La longueur de la durée de retour des éruptions volcaniques, qui dépasse souvent la centaine, voire le millier d’années pour les plus cataclysmiques, rend difficile la mobilisation de l’expérience des catastrophes pour une meilleure prévention. Avant d’appréhender, dans les parties suivantes, les dimensions proprement sociales ou culturelles de la vulnérabilité et la capacité de la société japonaise à se prémunir des catastrophes, il convient d’en analyser les fondements matériels et structuraux. Ce chapitre propose de considérer les localisations, les distances et les concentrations qui structurent la vulnérabilité. Celle-ci naît de la superposition du territoire du volcan, c'est-à-dire l’espace multiscalaire sous la menace des aléas volcaniques, et de celui que se sont appropriés les hommes.
Dans sa thèse sur le Cotopaxi (Équateur), qui formalise une définition et une mesure renouvelée de la vulnérabilité, Robert D’Ercole souhaitait remettre le facteur social au centre des études de risques, pour corriger des approches jusque là polarisées par l’aléa et sa magnitude :
‘« Dans la perspective d’une approche globale du risque et pour toute entreprise de planification préventive destinée à réduire la vulnérabilité des éléments exposés, le fait social doit être considéré au même titre que l’aléa, facteur nécessaire mais non suffisant »134.’Le « fait social » évoqué recouvre « l’ensemble des facteurs de comportements techniques ou humains, intérieurs ou extérieurs à une collectivité donnée, susceptibles de jouer un rôle déterminant lors d’une situation d’urgence »135. L’analyse de D’Ercole est conduite à l’échelle micro, par des enquêtes de perceptions. Elle vise à cartographier des facteurs individuels de vulnérabilité (socioéconomiques, cognitifs et psychologiques). Destinée aux gestionnaires, la typologie, comme la cartographie des facteurs de vulnérabilité, veut servir la gestion sur le terrain en cas de crise. Les facteurs spatiaux ne sont pas absents de l’analyse136, mais restent périphériques : ils se limitent à des points et des lignes, à la distance au volcan Cotopaxi, pondérée par les obstacles visuels, et au moyen de transport (dans le sens où il sous-tend l’existence d’une infrastructure disponible). Cette approche est généralisée à la vulnérabilité urbaine des pays en voie de développement par Thouret et D’Ercole en 1996. Les facteurs géographiques sont relégués au statut de « contingences » (site, situation, lieu d’occurrence) ou de causes momentanées, « conjoncturelles » (dysfonctionnement des réseaux).
Opérant la synthèse des recherches géographiques menée depuis les travaux de D’Ercole, qui associent aux dommages matériels une dimension sociale (la propension à être endommagé), Magali Reghezza (2006) propose une grille de lecture plus complète dans laquelle l’évaluation de la vulnérabilité passe par l’analyse de ses dimensions spatiales137. L’espace apparaît comme une clé de lecture pertinente pour discriminer des formes de vulnérabilité particulières. Son interprétation est influencée par son terrain d’étude, la métropole parisienne, face à un risque particulier, celui de l’inondation. L’attractivité de la ville capitale, le poids des fonctions stratégiques et la mobilité spécifique à la cité macrocéphale en font un cas à part, mais l’importance accordée à la concentration et à la polarité est parfaitement transposable à d’autres risques, d’autres époques138 et adaptable hors du contexte parisien. Au lieu de subdiviser le risque en un couple aléa/vulnérabilité, M. Reghezza propose un découpage hiérarchisé en trois niveaux de risques distincts mais interdépendants : frappé par l’aléa, l’enjeu exposé est endommagé tout d’abord dans sa matérialité, ensuite dans sa structure (organisation), ce qui peut finalement provoquer des dysfonctionnements (dommages fonctionnels). À chaque niveau d’avarie, correspond un type de vulnérabilité, matérielle, structurelle, et fonctionnelle. Le corollaire de ce redécoupage est de pointer les déficiences de la protection contemporaine, focalisée sur les dommages matériels et la reconstruction plutôt que sur le fonctionnement du territoire (La prévention cherche moins à empêcher les « pannes » liées par exemple à l’interruption des transports ou des activités, que l’atteinte aux personnes et aux biens matériels).
