de 200 km de la ligne de subduction. Dans cette portion d’arc, deux volcans seulement furent rajoutés à la liste des volcans actifs en 2003. À cet endroit, la partie septentrionale de la plaque Philippines, jeune de 15 à 30 Ma, est subduite selon un angle trop plat pour permettre la fusion du manteau et l’ascension du magma123.

Plus au sud, l’arc des Ryûkyû (qui commence avec les volcans du sud de Kyûshû), en arrière de la partie plus ancienne de la plaque (50-60 Ma), le volcanisme prolifère à nouveau, dans un contexte extensif qui s’accompagne de l’ouverture d’un bassin d’arrière arc. Dans l’arc d’Izu, ce processus de rifting existe aussi mais il est à peine amorcé. Toutes les déformations qui viennent d’être présentées sont géologiquement récentes, tout au plus plio-quaternaires. Elles se développent principalement depuis un à deux millions d’années.

L’intense fragmentation de l’ensemble (plaques et sous plaques, continentales ou océaniques) et l’absence de contexte homogène à l’échelle du pays (subductions variables), y compris dans les types d’arc insulaires (matures ou non) expliquent la grande variété des types d’éruptions, de produits, de dynamismes éruptifs, ainsi que la marque majeure du volcanisme sur les reliefs (volcanisme ancien et actif). Les incroyables contradictions ou désaccords entre les sources consultées témoigne aussi d’une troublante confusion d’échelles : la notion d’arc reste valide à petite échelle, et les conditions de subduction contrôlent l’alignement des volcans et l’explosivité de leurs éruptions. Les configurations locales par contre modifient de mille façons les paramètres d’ensemble, et permettent de rendre compte des cas particuliers qui semblent parfois invalider les modèles.

Carte 2-7 – Volcanisme actif et subduction
Carte 2-7 – Volcanisme actif et subduction

Source : Suzuki (2004), p. 946.

Notes
114.

Cette déformation interne se traduit par des failles actives et des séismes intra-arc (déformations quaternaires, enregistrements sismiques historiques et instrumentaux).

115.

Le modèle NUVEL 1 est un modèle de lithosphère organisée en douze plaques rigides. Le déplacement de ces plaques à la surface de la terre est assimilé à une rotation sur une sphère, définie par un pôle de rotation (pôle eulérien) et une vitesse angulaire. Dans ce modèle, le volume des plaques est constant et il est admis que les pertes par subduction (malaisées à quantifier) sont compensées par la matière produite au niveau des dorsales (mesurable). Ce modèle, modifié depuis, a été présenté par De Mets, C., et al. (1990) : Current plate motions, Geophys. J. Int., 101, 425-478.

116.

Son nom lui a été donné par le géologue allemand qui l’a mise en évidence, Edmund Naumann (1854- 1927), père de la géologie japonaise et instigateur du GSJ (Geological Survey of Japan) ou chishitsu chôsa sôgô sentâ 地質 調査 総合 センター. Kôdansha Encyclopaedia of Japan (2002), édition électronique : http://www.ency-japan.com/.

117.

Apel et al. (2006) donnent un mouvement d’une dizaine de mm/an pour la plaque Amour, et ¼°/Ma pour la plaque Okhotsk. L’individualisation de ces plaques pourrait n’avoir que quelques millions d’années pour Mazzotti (1999).

118.

S. Mazzotti, communication écrite (courriel du 5/IX/2007).

119.

Jolivet L., Tamaki K., (1992) : Neogene kinematics in the Japan Sea region and volcanic activity of the NE-Japan arc, Proc. ODP, Sci. Results, Vol. 127/128, Pt.2, pp. 1311-1331.
http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosgeol/01_decouvrir/02_subduction/04_subduction_plaques/01_terrain/03a.htm

120.

Ce plan est constitué par les hypocentres (foyers) des séismes liés à une subduction, qui sont de plus en plus profonds à mesure que l’on s’éloigne de la fosse, indiquant la position de la plaque subduite dans le manteau supérieur. Ces séismes ne sont pas enregistrés au-delà de 670 km de profondeur. L’étalement des épicentres à la surface renseigne sur l’angle de subduction : celui-ci est d’autant plus élevé que les séismes sont dans une bande étroite. Le lien entre la présence de volcans actifs et une profondeur précise des hypocentres s’expliquerait par les conditions offertes à la fusion mantellique, fonction de la température, donc de la pression et de la profondeur entre autres. L’hypothèse est évoquée par exemple par Tatsumi (2002).

121.

Les âges qui suivent sont approximatifs ; ils ont été mesurés sur un planisphère du plancher océanique réalisé par télédétection. Mueller, R.D., Roest, W.R., Royer, J.-Y., Gahagan, L.M., et Sclater, J.G., A digital age map of the ocean floor. SIO Reference Series 93-30, Scripps Institution of Oceanography. Cf. le site du satellite NOAA : http://www.ngdc.noaa.gov/mgg/fliers/96mgg04.html.

122.

S. Lallemand (2005).

123.

S. Mazzotti, com. personnelle.