Pour traduire ces interconnexions de manière simple et concrète, on peut imaginer les conséquences d’une reprise d’activité du mont Fuji, stratovolcan dont le cratère est situé à cent kilomètres du côté au vent de la capitale Tôkyô, et à une vingtaine de kilomètres de l’axe mégalopolitain du Tôkaidô東海道(Tôkyô – Ôsaka), doté d’une urbanisation quasi-continue et d’axes de communication essentiels (shinkansen 新幹線, autoroute). Face à la menace d’une éruption, la vulnérabilité de l’axe autoroutier et ferroviaire est à la fois matérielle (on peut l’évaluer par le coût de remise en état), structurelle (l’axe est tronqué et il faut utiliser des itinéraires de substitution), et fonctionnelle (des flux quotidiens intenses sont interrompus, ce qui répercute la détérioration à une autre échelle – celle d’une partie du fonctionnement de la capitale). Il n’y a pas nécessairement de lien quantitatif entre les niveaux. Un endommagement matériel limité, comme une pluie de cendres de quelques centimètres d’épaisseur qui ne nécessite qu’un nettoyage de l’infrastructure, peut suffire pour paralyser complètement le trafic et exporter les répercussions aux extrémités du réseau. Inversement, la dernière éruption de Miyake-jima, qui a rendu la moitié de l’île inhabitable, n’a que de faibles contrecoups sur le fonctionnement du département de Tôkyô, dont elle fait pourtant partie.
Pour mettre en évidence les modalités de la vulnérabilité face au risque d’éruption à l’échelle de l’archipel, il est nécessaire de faire appel à cette connexité, au sens où Valérie November le développe dans sa thèse (2002) : l’intervention de réseaux de toutes natures implique que le risque traverse les échelles. L’organisation spatiale du Japon impose aussi de tenir compte de la configuration particulière induite par la fragmentation insulaire, c’est à dire des effets de site, qui sont l’expression de la contiguité. V. November rejette pourtant cette forme de relation territoriale pour les risques urbains qu’elle étudie, mais dans le cas du risque volcanique japonais du moins, les processus de diffusion, de concentration, la distance (et son corollaire, l’accessibilité) sont essentiels pour mettre en évidence la manière dont la vulnérabilité est organisée. En cas d’éruption, aléa impondérable, le seul dilemme des riverains est souvent de rester exposé à la menace ou d’évacuer sans savoir précisément combien de temps. En conséquence, la densité de peuplement, la distance à parcourir pour évacuer en sécurité conditionnent la vulnérabilité. Cette évacuation, lorsqu’elle se prolonge, est aussi une catastrophe en soi, puisqu’elle peut interrompre durablement le fonctionnement habituel d’un territoire, à commencer par les opérations de base : habiter, circuler, travailler.
Ce chapitre présentera une vulnérabilité qui n’est ni uniforme dans l’espace ni stable dans le temps. Les formes d’occupation concrète des abords des volcans de l’archipel opposent les régions du Hondo, où les volcans font souvent partie de parcs naturels, et les îles éloignées, dont les conditions d’accessibilité et la taille réduite font des cas particuliers. À cette diversité spatiale qui place dos à dos le « centre » du Japon et ses périphéries s’ajoutent des facteurs de divergence liés à la transformation de l’occupation et de l’utilisation du territoire. Ceux-ci, abordés dans un second temps, contribuent à accroitre, ou au contraire à atténuer la vulnérabilité, notamment à travers l’évolution de la densité démographique et de la mobilité de la population. À plus grande échelle de temps, la saisonnalité de certaines pratiques peut contribuer à accroître temporairement la vulnérabilité de certains lieux.
D’Ercole (1991), p. 23.
Ibid.
Ibid., p. 279 par exemple.
Cf. en particulier les pages 221 à 255. L’espace pris en compte est ponctuel, linéaire et aussi zonal. Il est aussi réticulaire, dans le sens où l’approche par la connexité met en relation des espaces emboîtés ou distants.
Cf. Reghezza &Meschinet de Richemond, travaux à paraître.